XVII

Mais le caissier du Crédit mutuel ne ménageait aux siens aucune surprise nouvelle. Si les moyens différaient, c’était toujours le même but qu’il poursuivait avec une ténacité d’insecte. Où les rigueurs avaient échoué, il pensait réussir par la douceur, et voilà tout.

Seulement, il était trop neuf à ce rôle d’hypocrites mansuétudes, pour tromper personne. À tout moment se dénouait son masque de souriante débonnaireté. La griffe perçait sous son patelinage, et sa voix tremblait de colère contenue au plus attendrissant de ses phrases mielleuses.

Il se berçait, d’ailleurs, d’étranges illusions.

Parce que quarante-huit heures durant il avait joué au bonhomme, parce qu’un dimanche il avait conduit sa femme et sa fille en voiture au bois de Vincennes, parce qu’il avait donné à Maxence un billet de cent francs, il s’imaginait que c’était fini, et que le passé était effacé, oublié, pardonné.

Et attirant Gilberte sur ses genoux :

– Eh bien ! fillette, disait-il, tu vois que je ne t’importune plus, et que je te laisse bien libre !… Je suis plus raisonnable que toi !

Mais, d’un autre côté, et selon une expression qui lui échappa plus tard, il essayait de tourner l’ennemi.

Il faisait tout pour répandre et accréditer dans le quartier le bruit du mariage de Mlle Gilberte avec un financier colossalement riche, ce jeune homme si élégant qu’on voyait venir dans un coupé à deux chevaux. Et Mme Favoral ne pouvait plus entrer chez un fournisseur sans qu’on la complimentât, à mots couverts, d’avoir trouvé, pour sa fille, un si magnifique établissement.

On devait en parler bien haut, puisque l’écho des cancans arriva jusqu’aux oreilles distraites du signor Gismondo Pulci.

Un jour, interrompant brusquement la leçon :

– Vous vous mariez, signora ? demanda-t-il.

La jeune fille tressaillit.

Ce qu’avait appris le vieil Italien, il ne tarderait pas à l’apprendre à Marius. Il était donc urgent de le détromper.

– Il a, en effet, été question d’un mariage, cher maëstro, répondit-elle.

– Ah ! ah !

– Seulement mon père ne m’avait pas consultée. Ce mariage, je vous le jure, n’aura pas lieu.

Elle s’exprimait d’un ton de si ardente conviction que le bonhomme en était tout ébahi, ne soupçonnant guère que ce n’était pas à lui que s’adressait ce désaveu si énergique.

– Ma destinée est irrévocablement fixée, ajouta Mlle Gilberte. Je ne consulterai, pour me marier, que les inspirations de mon cœur.

Cependant, c’était contre elle comme une conjuration. M. Favoral avait réussi à intéresser au succès de ses desseins ses hôtes habituels, non M. et Mme Desclavettes, séduits dès le premier soir, mais M. Chapelain et le papa Desormeaux lui-même. De sorte que c’était à qui prétendrait faire entendre raison à cette « chère enfant, » et l’éclairer de ses conseils.

– Il faut, disait-elle à son frère, que notre père ait, à cette alliance, un intérêt bien plus considérable encore qu’il ne l’a laissé entrevoir.

C’était absolument l’avis de Maxence.

– Il faut aussi, ajoutait-il, que notre père soit furieusement riche. Car, ne t’y trompe pas, ce n’est pas uniquement pour tes yeux bleus, que ce Costeclar s’obstine à venir ici deux fois la semaine, empocher une nouvelle avanie. Quelle dot énorme espère-t-il donc ? Je veux lui parler, moi, et tâcher de voir le fond de son sac.

Mais la confiance de Mlle Gilberte était médiocre en la diplomatie de son frère.

– De grâce, suppliait-elle, ne te mêle pas de cette affaire.

– Si, si, ne crains rien, je serai prudent.

Sa résolution prise, Maxence se mit en sentinelle, et dès le surlendemain, au moment où M. Costeclar descendait de voiture devant la porte, il alla droit à lui :

– J’aurais à vous parler, monsieur, dit-il.

Si maître de soi que fût le brillant financier, il dissimula mal une surprise qui ressemblait fort à une légère frayeur.

– Je monte chez vos parents, monsieur, répondit-il, et en attendant votre père, avec lequel j’ai rendez-vous, je suis tout à vos ordres…

– Non, interrompit Maxence, ce que j’ai à vous dire ne doit être entendu que de vous seul. Il est, ici près, un endroit où nous ne serons pas interrompus…

Et il entraîna M. Costeclar jusqu’à la place Royale.

Une fois là :

– Vous tenez beaucoup à épouser ma sœur, monsieur… commença-t-il.

Pendant le trajet, M. Costeclar s’était remis. Il avait recouvré son assurance. Toisant Maxence d’un regard fort peu amical :

– C’est mon plus ardent et mon plus cher désir, monsieur, répondit-il.

– Soit. Mais vous avez dû voir le peu de succès, pour ne pas dire plus, de vos assiduités…

– Hélas !

– Et peut-être jugerez-vous comme moi qu’il serait d’un galant homme de se retirer devant des… répugnances si positives.

Un mauvais sourire errait sur les lèvres blêmes de M. Costeclar.

– Est-ce mademoiselle votre sœur, monsieur, interrogea-t-il, qui vous a chargé de cette communication ?

– Non, monsieur.

– Connaissez-vous à mademoiselle votre sœur une inclination qui soit un obstacle à la réalisation de mes espérances ?

– Monsieur !…

– Permettez !… Ce que je dis là n’a rien d’offensant. Il se pourrait fort bien qu’avant le jour où j’ai eu l’honneur de lui être présenté, mademoiselle votre sœur eût déjà fixé son choix.

Il parlait si haut que Maxence, vivement, jeta les yeux autour de lui, pour voir s’il n’était personne à portée d’entendre. Il n’aperçut qu’un jeune homme que semblait absorber la lecture d’un journal.

– Enfin, monsieur, reprit-il, que répondriez-vous, si moi, le frère de la jeune fille que vous prétendez épouser malgré elle, je vous sommais de cesser vos assiduités.

Cérémonieusement, M. Costeclar s’inclina.

– Je vous répondrai, monsieur, prononça-t-il, que l’assentiment de votre père me suffit. Ma recherche n’a rien que d’honorable. Il se peut que j’aie déplu à mademoiselle votre sœur ; c’est un malheur, mais il n’est pas irréparable. Quand elle me connaîtra mieux, j’ose espérer qu’elle reviendra sur d’injustes préventions. Je persisterai donc.

Maxence n’insista pas. Si irrité qu’il fût du sang-froid de M. Costeclar, il n’entrait pas dans ses vues de pousser plus loin.

– Il sera toujours temps, pensait-il, de recourir aux grands moyens.

Mais en rapportant à Mlle Gilberte cette conversation :

– Il est clair, disait-il, qu’il y a entre notre père et cet homme une communauté d’intérêts dont le sens m’échappe. Quelles affaires brassent-ils ensemble ? En quoi ton mariage peut-il les servir ou leur nuire ? Il faudrait voir, s’informer, tâcher de découvrir ce qu’est au juste ce Costeclar, que Dieu confonde !

Il se mit en campagne le jour même, et n’eut pas beaucoup à courir.

M. Costeclar était une de ces personnalités qui ne s’épanouissent qu’à Paris, qui ne se rencontrent qu’à Paris, non plus que les chevaux de fiacre et les demoiselles à chignon jaune.

Il connaissait tout le monde, et tout le monde le connaissait.

Il était bien connu à la Bourse et au passage de l’Opéra, dans tous les grands restaurants dont il tutoyait les garçons, au contrôle des théâtres, à toutes les agences de poules, et au Cercle Européen, autrement dit Club des Nomades dont il faisait partie.

Il s’occupait d’opérations de Bourse, c’était sûr. On le disait intéressé pour un tiers dans une charge d’agent de change. Il faisait beaucoup d’affaires avec M. Jottras de la maison Jottras et frère, et avec M. Saint-Pavin, le directeur d’un journal très-répandu : Le Pilote financier.

Ah ! on savait encore qu’il avait, rue Vivienne, un magnifique appartement, et qu’il avait successivement honoré de sa libérale protection Mlle Sydney, des Variétés, et Mme Jenny Fancy, une dame d’un certain âge déjà, mais posée de telle sorte qu’elle rendait à ses amants en notoriété, ce qu’ils lui donnaient en bon argent.

Voilà ce que Maxence apprit du premier coup. Quant à des détails plus précis, impossible d’en obtenir. À ses questions pressantes sur les antécédents de M. Costeclar :

– C’est un fort honnête homme, répondaient les uns.

– C’est un simple faiseur, affirmaient les autres.

Mais tous s’accordaient à dire que c’était un « malin » qui ferait « son affaire, » et qui la ferait sans passer par la police correctionnelle…

Comment notre père et un tel homme peuvent-ils être si intimement liés ? se demandaient Maxence et sa sœur.

Et ils se perdaient en conjectures, lorsque tout à coup, et à une heure où jamais il ne mettait les pieds chez lui, M. Favoral parut.

Jetant une lettre sur les genoux de sa fille :

– Voilà ce que je reçois de Costeclar, dit-il d’une voix rauque. Lis.

Elle lut :

« Permettez-moi, cher ami, de vous rendre votre parole. Par suite de circonstances absolument indépendantes de ma volonté, je me vois contraint de renoncer à l’honneur d’entrer dans votre famille. »

Qu’était-il arrivé ?

Debout, au milieu du salon, le caissier du Crédit mutuel tenait, courbés sous son regard, sa femme et ses enfants, Mme Favoral toute frissonnante, Maxence, dont la stupeur écarquillait les yeux, et Mlle Gilberte, qui n’avait pas trop de toute sa volonté pour comprimer l’explosion d’une joie immense.

Tout, en M. Favoral, cependant, trahissait bien plus l’effarement d’un désastre que la rage d’une déception.

Jamais sa famille ne l’avait vu ainsi, blême, la cravate dénouée, les cheveux collés aux tempes par la sueur…

– M’expliquerez-vous cette lettre ? demanda-t-il enfin.

Et comme personne ne répondait, il la reprit, cette lettre, sur la table où Mlle Gilberte l’avait posée, et il se mit à la relire, scandant chaque syllabe, comme s’il eût espéré découvrir à chaque mot une signification cachée.

– Qu’avez-vous dit à Costeclar, reprit-il, que lui avez-vous fait pour lui inspirer une telle détermination ?

– Rien, répondirent Maxence et Mlle Gilberte.

L’espoir d’être enfin délivrée de cet homme donnait presque du courage à Mme Favoral.

– Il a sans doute compris, fit-elle timidement, qu’il ne triompherait pas des répugnances de notre fille…

Mais son mari l’interrompit.

– Non ! prononça-t-il. Costeclar n’est pas un garçon à se préoccuper des caprices ridicules d’une petite fille. Il y a autre chose, mais quoi ? Voyons, si vous le savez, les uns ou les autres, si vous le soupçonnez seulement, dites, parlez !… Vous devez bien voir que mon anxiété est affreuse.

C’était la première fois qu’il laissait ainsi paraître quelque chose de ce qui se passait en lui ; la première fois qu’il se plaignait.

– Il n’y a que M. Costeclar, mon père, dit Mlle Gilberte, qui puisse vous donner les explications que vous nous demandez.

D’un geste découragé, le caissier du Crédit mutuel branlait la tête.

– Crois-tu donc, répondit-il, que je ne l’ai pas déjà interrogé ? C’est en arrivant au bureau, ce matin, que j’ai trouvé sa lettre. Aussitôt, j’ai couru chez lui, rue Vivienne. Il venait de sortir, et c’est en vain que je suis allé le demander chez Jottras et au Pilote financier. Ce n’est qu’à la Bourse, après trois heures de courses, que je l’ai rejoint. Mais je n’ai obtenu de lui que des réponses évasives et des explications qui n’en sont pas. Parbleu ! il n’a pas manqué de me dire que, s’il se retire, c’est qu’il est désespéré des rigueurs de Gilberte.

Mais ce n’est pas vrai, je le sais, j’en suis sûr, je l’ai lu dans ses yeux. Deux fois il a remué les lèvres comme pour tout avouer… et puis, rien, il s’est tu. Et plus j’insistais, et plus il me semblait mal à l’aise, embarrassé, inquiet, ému ; plus il me faisait l’effet d’un homme sous le coup de menaces qu’il n’ose pas braver…

Il dardait sur ses enfants un de ces regards obstinés qui cherchent la vérité au fond des consciences.

– Si c’est vous qui l’avez éloigné, reprit-il, avouez-le moi franchement, et je vous jure de ne pas vous adresser un reproche.

– Ce n’est pas nous.

– Vous ne l’avez pas menacé ?

– Non !

M. Favoral paraissait atterré.

– Vous me trompez sans doute, dit-il, et je le souhaite. Malheureux ! vous ne savez pas ce que peut vous coûter cette rupture !

Et, au lieu de retourner à son bureau, il alla s’enfermer dans cette petite pièce qu’il appelait son cabinet de travail. Et il n’en sortit qu’à cinq heures, tenant sous le bras une liasse énorme de papiers et disant qu’il était inutile de l’attendre pour dîner, qu’il ne rentrerait que fort avant dans la nuit, si même il rentrait, forcé qu’il allait être de regagner sa journée perdue.

– Qu’a votre père, mes pauvres enfants ? s’écria Mme Favoral, jamais je ne l’ai vu ainsi.

– Eh ! répondit Maxence, la rupture de Costeclar fait sans doute manquer quelque combinaison !

Mais cette explication ne le contentait pas plus qu’elle ne satisfaisait sa mère. Lui aussi, il se sentait le cœur serré par l’appréhension vague de quelque malheur. Mais lequel ? Tous les éléments faisaient défaut à ses conjectures. Non plus que sa mère, il ne savait rien des affaires du caissier du Crédit mutuel, de ses relations, de ses intérêts, de sa vie même, hors de la maison.

Et la mère et le fils se perdaient en suppositions aussi vaines que s’ils eussent cherché la solution d’un problème sans en posséder les termes.

D’un mot, Mlle Gilberte eût pu, croyait-elle, les éclairer.

À la sûreté du coup, à la foudroyante promptitude du résultat, elle pensait reconnaître Marius de Trégars.

Elle reconnaissait l’homme qui ne parle pas, qui agit.

Informé de ce qui se passait, il était allé droit à M. Costeclar, et de gré, ou de force, il lui avait arraché la promesse de se retirer d’abord, puis le serment de garder le secret du motif de sa retraite.

Et l’orgueil de la jeune fille se délectait de cette victoire, de cette preuve d’énergie puissante de l’homme qu’à l’insu de tous elle avait choisi. Elle se plaisait à se représenter Marius de Trégars et M. Costeclar en présence, l’un impérieux et hautain, autant qu’elle l’avait vu tremblant et ému, l’autre plus humble encore qu’il n’était arrogant près d’elle.

– Ce qui est sûr, se répétait-elle, c’est que je suis sauvée !

Et elle eût voulu être au lendemain, pour annoncer son bonheur au très-involontaire et très-inconscient complice de Marius, le digne maëstro Gismondo Pulci.

Le lendemain, M. Favoral semblait avoir pris son parti de l’écroulement de ses projets, et le samedi suivant, c’est du ton de la plaisanterie qu’il racontait que Mlle Gilberte l’emportait et qu’elle avait trouvé le moyen de congédier son amoureux.

Mais si on l’observait attentivement, on découvrait en lui les symptômes de soucis dévorants. Des rides profondes se creusaient le long de ses tempes, ses yeux se cernaient ; une continuelle tension d’esprit contractait ses traits. Souvent, pendant le dîner, il demeurait des minutes entières immobile, la fourchette en l’air, puis il murmurait :

– Comment cela va-t-il finir ?

Parfois, le matin, avant son départ pour le bureau, M. Jottras, de la maison Jottras et frère, et M. Saint-Pavin, le directeur du Pilote financier, le venaient visiter. Ils s’enfermaient et restaient des heures en conférence, parlant si bas qu’on n’entendait même pas un vague murmure à travers la porte.

– Votre père a de graves sujets d’inquiétude, mes enfants, disait Mme Favoral, vous pouvez me croire, moi qui depuis vingt ans épie notre sort sur sa physionomie.

Mais les événements politiques suffisaient à expliquer toutes les inquiétudes.

On entrait dans la seconde semaine de juillet 1870, et les destinées de la France se jouaient comme aux dés entre quelques incapacités présomptueuses.

Était-ce la guerre avec la Prusse, ou la paix, qui allait sortir des complications d’une politique puérilement astucieuse ?

Les bruits les plus contradictoires imprimaient chaque jour à la Bourse des oscillations furieuses, dont l’imprévu faisait crouler les fortunes les mieux assises. Quelques paroles prononcées dans un couloir par Émile Olivier avaient enrichi une douzaine de gros joueurs, mais en avaient ruiné cinq cents petits. De tous côtés, le crédit craquait.

Jusqu’à ce qu’un soir en rentrant :

– C’est décidé, dit M. Favoral, la guerre est déclarée.

Ce n’était que trop réel, et nul alors en France ne redoutait la guerre. On avait tant exalté l’armée française, on avait tant répété qu’elle était invincible, que nul, dans le public, ne mettait en doute une série de victoires foudroyantes.

Hélas ! le premier télégramme qui parvint à Paris annonçait une défaite. On n’y voulait pas croire. Il fallut bien se rendre à l’évidence. Les soldats avaient su mourir, mais les chefs n’avaient pas su commander.

Et de ce moment, avec une rapidité vertigineuse, de jour en jour, d’heure en heure, plutôt, les nouvelles fatales se succédèrent.

Comme un fleuve qui rompt ses digues, la Prusse se ruait sur la France. Bazaine était cerné sous Metz, et la capitulation de Sedan mettait le comble à tant de désastres.

Enfin, le 4 septembre, la République fut proclamée.

Le 5, quand le signor Gismondo Pulci se présenta rue Saint-Gilles pour donner sa leçon, il avait la figure à ce point bouleversée, que Mlle Gilberte ne put s’empêcher de lui demander ce qu’il avait.

Il se dressa, sur cette question, et menaçant le ciel de son poing crispé :

– J’ai, répondit-il, que l’implacable fatalité ne se lasse pas de me persécuter ! J’avais surmonté tous les obstacles, j’étais heureux, j’entrevoyais un avenir de fortune et de gloire, j’y touchais, l’affreuse guerre éclate !…

Pour le digne maëstro, l’épouvantable catastrophe n’était évidemment qu’un nouveau caprice de sa destinée, à lui.

– Que vous arrive-t-il ? demanda la jeune fille réprimant un sourire.

– Il m’arrive, signora, que je perds mon élève bien-aimé. Il m’abandonne, il me fuit. C’est en vain que je me suis jeté à ses pieds, mes larmes n’ont pu le retenir. Il va se battre, il part, il est soldat !…

Alors il fut donné à Mlle Gilberte de voir clair en son âme. Alors elle comprit combien absolument elle s’était livrée, et à quel point elle avait cessé de s’appartenir.

Sa sensation fut atroce, telle que si tout son sang se fût écoulé soudainement par ses artères ouvertes.

Elle pâlit, ses dents se choquèrent et elle parut si près de se trouver mal, que le signor Pulci bondit jusqu’à la porte, en criant :

– À moi ! au secours ! Elle se meurt !…

Épouvantée, Mme Favoral accourait.

Mais déjà, grâce à une toute-puissante projection de volonté, la jeune fille avait réussi à se remettre, et souriant d’un pâle sourire :

– Ce n’est rien, maman, dit-elle… Une douleur soudaine… au cœur ; déjà elle est passée.

Le digne maëstro s’arrachait les cheveux. Attirant Mme Favoral dans l’embrasure de la croisée :

– C’est moi, disait-il, qui, par l’aveu de mes malheurs inouïs, l’ai ainsi bouleversée. Monstrueux égoïste, je n’ai pas su ménager son exquise sensibilité.

Elle n’en voulut pas moins prendre sa leçon comme d’ordinaire, et elle recouvra assez de sang-froid pour faire causer encore le signor Gismondo, et en obtenir tout ce que lui avait confié cet élève qu’il regrettait tant.

C’était peu de chose. Il savait que son élève était allé, comme le premier venu, rue du Cherche-Midi, qu’il y avait signé un engagement, et qu’on lui avait donné une feuille de route pour rejoindre un régiment en formation aux environs de Tours.

De sorte qu’en se retirant :

– Ce ne sera rien, dit l’excellent maëstro à Mme Favoral, la signora est tout à fait remise, et gaie comme un pinson.

Enfermée dans sa chambre, la signora pleurait à chaudes larmes.

Elle essayait de se raisonner et n’y pouvait parvenir. Jamais l’étrangeté de sa situation ne lui était si nettement apparue. Elle se répétait avec un réel effroi qu’il y avait de la folie, dans ce fait de s’être ainsi attachée à un inconnu, et que pareille chose ne s’était jamais vue. Elle se demandait comment elle avait pu se laisser envahir par ce grand amour, qui était devenu sa vie même… À quoi bon ! Il ne dépendait plus d’elle que ce qui était ne fût pas.

Et songeant que Marius de Trégars allait quitter Paris, être soldat, se battre, mourir peut-être, elle se sentait prise de vertige et elle n’apercevait plus autour d’elle que le vide, le désespoir, le néant.

Mais plus elle réfléchissait, moins elle s’expliquait que Marius s’en fût remis au seul hasard des bavardages du signor Pulci pour lui faire connaître sa détermination.

– C’est inadmissible, pensait-elle. Il est impossible qu’avant de s’éloigner il ne cherche pas à me voir.

Et bien pénétrée de cette idée, elle essuya ses yeux et alla s’établir près d’une fenêtre ouverte du salon, toute occupée, en apparence, d’un ouvrage de tapisserie, concentrant, en réalité, toute son attention sur la rue.

Les passants y étaient bien plus nombreux que de coutume. Les derniers événements avaient remué Paris jusqu’en ses plus sombres profondeurs, et, comme des flancs d’un volcan en travail, toutes les scories sociales montaient à la surface. Des gens d’allure inquiétante sortaient des maisons et vaguaient par la ville. Tous les ateliers étaient abandonnés, et les gens erraient à l’aventure, la stupeur ou l’effroi peints sur le visage.

Mais c’est en vain que parmi cette foule, Mlle Gilberte cherchait celui qu’elle espérait. Les heures s’écoulaient, et le découragement la gagnait, quand tout à coup, vers la brune, au détour de la rue de Turenne…

– C’est lui !… cria une voix au-dedans d’elle-même.

C’était M. de Trégars, en effet. Il se dirigeait vers le boulevard Beaumarchais, lentement, les yeux levés…

Palpitante, la jeune fille se dressa. Elle était dans une de ces crises où le sang qui afflue au cerveau étouffe tout calcul. Inconsciente, en quelque sorte, de ses actes, elle se pencha sur l’appui de la fenêtre, et adressa à Marius un signe qu’il comprit bien, et qui lui disait : « Attendez, je descends. »

– Où vas-tu ? chère fille, demanda Mme Favoral, en voyant Mlle Gilberte mettre son chapeau.

– Jusque chez la mercière, maman, chercher une nuance qui me manque…

Mlle Gilberte ne sortait pas seule, mais il lui arrivait assez souvent de descendre dans le quartier, pour quelque petite commission.

– Veux-tu que la bonne t’accompagne ? fit Mme Favoral.

– Oh ! ce n’est pas la peine.

Elle s’élança dans l’escalier et une fois dehors, sans souci des regards qui peut-être l’épiaient, elle marcha droit à M. de Trégars, qu’elle apercevait arrêté au coin de la rue des Minimes.

– Vous partez ? lui dit-elle en l’abordant.

Elle était trop émue pour discerner son émotion, à lui, bien évidente, cependant.

– Il le faut ! répondit-il.

– Oh !…

– Quand la France est envahie, la place d’un homme de mon nom est où l’on se bat.

– Mais on se battra à Paris.

– Paris a quatre fois plus de défenseurs qu’il n’en faut. C’est au dehors que les soldats manqueront.

Ils s’en allaient à petits pas en parlant ainsi, le long de la rue des Minimes, une des rues les plus solitaires qui soient à Paris, et on n’y voyait à cette heure que cinq ou six soldats qui causaient, assis devant la porte de la caserne.

– Si pourtant je vous priais de ne pas partir, reprit Mlle Gilberte, si je vous suppliais… Marius ?…

– Je resterais, répondit-il d’une voix troublée, mais ce serait trahir mon devoir et manquer à l’honneur, et le remords pèserait sur notre vie tout entière… Maintenant, commandez, j’obéirai…

Ils s’étaient arrêtés, et jamais à les voir ainsi debout, l’un près de l’autre, affectueux, familiers, jamais on n’eût voulu croire qu’ils s’adressaient la parole pour la première fois. Ils ne s’en apercevaient pas, tant l’imagination toute-puissante faisant son œuvre, ils en étaient arrivés, en dépit de l’absence, à l’entente de l’intimité.

Après un moment de douloureuse réflexion :

– Je ne vous demande plus de rester, Marius, prononça la jeune fille.

Il lui prit la main, et la portant à ses lèvres :

– Ah ! je n’attendais pas moins de votre courage, s’écria-t-il, ivre d’amour.

Mais il se maîtrisa, et d’un ton plus calme :

– Grâce à l’indiscrétion de Pulci, reprit-il, j’espérais vous apercevoir, mais non avoir le bonheur de vous parler… Je vous ai écrit…

Il tira de sa poche une large enveloppe, et la remettant à Mlle Gilberte :

– Voici la lettre que je vous destinais, poursuivit-il. Elle en renferme une seconde, que je vous prie de conserver soigneusement, et de n’ouvrir que si je ne revenais pas. Je vous laisse, à Paris, un ami dévoué, le comte de Villegré. Quoi qu’il vous arrive, adressez-vous à lui en toute confiance comme à moi-même…

Toute chancelante, Mlle Gilberte s’appuyait au mur.

– Quand partez-vous ? interrogea-t-elle.

– Ce soir même… D’un moment à l’autre les communications peuvent être interrompues.

Admirable de douleur, mais aussi d’énergie, la pauvre jeune fille se redressa.

– Partez donc, lui dit-elle, ô mon unique ami, partez, puisque l’honneur commande… Mais n’oubliez pas que ce n’est pas votre vie seule que vous allez risquer…

Et craignant d’éclater en sanglots, elle s’enfuit, et arriva rue Saint-Gilles, quelques instants seulement avant son père, qui était allé aux nouvelles.

Celles qu’il avait recueillies étaient sinistres.

De même que la marée montante, les Prussiens s’étendaient et approchaient, lentement, mais incessamment. On comptait leurs étapes, on pouvait dire le jour et l’heure où leur flot viendrait battre les murs de Paris.

Aussi était-ce à tous les chemins de fer un prodigieux entassement de gens qui voulaient partir à tout prix, n’importe comment ; dans le wagon des bagages, au besoin, et qui, certes, ne partaient pas comme Marius de Trégars pour courir à l’ennemi.

L’un après l’autre, M. Favoral avait vu s’envoler presque tous les gens qu’il connaissait.

Le baron, la baronne de Thaller et leur fille étaient allés s’installer en Suisse. M. Costeclar visitait la Belgique. L’aîné des MM. Jottras achetait en Angleterre des fusils et des cartouches. Et si le plus jeune des MM. Jottras et M. Saint-Pavin du Pilote financier restaient à Paris, c’est que la galante influence d’une dame dont ils taisaient le nom leur avait fait obtenir du gouvernement des marchés avantageux.

Aussi les perplexités du caissier du Crédit mutuel étaient grandes. Le jour du départ du baron et de la baronne de Thaller :

– Prépare nos malles, commanda-t-il à sa femme, la Bourse va fermer, le Crédit mutuel se passera bien de moi…

Mais le lendemain ses indécisions le reprirent. Ce que Mlle Gilberte croyait deviner, c’est qu’il mourait d’envie de partir seul, sans sa famille, et qu’il n’osait. Il hésita si bien qu’un beau soir :

– Tu peux défaire les malles, dit-il à sa femme. Paris est bloqué, on ne sort plus.

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