Mlle Gilberte était loin déjà, que Marius de Trégars demeurait encore immobile, à l’angle du trottoir, la suivant des yeux, dans la nuit.
Elle se hâtait, trébuchant sur les pavés inégaux de la chaussée.
Quittant Marius, elle retombait sur terre, de toutes les hauteurs du rêve, l’illusion décevante s’évanouissait, et rentrée dans le domaine de la triste réalité, l’inquiétude la poignait.
Depuis combien de temps était-elle dehors ? Elle l’ignorait ; et il lui était impossible de s’en rendre compte. Mais il se faisait tard, évidemment, les boutiques se fermaient.
Cependant, elle arrivait à la maison paternelle. Se reculant, elle leva la tête. Les fenêtres du salon étaient éclairées.
– Ma mère est de retour ! se dit-elle avec une horrible trépidation intérieure.
Elle ne s’en dépêcha pas moins de monter, et juste comme elle arrivait sur le palier, Mme Favoral ouvrait la porte de l’appartement, se disposant à descendre.
– Enfin, tu m’es rendue ! s’écria la pauvre mère, dont cette seule exclamation trahissait les sinistres appréhensions. Je sortais, j’allais te chercher, au hasard, je ne sais où, par les rues…
Et attirant sa fille dans le salon, et la serrant entre ses bras, avec une tendresse convulsive :
– Où étais-tu ? interrogea-t-elle. D’où viens-tu ! Sais-tu qu’il est plus de neuf heures ?…
Tel avait été, pendant toute cette soirée, le trouble de Mlle Gilberte, qu’elle n’avait pas même songé à chercher un prétexte pour justifier son absence. Maintenant il était trop tard. Quelle explication, d’ailleurs, eût paru plausible ?
Au lieu de répondre :
– Eh ! chère mère, fit-elle, avec un sourire contraint, est-ce qu’il ne m’est pas arrivé vingt fois de descendre ainsi dans le quartier !
Mais c’en était fait de la confiante crédulité de Mme Favoral.
– Si j’ai été aveugle, Gilberte, interrompit-elle, mes yeux cette fois s’ouvrent à l’évidence. Il y a dans ta vie un mystère, quelque chose d’extraordinaire que je n’ose m’expliquer.
La jeune fille se redressa, et plongeant dans les yeux de sa mère son beau regard clair :
– Me soupçonnerais-tu donc de quelque chose de mal ? s’écria-t-elle.
Du geste, Mme Favoral l’arrêta.
– Une jeune fille qui se cache de sa mère fait toujours mal, prononça-t-elle. Il y a longtemps que pour la première fois j’ai eu le pressentiment que tu te cachais de moi. Mais quand je t’ai interrogée, tu as réussi à endormir mes doutes. Tu as abusé de ma confiance et de ma faiblesse.
Ce reproche était le plus cruel qu’on pût adresser à Mlle Gilberte. Un flot de sang empourpra ses joues, et d’une voix ferme :
– Eh bien, oui, fit-elle, j’ai un secret !
– Mon Dieu !
– Et si je ne te l’ai pas confié, c’est que c’est aussi le secret d’un autre. Oui, je l’avoue, j’ai été d’une imprudence sans nom, j’ai franchi toutes les bornes des convenances et des conventions sociales, je me suis exposée aux pires calomnies… Mais, je le jure, je n’ai rien fait que ma conscience me reproche, rien dont j’aie à rougir, rien que je regrette, rien que je ne sois prête à faire encore demain !
– Gilberte !
– Je me suis tue, c’est vrai ; mais c’était mon devoir. Seule je devais garder la responsabilité de mes actes. Ayant seule librement engagé mon avenir, je voulais être seule à supporter le fardeau de mes anxiétés. Je me serais éternellement reproché d’ajouter ce souci encore à tes autres chagrins…
Mme Favoral était consternée. De grosses larmes lentement roulaient le long de ses joues flétries.
– Ne vois-tu donc pas, balbutia-t-elle, que toutes mes souffrances passées n’étaient rien, près de ce que j’endure aujourd’hui ? Mon Dieu ! par quelle faute que j’ignore ai-je mérité tant d’épreuves ! Pas une des douleurs d’ici-bas ne doit-elle donc m’être épargnée ! Et c’est par ma fille que je suis frappée le plus rudement !…
C’était plus que n’en pouvait supporter Mlle Gilberte. Son cœur se brisait de voir ainsi couler les larmes de sa mère, de cet ange de douceur et de résignation.
Lui jetant les bras autour du cou, et lui baisant les yeux :
– Mère, murmura-t-elle, mère adorée, je t’en supplie, ne pleure pas ainsi. Parle-moi ! Que veux-tu que je fasse ?
Doucement la pauvre femme se dégagea.
– Dis-moi la vérité, répondit-elle.
N’était-il pas sûr que c’était là ce que Mme Favoral demanderait ; qu’elle ne pouvait même demander que cela !
Ah ! combien mieux mille fois la jeune fille eût préféré une scène brutale de son père, et des violences qui eussent exalté son énergie au lieu de la briser !
Essayant de gagner du temps :
– Eh bien ! oui, répondit-elle, je te dirai tout, ma mère, mais pas maintenant, demain, plus tard…
Elle allait céder, cependant, lorsque l’arrivée de son père lui coupa la parole.
Le caissier du Crédit mutuel était fort guilleret ce soir-là, il chantonnait, ce qui ne lui arrivait pas quatre fois l’an, ce qui était chez lui l’indice certain de la plus extrême satisfaction.
Mais il s’arrêta net en voyant la physionomie bouleversée de sa femme et de sa fille.
– Qu’avez-vous ? interrogea-t-il.
– Rien, se hâta de répondre Mlle Gilberte, absolument rien, mon père.
D’un air ironique, il haussait les épaules.
– Alors, c’est pour vous distraire que vous pleurez, dit-il ? Tenez, soyez donc franches, une fois en votre vie, et avouez-moi que Maxence a encore fait quelque fredaine.
– Vous vous trompez, mon père, je vous le jure.
Il n’en demanda pas davantage, n’étant pas questionneur de son naturel, soit qu’il se souciât infiniment peu de ce qui touchait sa famille, soit qu’il comprît vaguement que ses façons d’agir lui enlevaient tout droit à la confiance des siens.
– Puisqu’il en est ainsi, reprit-il, d’un ton bourru, allons nous coucher. J’ai tant pioché aujourd’hui que je suis exténué. Parbleu ! ceux qui prétendent que les affaires sont mortes me font bien rire ! Jamais M. de Thaller n’avait été en passe de gagner autant d’argent.
Quand il parlait, on obéissait. De telle sorte que Mlle Gilberte se trouvait avoir toute la nuit devant elle pour reprendre possession d’elle-même, repasser dans son esprit les événements de la soirée, et délibérer froidement sur le parti qu’elle avait à prendre.
Car il n’y avait pas à s’abuser. Dès le lendemain, Mme Favoral renouvellerait ses instances.
Que lui dire ?… Tout ?
Mlle Gilberte s’y sentait portée par toutes les aspirations de son cœur, par la certitude d’une indulgente complicité, par la pensée de trouver dans une âme amie l’écho de ses joies et de ses douleurs et de toutes ses espérances.
Oui, mais Mme Favoral était toujours cette même femme dont les plus belles résolutions s’évanouissaient sous les regards de son mari.
Qu’un prétendant se présentât, qu’une lutte s’engageât, comme pour M. Costeclar, aurait-elle la force de se taire ? Non !
Alors, ce serait avec M. Favoral une scène épouvantable. Il irait peut-être trouver M. de Trégars. Quel scandale ! Car il était homme à ne rien ménager. Et un nouvel obstacle se dresserait plus insurmontable que les autres.
Mlle Gilberte songeait aussi aux projets de Marius, à cette partie terrible qu’il allait jouer, et dont l’issue devait décider de leur sort. Il lui en avait dit assez, pour qu’elle en comprît tous les périls, et qu’il pouvait suffire d’une indiscrétion pour anéantir les résultats de plusieurs mois de patience et d’efforts. Parler, n’était-ce pas d’ailleurs abuser de la confiance de Marius ? Comment espérer qu’un autre garde un secret qu’on ne sait pas garder soi-même ?
Enfin, après de longues et pénibles hésitations, elle décida que le silence lui était imposé, et qu’elle ne se laisserait arracher que de vagues explications.
C’est donc inutilement que le lendemain et les jours qui suivirent, Mme Favoral essaya d’obtenir cet aveu, qu’elle avait vu en quelque sorte monter jusqu’aux lèvres de sa fille. À ses adjurations passionnées, à ses larmes, à ses ruses même, invariablement Mlle Gilberte opposait des réponses équivoques, un récit à travers lequel on ne pouvait rien deviner, qu’un de ces romans enfantins qui s’arrêtent à la préface, un de ces amours pour un héros chimérique comme il en éclôt dans le cerveau des pensionnaires.
Il n’y avait rien là de rassurant pour une mère, et Mme Favoral connaissait trop l’invincible obstination de sa fille pour espérer la vaincre.
Elle n’insista plus, parut convaincue, et se promit une surveillance de tous les instants.
Mais c’est vainement qu’elle déploya toute la pénétration dont elle était capable, et une vigilance qui ne se relâchait pas. La plus sévère attention ne lui révéla pas un fait suspect, pas une circonstance dont elle pût tirer une induction. Si bien qu’elle finissait par se dire :
– Me serais-je donc trompée ?…
C’est que Mlle Gilberte n’avait pas tardé à se sentir épiée, et s’observait avec une circonspection tenace, que jamais on n’eût attendue de son caractère résolu et impatient de toute contrainte.
Elle s’était imposé une sorte d’insouciance enjouée dont elle ne se départait plus, veillant sur tous les mouvements de sa physionomie, et se défendant de ces accès de rêverie vague où elle tombait autrefois.
Deux semaines de suite, craignant d’être trahie par ses regards, elle eut le courage de ne se point montrer à la fenêtre à l’heure où elle savait que devait passer Marius.
Elle était d’ailleurs fort exactement tenue au courant des alternatives de la campagne entreprise par M. de Trégars.
Enthousiaste plus que jamais de son élève, le signor Gismondo Pulci ne cessait de chanter ses louanges, et c’était avec une telle pompe d’expression et une si curieuse exubérance de gestes, que Mme Favoral s’en amusait beaucoup, et que les jours où elle assistait à la leçon de sa fille, elle était la première à demander :
– Eh bien, ce fameux élève ?
Et selon ce que lui avait dit Marius :
– Il nage dans la plus pure satisfaction, répondait le candide maëstro, tout lui réussit à miracle, et bien au delà de ses espérances.
Ou encore, fronçant les sourcils :
– Il était triste hier, disait-il, par suite d’une déception inattendue. Mais il ne perd pas courage, nous réussirons.
La jeune fille ne pouvait s’empêcher de sourire, de voir ainsi sa mère aider l’inconsciente complicité du signor Gismondo. Puis elle se reprochait d’avoir souri, et d’en être venue, par une pente insensible et fatale, à s’égayer d’une duplicité dont elle eût rougi en d’autres temps, comme de la dernière humiliation.
En dépit d’elle-même cependant, cette partie qui se jouait entre elle et sa mère, et dont son secret était l’enjeu, finissait par la passionner. C’était un intérêt toujours palpitant, dans sa vie jusqu’alors si morne, et une source d’émotions incessamment renouvelées.
– Et d’ailleurs, songeait-elle, est-ce que Marius a hésité à prendre un rôle qui révoltait sa loyauté ? A-t-il balancé, quand il a vu que c’était le seul moyen de vaincre, à lutter de ruse et de perfidie avec les intrigants qui ont dépouillé son père ?
Qui sait à quelles manœuvres souterraines il se condamne, lui, si fier, et à quelles intrigues compliquées ?
Et cette communauté de souffrances la consolait un peu, car il lui semblait qu’en agissant comme elle faisait, elle contribuait pour une certaine part au succès, et qu’elle jetait son grain de sable dans la balance de leurs destinées.
Mais la dissimulation d’une jeune fille, si naïve et inexpérimentée qu’on la suppose, aura toujours raison de la diplomatie d’une mère, si clairvoyante qu’elle soit.
Les semaines s’ajoutant aux jours et les mois aux semaines, Mme Favoral se relâcha d’une surveillance inutile et peu à peu l’abandonna presque complétement. Elle se disait bien toujours que sa fille à un moment donné avait en quelque chose d’extraordinaire, mais elle était persuadée que ce quelque chose était oublié.
De telle sorte qu’aux jours convenus, Mlle Gilberte pouvait s’accouder à sa fenêtre, sans craindre qu’on vînt lui demander compte de l’émotion qui la remuait, quand apparaissait M. de Trégars.
À l’heure dite, invariablement, avec une ponctualité à faire honte à l’exactitude de M. Favoral, il tournait le coin de la rue de Turenne, il échangeait avec la jeune fille un rapide regard et poursuivait son chemin.
La santé lui était complétement revenue, et avec la santé cette grâce virile et puissante, qui résulte du parfait équilibre de la souplesse et de la force. Mais il avait renoncé à sa mise presque pauvre d’autrefois. Il était vêtu, maintenant, avec cette élégance recherchée et simple, cependant, qui trahit à première vue le merle blanc qu’on appelle « un homme comme il faut. »
Et tout en l’accompagnant des yeux, pendant qu’il remontait vers le boulevard Beaumarchais, Mlle Gilberte sentait des bouffées de joie et d’orgueil lui monter du fond de l’âme.
– Qui jamais imaginerait, pensait-elle, que ce jeune homme qui s’en va là-bas est mon fiancé, et que peut-être le jour n’est pas loin où, devenue sa femme, je m’appuierai à son bras ? Qui se douterait que toutes mes pensées lui appartiennent, et que c’est pour moi que, renonçant aux ambitions de toute sa vie, il poursuit un nouveau but ? Qui donc soupçonnerait que c’est pour Gilberte Favoral que le marquis de Trégars se promène rue Saint-Gilles ?…
Et, positivement, cette promenade au Marais n’était pas sans quelque mérite, car l’hiver était venu, étendant une épaisse couche de boue sur le pavé de toutes ces petites rues, qu’oublient toujours les balayeurs.
L’intérieur du caissier du Crédit mutuel avait repris ses habitudes d’avant la guerre, sa somnolente monotonie à peine troublée par les dîners du samedi, par les naïvetés de M. Desclavettes ou les calembours du papa Desormeaux.
Maxence, cependant, n’habitait plus avec ses parents.
Rentré à Paris aussitôt après la Commune, et ne se sentant plus d’humeur à subir le despotisme paternel, Maxence était allé s’établir dans un petit appartement du boulevard du Temple, et il avait fallu les vives instances de sa mère pour le décider à venir tous les soirs dîner rue Saint-Gilles.
Fidèle au serment fait à sa sœur, il travaillait ferme, mais il n’en était guère plus avancé. Le moment était loin d’être propice, et l’occasion que tant de fois il avait laissé échapper ne se représentait plus.
Faute de mieux, il gardait son emploi d’auxiliaire au chemin de fer, et comme deux cents francs par mois ne lui suffisaient pas, il passait une partie des nuits à copier des rôles pour le successeur de Me Chapelain.
– Il te faut donc bien de l’argent ? lui disait sa mère, lorsqu’elle lui voyait les yeux un peu rouges.
– Tout est si cher ! répondait-il avec un sourire qui valait une confidence et que pourtant Mme Favoral ne comprenait pas.
Il n’en avait pas moins, petit à petit, et par à-compte, payé ses créanciers. Le jour où il tint enfin leurs factures acquittées, il les présenta fièrement à son père, le priant de le faire entrer au Crédit mutuel, où, avec infiniment moins de peine, il gagnerait bien davantage.
Mais dès les premiers mots, M. Favoral se mit à ricaner.
– Me supposez-vous donc une dupe aussi facile que votre mère ? s’écria-t-il… Croyez-vous donc que je ne sais pas la vie que vous menez ?
– Ma vie est celle d’un pauvre diable qui pioche tant qu’il peut.
– En vérité !… Alors comment ne cesse-t-on de voir chez vous des femmes dont les allures et les toilettes font scandale dans le quartier ?
– On vous a trompé, mon père.
– J’ai vu.
– C’est impossible ! Laissez-moi vous expliquer…
– Rien, ce serait perdre vos peines. Vous êtes et resterez toujours le même, et ce serait de la démence, à moi, que de faire admettre dans une administration où je jouis de l’estime de tous, un garçon qui, d’un jour à l’autre, fatalement, sera précipité dans la boue par quelque créature perdue.
De telles discussions n’étaient pas faites pour rendre plus cordiales les relations du père et du fils. À diverses reprises, M. Favoral avait donné à entendre que du moment où Maxence logeait dehors, il pourrait bien aussi y dîner. Et il lui eût signifié de le faire, évidemment, s’il n’eût été retenu par un reste de respect humain et la crainte du qu’en dira-t-on.
D’un autre côté, l’amer regret d’avoir peut-être gâté sa vie, l’incertitude de l’avenir, la gêne présente, toutes les convoitises inassouvies de la jeunesse, entretenaient Maxence dans un état de perpétuelle irritation.
Pour le calmer, l’excellente Mme Favoral s’épuisait en raisonnements.
– Ton père est dur pour nous, disait-elle, mais l’est-il moins pour lui-même ? Il ne pardonne rien, mais il n’a jamais eu besoin d’être pardonné. Il ne comprend pas la jeunesse, mais jamais il n’a été jeune et il était à vingt ans aussi grave et aussi froid que tu le vois. Comment s’expliquerait-il le plaisir, lui à qui jamais l’idée n’est venue de prendre une heure de distraction ?…
– Ai-je donc commis des crimes, pour être ainsi traité par mon père ? s’écriait Maxence.
Et rouge de colère et serrant les poings :
– Notre existence, ici, n’est-elle pas inouïe ? Toi, pauvre mère, tu n’as jamais eu la libre disposition de cent sous. Gilberte emploie ses journées à retourner ses robes après les avoir fait teindre. J’en suis réduit à une place d’expéditionnaire. Et mon père a cinquante mille livres de rentes !…
C’est à ce chiffre, en effet, que les plus modérés portaient la fortune de M. Favoral.
M. Chapelain, bien renseigné, supposait-on, ne se gênait pas pour insinuer que ce cher Vincent, outre qu’il était le caissier du Crédit mutuel, devait en être un des principaux intéressés.
Or, à en juger par le dividende qu’il venait de distribuer, le Crédit mutuel avait dû, depuis la guerre, réaliser des bénéfices énormes. Toutes ses entreprises réussissaient, et il était sur le point de lancer un emprunt étranger, qui allait infailliblement remplir ses caisses à les faire craquer.
M. Favoral, d’ailleurs, se défendait mal de ces accusations d’opulence cachée. Quand M. Desormeaux lui disait :
– Là, voyons, entre nous, franchement, combien avez-vous de millions ?
Il avait une si étrange façon de répondre qu’on se trompait bien, que la conviction des autres s’en affermissait. Et dès qu’ils avaient quelques milliers de francs d’économies, ils s’empressaient de les lui apporter, pour qu’il les fit valoir, imités en cela par bon nombre de rentiers du quartier, qui se disaient entre eux :
– Cet homme-là est plus sûr que la Banque !
Millionnaire ou non, le caissier du Crédit mutuel n’en était pas moins de jour en jour plus difficile à vivre.
Si les étrangers, les gens qui n’avaient avec lui que des rapports superficiels, si ses hôtes du samedi eux-mêmes, ne découvraient en lui aucun changement appréciable, sa femme et ses enfants suivaient avec une surprise inquiète les modifications de son humeur.
Si au dehors il semblait toujours le même homme, impassible, méticuleux et grave, il se montrait dans son intérieur plus quinteux qu’une vieille fille, agité, nerveux et sujet à d’inexplicables lubies.
Après être resté des trois ou quatre jours sans desserrer les dents, tout à coup il se mettait à discourir sur toutes sortes de sujets avec une agaçante volubilité. Au lieu de tremper abondamment son vin, comme autrefois, il s’était mis à le boire pur et il en buvait assez fréquemment deux bouteilles à son repas, s’excusant sur le besoin qu’il avait de se remonter un peu après des travaux excessifs.
Il lui prenait alors des accès de gaieté grossière, et il racontait des anecdotes singulières, entremêlées de mots d’argot que Maxence était seul à comprendre.
Le matin du premier de l’an 1872, en se mettant à table pour déjeuner, il jeta sur la table un rouleau de cinquante louis, en disant à ses enfants :
– Voilà vos étrennes ! partagez et achetez-vous tout ce que vous voudrez.
Et comme ils le regardaient, béants, hébétés de stupeur :
– Eh bien ! quoi ! ajouta-t-il en jurant, est-ce qu’il ne faut pas de temps à autre faire danser les écus ?…
Ces mille francs inattendus, Maxence et Mlle Gilberte les employèrent à acheter un châle dont leur mère avait envie depuis plus de dix ans.
Elle riait et elle pleurait, de plaisir et d’attendrissement, la pauvre femme, et tout en le drapant sur ses épaules :
– Allez, chers enfants, disait-elle, votre père, au fond, n’est pas un méchant homme !
C’est ce dont ils ne paraissaient pas bien convaincus.
– Ce qui est plus sûr, objecta Mlle Gilberte, c’est que, pour se permettre une pareille générosité, il faut que papa soit terriblement riche.
M. Favoral n’avait pas assisté à cette scène. Les comptes de fin d’année le retenaient si impérieusement à sa caisse, qu’il fut quarante-huit heures sans rentrer. Un voyage qu’il fut obligé de faire pour M. de Thaller lui prit le reste de la semaine.
Mais, à son retour, il semblait satisfait et tranquille.
Sans abandonner sa situation au Crédit mutuel, il allait, racontait-il, s’associer à MM. Jottras, à M. Saint-Pavin, du Pilote financier, et à M. Costeclar, pour exploiter la concession d’un chemin de fer étranger.
M. Costeclar était la tête de cette entreprise, dont les énormes bénéfices étaient si assurés et si clairs, qu’on pouvait les chiffrer d’avance.
Et à ce sujet :
– Va, tu as eu bien tort, disait-il à Mlle Gilberte, de ne pas te dépêcher d’épouser Costeclar quand il voulait de toi. Jamais tu ne retrouveras un parti qui le vaille. Un homme qui avant dix ans sera une puissance financière !…
Le nom seul de Costeclar avait le don d’irriter la jeune fille.
– Je vous croyais brouillés, dit-elle à son père.
Il dissimula mal un certain embarras.
– Nous l’avons été, en effet, répondit-il, parce qu’il n’a jamais voulu me dire pourquoi il se retirait, mais on se raccommode toujours quand on a des intérêts communs.
Autrefois, certes, avant la guerre, jamais M. Favoral ne fût entré dans de tels détails. Mais il devenait presque communicatif.
Mlle Gilberte, qui l’étudiait avec l’attention de l’intérêt en éveil, croyait reconnaître qu’il cédait à ce besoin d’expansion plus fort que la volonté, qui obsède quiconque porte en soi un lourd secret.
Tandis que pendant vingt années il n’avait pour ainsi dire jamais soufflé mot de la famille de Thaller, voici que maintenant il ne cessait d’en parler.
Il disait à ses amis du samedi, le train princier du baron, le nombre de ses domestiques et de ses chevaux, la couleur de ses livrées, les fêtes qu’il donnait, ce qu’il dépensait à l’Hôtel des ventes en tableaux et en bibelots, et jusqu’au nom de ses maîtresses, car le baron se respectait trop pour ne pas déposer chaque année quelques milliers de louis aux pieds de quelque fille assez en vue pour occuper les journaux de sa personne et de ses équipages. M. Favoral n’approuvait pas le baron, il le déclarait.
Mais c’est avec une sorte d’amertume haineuse qu’il parlait de la baronne. Il lui était impossible, affirmait-il à ses hôtes, d’évaluer, même approximativement, les sommes fabuleuses gaspillées par elle, éparpillées, jetées à tous les vents. Car elle n’était pas prodigue, elle était la prodigalité même, cette prodigalité idiote, absurde, inconsciente, qui fond les fortunes en un tour de main, qui ne sait même pas demander à l’argent la satisfaction d’un petit besoin, d’un désir, d’une fantaisie quelconque.
Il citait d’elle des traits inouïs, des traits qui faisaient bondir Mme Desclavettes sur sa chaise, expliquant qu’il tenait ces détails de la confiance de M. de Thaller, qui souvent l’avait chargé de payer les dettes de sa femme, et aussi de la baronne, qui ne se gênait pas pour venir à la caisse lui demander vingt francs, car tel était son désordre, qu’après avoir emprunté toutes les économies de ses domestiques, souvent elle n’avait pas deux sous à jeter à un pauvre du fond de sa voiture.
Mlle de Thaller ne plaisait guère, non plus, au caissier du Crédit mutuel.
Élevée au hasard, à l’office bien plus qu’au salon, jusques vers douze ans, et plus tard traînée par sa mère n’importe où, aux courses, aux premières représentations, aux eaux, aux bains de mers, toujours escortée d’un escadron de jeunes messieurs de la Bourse, Mlle de Thaller avait adopté un genre qu’on eût trouvé détestable chez un jeune homme. Dès qu’une mode hasardée paraissait, elle se l’appropriait, ne trouvant jamais rien d’assez excentrique pour se faire remarquer. Elle montait à cheval, faisait des armes, fréquentait le tir aux pigeons, parlait argot, chantait les chansons de Thérésa, vidait lestement une coupe de champagne et fumait une cigarette…
Les convives étaient ahuris.
– Ah çà, mais ces gens-là doivent dépenser des millions, interrompit M. Chapelain.
M. Favoral tressauta comme si brusquement on lui eût frappé sur l’épaule.
– Baste ! ils sont si riches, répondit-il, si effroyablement riches !…
Il changea de conversation ce soir-là, mais le samedi suivant, dès le commencement du dîner :
– Je crois bien, dit-il, que M. de Thaller vient de découvrir un mari pour sa fille.
– Tous mes compliments ! s’écria M. Desormeaux. Et quel est ce hardi gaillard ?
Le caissier leva les épaules.
– Un gentilhomme, parbleu ! répondit-il. Est-ce que ce n’est pas de tradition ? Est-ce que dès qu’un financier a son million, il ne se met pas en quête d’un noble ruiné pour lui donner sa fille ?
Un de ces pressentiments douloureux comme il en tressaille aux derniers replis de l’âme, fit pâlir Mlle Gilberte. Il lui annonçait, ce pressentiment, une chose absurde, ridicule, invraisemblable, et cependant, elle était sûre qu’il ne la trompait pas. Elle en était si sûre, qu’elle se leva sous prétexte de chercher quelque chose dans le buffet, en réalité pour dissimuler l’émotion affreuse qu’elle prévoyait.
– Et ce gentilhomme ?… interrogea M. Chapelain.
– Est un marquis, s’il vous plaît. M. le marquis de Trégars.
Eh bien ! oui, c’est ce nom que Mlle Gilberte attendait, et très-heureusement, car elle eut assez de puissance sur soi pour retenir le cri qui jaillissait de sa gorge.
– Cependant, le mariage n’est pas encore fait, poursuivait M. Favoral. Ce marquis n’est pas si ruiné qu’on le puisse faire passer par tout ce qu’on voudrait. Il est vrai que la baronne y tient, oh ! considérablement.
Une discussion qui s’éleva empêcha Mlle Gilberte d’en apprendre davantage, et dès que le dîner, qui lui parut éternel, fut fini, elle se plaignit d’un violent mal de tête, et se réfugia dans sa chambre.
Elle « tremblait la fièvre, » ses dents claquaient. Et cependant elle ne pouvait croire que Marius la trahît, ni qu’il eût la pensée d’épouser une jeune fille telle que M. Favoral l’avait décrite, et pour de l’argent ! Pouah ! Non, ce n’était pas admissible.
Mais elle avait beau se rappeler que Marius lui avait fait jurer de ne rien croire de ce qu’on dirait de lui, sa journée du dimanche fut affreuse, et elle faillit sauter au cou du signor Gismondo, quand en lui donnant leçon, le lundi :
– Mon pauvre élève, lui dit-il, est désolé. On a parlé pour lui d’un mariage dont l’idée seule lui fait horreur, et il tremble que le bruit n’en vienne jusqu’à une fiancée qu’il a dans son pays et qu’il adore uniquement.
Après cela, Mlle Gilberte devait être rassurée. Elle l’était. Et pourtant, il lui restait au cœur une invincible tristesse. Que ce projet de mariage se rattachât au plan combiné par Marius pour reconquérir sa fortune, c’est ce dont elle ne pouvait douter ; mais alors, comment s’adressait-il à M. de Thaller ? Quels étaient donc ces gens qui avaient dépouillé le marquis de Trégars ?…
Telles étaient ses préoccupations, ce samedi où le commissaire de police se présenta rue Saint-Gilles, pour arrêter M. Favoral, accusé d’un détournement de dix à douze millions.