XXII

C’est que l’heure était venue, du dénouement de cette tragédie bourgeoise qui se jouait obscurément rue Saint-Gilles.

Quel éclat, après tant d’années de calme ! Que d’événements en cette soirée fatale, et quelles révélations !…

C’était d’abord le directeur du Comptoir de crédit mutuel, M. de Thaller, apparaissant tout à coup, froid, grave, menaçant. Insoucieux des convives stupéfaits, il entraînait M. Favoral dans la pièce voisine, et on l’entendait l’accabler des dernières injures et le traiter de faussaire et de voleur.

Ivre de colère, Maxence se dressait pour châtier l’homme qui insultait son père, mais au même moment M. de Thaller reparaissait, et avant de se retirer, jetant une liasse de billets de banque devant Mlle Gilberte, il lui disait d’un ton d’offensante protection de les remettre à M. Favoral, pour qu’il eût les moyens de fuir, de gagner la Belgique, de se dérober à l’action de la justice déjà prévenue…

Et M. Favoral niait-il ?

Non. Son effarement seul était un aveu.

Et comme ses anciens amis, M. Desclavettes, M. Desormeaux et M. Chapelain lui demandaient compte de leur argent, des sommes qu’ils lui avaient confiées, au lieu de chercher à se disculper, il leur déclarait que tout était perdu, et d’un ton d’impudente ironie, il leur disait de ne s’en prendre qu’à eux-mêmes, et que leur avidité seule avait fait sa friponnerie.

Mais on heurtait à la porte : Au nom de la loi !…

C’était la police qui venait arrêter le caissier, accusé de détournements et de faux.

Seul à garder un reste de sang-froid, Maxence proposait à son père un moyen d’évasion.

Après quelques moments d’hésitation, M. Favoral acceptait. Son trouble était affreux. Il embrassait en pleurant ses enfants et sa femme, leur demandant pardon de l’épouvantable existence qu’il leur avait faite.

Il ne se prétendait pas innocent, mais il semblait dire qu’il n’était pas le seul coupable, et qu’il payait pour tous. Il avait refusé de prendre les billets laissés par M. de Thaller, et il recommandait à Maxence de les rapporter le lendemain matin.

Enfin, il s’enfuyait par la fenêtre, comme s’enfuient les voleurs…

Alors le commissaire de police paraissait.

Il ne s’étonnait ni ne s’indignait de la fuite de l’homme qu’il était chargé d’arrêter. Il procédait à une minutieuse perquisition, et parmi des monceaux d’inutiles paperasses, il découvrait des factures attestant que M. Favoral avait acheté et payé des cachemires et des dentelles, des diamants, des meubles de salon, des voitures et des chevaux.

Et par le commissaire de police, on apprenait que les détournements imputés au caissier du Crédit mutuel s’élevaient à douze millions !…

Mais ce n’est pas à l’instant de la blessure, ce n’est pas lorsqu’on gît à terre atteint d’un coup terrible, qu’on souffre véritablement. Plus tard, seulement, à mesure que l’étourdissement se dissipe et qu’on revient à soi, s’accusent les douleurs, plus atroces et plus cuisantes.

Telle avait été la foudroyante soudaineté de la catastrophe qui frappait Mme Favoral et ses enfants, qu’ils avaient été sur le moment trop hébétés de stupeur pour la bien comprendre.

Ce qui arrivait, dépassait si démesurément toutes les bornes du vraisemblable, du possible même, qu’ils n’y pouvaient croire.

C’est comme aux péripéties absurdes d’un exécrable cauchemar, qu’ils avaient assisté aux scènes trop réelles qui s’étaient succédé.

Mais quand leurs hôtes se furent retirés, après quelques protestations banales, quand ils se trouvèrent seuls tous trois, dans cette maison, dont le maître venait de s’enfuir, traqué par la police, alors à mesure que se rétablissait l’équilibre de leur esprit ébranlé, il leur fut donné de comprendre l’immensité du désastre et de discerner nettement l’horreur de la situation.

Pendant que Mme Favoral gisait comme inanimée sur un fauteuil, ayant à ses pieds Mlle Gilberte agenouillée, Maxence, d’un pas furieux, arpentait le salon.

Il était plus blanc que le plâtre de la muraille, et une sueur froide emmêlait et collait ses cheveux sur son front.

L’œil étincelant et les poings crispés :

– Notre père, un voleur ! répétait-il d’une voix rauque. Un faussaire !…

C’est que jamais un soupçon n’avait effleuré son esprit. C’est qu’il était grandement fier, en ce temps de réputations véreuses, du renom d’austère probité de M. Favoral. C’est qu’il avait enduré bien des reproches cruels, en se disant que son père avait, par sa conduite, acquis le droit d’être rude et exigeant.

– Et il a volé douze millions ! s’écriait-il.

Et il essayait de calculer tout ce que cette somme fabuleuse peut représenter de faste et de magnificence, de convoitises assouvies, de rêves réalisés, tout ce qu’elle peut procurer des choses qui s’achètent… et quelles choses ne sont pas à vendre, pour douze millions !

Il examinait ensuite le morne intérieur de la rue Saint-Gilles, la maison étroite, les meubles fanés, les prodiges d’une parcimonie industrieuse, les privations de sa mère, le dénûment de sa sœur, sa détresse à lui.

Et il s’écriait :

– C’est une monstrueuse infamie !…

Les paroles du commissaire de police lui avaient ouvert les yeux, et il entrevoyait des choses énormes.

M. Favoral, dans son esprit, prenait des proportions inouïes. Par quels prodiges d’hypocrisie et de dissimulation avait-il pu se dédoubler en quelque sorte, et sans éveiller un soupçon, vivre deux existences distinctes et si différentes ; ici, dans sa famille, parcimonieux, méthodique et sévère, ailleurs, dans quelque ménage illégitime, sans doute, facile, souriant et généreux comme un voleur heureux ?

Car, pour Maxence, les factures trouvées dans le secrétaire étaient une preuve flagrante, irrécusable, matérielle.

Au bord de l’abîme de honte où son père venait de rouler, il croyait apercevoir, non la femme infaillible, mobile de toutes les actions des hommes, mais la légion entière de ces courtisanes endiablées, qui ont pour fondre les fortunes des creusets inconnus, et qui possèdent des philtres pour abêtir leurs dupes et leur prendra l’honneur après leur dernier écu.

– Et moi, disait Maxence, moi, parce qu’à vingt ans j’aimais le plaisir, j’étais un mauvais fils ! Parce que j’avais fait quelque cent écus de dettes, j’étais un scélérat ! Parce que j’aime une pauvre fille qui s’est donnée à moi sans calcul, j’étais un de ces gredins que leur famille renie, et dont on ne doit attendre que honte et déshonneur !…

Il emplissait le salon des éclats de sa voix qui montait comme sa colère.

Et au souvenir de tous les reproches amers qui lui avaient été adressés par son père, et de toutes les humiliations qu’il avait dévorées :

– Ah ! le misérable ! criait-il. Le lâche !

Pâle autant que son frère, le visage baigné de larmes et ses beaux cheveux dénoués, Mlle Gilberte se dressa.

– Il est notre père, Maxence, fit-elle doucement.

Mais il l’interrompit, d’un éclat de rire farouche :

– C’est juste, répondit-il, et de par la loi qui est écrite dans le Code, nous lui devons affection et respect…

– Maxence ! murmura la jeune fille d’un ton suppliant.

Il n’en poursuivit pas moins :

– Oui, il est notre père, malheureusement. Mais, je voudrais bien connaître ses titres à notre respect et à notre affection. Après avoir rendu notre mère la plus misérable des créatures, il a empoisonné notre existence, flétri notre jeunesse, brisé mon avenir, et essayé de gâter le tien en te forçant à épouser Costeclar. Et pour mettre le comble à tant de bienfaits, voici qu’il s’enfuit à cette heure, après avoir volé douze millions, nous léguant la misère et un nom déshonoré…

Bouleversée d’indicibles émotions, Mlle Gilberte se taisait.

Elle songeait que c’était elle, peut-être, qui avait attiré la foudre sur sa famille. Marius n’était-il pour rien dans cette catastrophe ? N’était-ce pas pour atteindre les gens qui lui avaient volé sa fortune qu’il s’était rapproché de M. de Thaller, et n’était-ce pas de ce rapprochement qu’était résultée la découverte des détournements de M. Favoral ?…

Toutes ces hypothèses, qui se pressaient dans son esprit, lui donnaient comme le vertige.

Et, d’un autre côté, cette catastrophe horrible n’était-elle pas l’anéantissement de toutes ses espérances ?

Elle avait entendu dire à M. de Trégars qu’il n’hésiterait pas à épouser, s’il l’aimait, la fille du plus humble des ouvriers, pourvu que cet ouvrier fût un honnête homme.

Mais donnerait-il son nom à la fille d’un malheureux qui, absent ou présent, allait être poursuivi et condamné pour faux et pour vol à une peine infamante ?

– C’est horrible ! balbutia-t-elle.

Roide, les bras croisés, Maxence se tenait debout devant elle.

– Tu reconnais donc, dit-il, que j’ai le droit de maudire notre père ?

Puis après un moment de silence :

– Et cependant, reprit-il, est-il possible qu’un caissier prenne douze millions à sa caisse, sans que son patron s’en aperçoive, et notre père est-il bien le seul à avoir profité de ces douze millions ?…

Alors revenaient à l’esprit de Maxence et de Mlle Gilberte les dernières paroles prononcées par leur père au moment de fuir :

– J’ai été trahi, et je vais payer pour tous !

Et il n’y avait guère à douter de sa sincérité, car il était à une de ces heures de crise décisive, où la vérité, déjouant tout calcul, monte d’elle-même aux lèvres.

– Il aurait donc des complices ! murmura Maxence.

Si bas qu’il eût parlé, Mme Favoral l’entendit. Pour défendre son mari, elle retrouva un reste d’énergie, et se soulevant sur son fauteuil :

– Ah ! n’en doutez pas ! balbutia-t-elle. Livré à ses seules inspirations, jamais Vincent n’eût fait mal. Il a été circonvenu, entraîné, dupé !

– Soit, mais par qui ?

– Par Costeclar ! affirmait Mlle Gilberte.

– Par MM. Jottras, les banquiers, disait Mme Favoral, et aussi par M. Saint-Pavin, le rédacteur du Pilote financier.

– Eh ! par tous, évidemment, interrompait Maxence, même par son directeur, M. de Thaller !

Lorsqu’on est au fond du précipice, à quoi bon savoir comment on y a roulé, si on a trébuché contre une pierre ou glissé sur une touffe d’herbe. C’est cependant toujours la plus ardente préoccupation.

C’est avec une âpre obstination que Mme Favoral et ses enfants remontaient le cours de leur existence, cherchant, dans le passé, les événements et jusqu’au moindre propos qui pouvaient éclairer leur désastre.

Car il était bien manifeste que ce n’était pas le même jour, et d’un coup, que douze millions avaient été détournés de la caisse du Crédit mutuel. Le déficit énorme avait dû, comme toujours, être creusé lentement, avec mille précautions, d’abord, tant qu’on avait la volonté et l’espoir de le combler, avec une audace furieuse, sur la fin, lorsque la catastrophe était devenue inévitable.

– Hélas ! murmurait Mme Favoral, pourquoi Vincent n’a-t-il pas écouté mes pressentiments, ce jour à jamais maudit où il m’a amené dîner M. de Thaller, M. Jottras et M. Saint-Pavin. Ils lui promettaient la fortune !…

Maxence et Mlle Gilberte étaient trop jeunes, lors de ce dîner, pour en avoir gardé le souvenir. Mais ils se rappelaient bien d’autres circonstances, qui, sur le moment où elles s’étaient produites, ne les avaient pas frappés.

Ils s’expliquaient à cette heure le caractère de leur père, son irritation perpétuelle et les soubresauts de son humeur.

Lorsque ses amis l’accablaient d’outrages, il s’était écrié :

– Soit ! qu’on m’arrête, et ce soir, pour la première fois depuis des années, je dormirai d’un profond sommeil !

Donc, il y avait des années qu’il vivait comme sur des charbons ardents, qu’il tremblait d’être découvert, que chaque soir avant de s’endormir, il se demandait s’il ne serait pas réveillé par la main brutale de la police lui frappant sur l’épaule.

Mieux que personne, Mme Favoral pouvait affirmer ces sinistres appréhensions.

– Votre père, mes enfants, dit-elle, avait depuis longtemps perdu le sommeil. Il n’y avait pas de nuit qu’il ne se levât brusquement et qu’il n’arpentât la chambre pendant des heures…

Maintenant, on comprenait ses efforts pour contraindre Mlle Gilberte à épouser M. Costeclar.

– Il pensait que Costeclar le tirerait d’affaire, disait Maxence à sa sœur.

La pauvre fille frissonnait à cette pensée, et elle ne pouvait s’empêcher de bénir son père de ne lui avoir point confié sa situation. Car enfin, eût-elle eu le courage terrible de ne se pas sacrifier, si son père lui eût dit :

– J’ai volé, je suis perdu, Costeclar seul peut me sauver, et il me sauvera si tu deviens sa femme.

L’humeur facile de M. Favoral, pendant le siége, avait sa raison d’être : alors il ne craignait pas. On ne sentait que trop comment, aux jours les plus affreux de la Commune, lorsque Paris était en flammes, il avait pu s’écrier, en se frottant les mains :

– Ah ! pour le coup, c’est bien la liquidation définitive !

Sans doute, du fond du cœur, il souhaitait que Paris fût anéanti, et avec Paris la preuve de son crime. Et peut-être n’était-il pas le seul à formuler ce souhait impie.

– Voilà donc, s’écriait Maxence, voilà pourquoi mon père me traitait si rudement, pourquoi il s’obstinait à me fermer les bureaux du Crédit mutuel !

Un coup de sonnette brutal à la porte extérieure lui coupa la parole. Il regarda la pendule. Dix heures allaient sonner.

– Qui peut venir si tard ? fit Mme Favoral.

On entendait comme une discussion sur le palier, une voix enrouée par la colère et la voix de la servante.

– Va donc voir qui est là ! dit Mlle Gilberte à son frère.

Inutile ; la servante parut.

– C’est M. Bertau, commença-t-elle, le boulanger. Il l’avait suivie. Il l’écarta d’un bras robuste et parut à son tour.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, long, maigre, déjà chauve, et portant la barbe taillée en brosse.

– M. Favoral ? demanda-t-il.

– Mon père n’est pas à la maison, Monsieur, répondit Maxence.

– C’est donc vrai, ce qu’on vient de me dire ?

– Quoi ?

– Que la justice est venue pour le prendre, et qu’il s’est sauvé par une fenêtre.

– C’est vrai ! répondit Maxence doucement.

Le boulanger parut atterré.

– Et mon argent ? fit-il.

– Quel argent ?

– Mes dix mille francs, donc ! Dix mille francs que j’ai apportés à M. Favoral, en or, vous m’entendez, en dix rouleaux que j’ai déposés là, sur cette table, et dont il m’a donné un reçu. Le voilà, son reçu…

Il tendait un papier, Maxence ne le prit pas.

– Je ne doute pas de votre parole, monsieur, répondit-il ; mais les affaires de mon père ne sont pas les nôtres…

– Vous refusez de me rendre mon argent ?

– Ni ma mère, ni ma sœur, ni moi, monsieur, ne possédons rien…

Un flot de sang sauta au visage de l’homme, et d’une langue épaissie par la colère :

– Et vous croyez, s’écria-t-il, que je vais me payer de cela ?… Vous n’avez rien ? Pauvre chat ! où donc ont passé les vingt millions que votre père a volés ?… Car il a volé vingt millions, je le sais, on me l’a dit. Où sont-ils ?…

– Monsieur, la police a mis les scellés sur les papiers de mon père.

– La police ! interrompit le boulanger, les scellés !… Qu’est-ce que cela me fait !… C’est mon argent que je veux, entendez-vous… La justice va s’en mêler, n’est-ce pas, arrêter votre père et le faire passer en jugement ? En serai-je plus avancé ? On le condamnera à deux ou trois ans de prison. En aurai-je un sou de plus ? Lui, fera son temps bien tranquillement, et en sortant de prison, il ira déterrer le magot qu’il a caché quelque part, et pendant que je crèverai de faim, à ma barbe et à mon nez, il fera danser mes écus… Non ! non ! cela ne se passera pas ainsi, c’est tout de suite que je veux être payé !…

Et s’asseyant brusquement sur un fauteuil, les reins renversés et les jambes allongées :

– Et je ne sors pas d’ici, déclara-t-il, sans être payé !…

Ce n’est pas sans un pénible effort que Maxence conservait les apparences du calme.

– Vos injures sont inutiles, monsieur, commença-t-il.

L’homme bondit hors de son fauteuil.

– Des injures ! cria-t-il, d’une voix qui devait retentir par toute la maison, c’est dire des injures que de réclamer son dû ? Si vous croyez me faire taire, c’est que vous me prenez pour un autre, monsieur Favoral fils. Je ne suis pas riche, moi, mon père n’a pas volé pour me laisser des rentes. Ce n’est pas en jouant à la Bourse que j’ai gagné ces dix mille francs, c’est à la sueur de mon corps, en m’échinant pendant des années, la nuit et le jour, et en me privant d’un verre de vin quand j’avais soif. Et je les perdrais !… Par le saint nom de Dieu ! c’est ce que nous allons voir ! Et si tout le monde était comme moi, on ne verrait pas, comme au jour d’aujourd’hui, tant de gredins se promener au soleil, les poches pleines de l’argent des autres, et du haut de leur carrosse cracher sur les pauvres imbéciles qu’ils ont ruinés ! Allons, mes dix mille francs, canaille ! ou je me paye par mes mains.

Éperdu de colère, Maxence se précipitait sur l’homme, et une lutte ignoble allait s’engager.

Mlle Gilberte se jeta entre eux.

– Vos menaces sont aussi lâches que vos insultes, monsieur Bertau, prononça-t-elle d’une voix frémissante. Vous nous connaissez assez et depuis assez longtemps pour savoir que nous ignorions les affaires de mon père, et que nous ne possédons rien. Tout ce que nous pouvons faire, est d’abandonner aux créanciers jusqu’à notre dernière bouchée de pain. Ainsi sera-t-il fait. Et maintenant, monsieur, retirez-vous…

Il y avait tant de dignité dans sa douleur et si imposante était son attitude, que le boulanger en demeura interdit.

– Ah ! si c’est comme cela, balbutia-t-il, et puisque vous vous en mêlez, mademoiselle…

Et il battit précipitamment en retraite, grommelant tout ensemble des excuses et des menaces, et tirant sur lui les portes à briser les cloisons…

– Quelle honte !… murmurait Mme Favoral.

Brisée par cette dernière scène, elle étouffait, et ses enfants durent la transporter près de la fenêtre ouverte.

Elle ne tarda pas à revenir à elle, mais alors, dans la nuit noire et froide, elle eut comme une vision de son mari, et se rejetant en arrière :

– Ô mon Dieu ! balbutia-t-elle, où est-il allé, en nous quittant, où est-il à cette heure, que devient-il, que fait-il ?…

Le mariage, pour Mme Favoral, n’avait été qu’une lente torture. C’est en vain que plongeant son regard dans le passé, elle y eût cherché quelques-uns de ces jours heureux qui laissent dans la vie une trace lumineuse, et vers lesquels aux heures d’affliction se reporte la pensée. Jamais Vincent Favoral n’avait été qu’un brutal despote abusant de la résignation de sa victime.

Et cependant, s’il fût mort, elle l’eût pleuré amèrement, dans toute la sincérité de son âme honnête et naïve.

L’habitude !… On a vu des prisonniers verser des larmes sur le cercueil de leur geôlier.

Puis, il était son mari, après tout, le père de ses enfants, le seul homme qui existât pour elle ; il y avait vingt-six ans qu’ils ne s’étaient pas quittés, qu’ils s’asseyaient à la même table, qu’ils dormaient côte à côte dans le même lit.

Oui, elle l’eût pleuré. Mais combien sa douleur eût été moins affreuse qu’en ce moment, où elle se compliquait de tous les déchirements de l’incertitude et des plus effroyables appréhensions.

Craignant qu’elle ne prît froid, ses enfants l’avaient reportée sur le canapé, et là, toute frissonnante :

– N’est-ce pas épouvantable, leur disait-elle, de ne rien savoir de votre père, de penser qu’en ce moment peut-être, poursuivi par la police, éperdu, désespéré, il erre, sous la pluie, par les rues, n’osant nulle part demander un asile ?

Tous ces faits-divers sinistres que mentionnent les journaux se représentaient à son souvenir.

Il lui semblait voir ces infortunés, qu’on trouve, au matin, gisant sur le revers d’un fossé, la tête fracassée, serrant un revolver entre leurs doigts crispés par l’agonie, ayant près d’eux un billet où il est écrit : « La vie m’était devenue insupportable, qu’on n’accuse personne de ma mort. »

Elle revoyait la morgue, où elle était entrée une fois, cette salle froide et lugubre, où on expose les cadavres inconnus ramassés dans Paris, et sur une des dalles de marbre, il lui semblait reconnaître son mari…

Elle se dressa sur ses pieds, essayant de marcher.

– Où vas-tu, maman ? demanda Mlle Gilberte.

– Voir si ton père a emporté son revolver, balbutia la pauvre femme.

Maxence, doucement, la força de se rasseoir.

– Rassure-toi, ma mère, il ne l’a pas emporté. Jamais il n’a songé au suicide…

– Hélas ! nous ne le reverrons plus !

– Dieu veuille que tu dises vrai, qu’il échappe à toutes les poursuites et que jamais plus nous n’entendions parler de lui !…

La pauvre femme était confondue de la dureté de ses enfants.

– Tout ce que nous pouvons faire, prononça Mlle Gilberte, est de pardonner à notre père de briser notre avenir…

Mais elle s’interrompit. On sonnait de nouveau.

– Qui, encore ?… fit Mme Favoral, avec un mouvement d’effroi.

Cette fois, il n’y avait pas de pourparlers sur le palier. Des pas retentirent sur le parquet de la salle à manger, la porte s’ouvrit, et M. Desclavettes, l’ancien marchand de bronzes, entra, ou plutôt se glissa dans le salon.

L’espérance, la crainte, la colère, tous les sentiments qui s’agitaient en lui, se lisaient sur sa figure pâlotte et chafouine. Souriant d’un air pâteux :

– C’est moi, commença-t-il.

Maxence s’avança :

– Auriez-vous des nouvelles de mon père, monsieur ?

– Non, répondit l’ancien négociant, j’avoue que non, et que même je venais vous en demander. Oh ! je sais bien que ce n’est pas l’heure de se présenter dans une maison, mais je pensais qu’après ce qui s’est passé vous ne seriez pas encore couchés. Moi-même, je ne saurais dormir ; vous comprenez, une amitié de vingt ans ! Alors, j’ai reconduit Mme Desclavettes, et me voici…

– Nous sommes bien sensibles à votre démarche, murmura Mme Favoral.

– Oui, n’est-ce pas ? C’est que, voyez-vous, je prends bien part au malheur qui vous frappe, j’y prends part plus que tout autre… Car enfin, moi aussi, je suis atteint… J’avais confié cent vingt mille francs à ce cher Vincent…

– Hélas ! monsieur, fit Mlle Gilberte…

Mais le bonhomme ne la laissa pas poursuivre.

– Je ne lui reproche rien, poursuivit-il, absolument rien… Eh ! mon Dieu ! n’ai-je pas été dans les affaires, et ne sais-je pas ce qu’il en est !… On emprunte mille écus à sa caisse, puis dix mille francs, puis cent mille… Oh ! sans mauvaise intention, assurément, et avec la ferme résolution de les rendre… Mais on ne fait pas toujours ce qu’on veut, on a les événements contre soi ; si on joue à la Bourse pour combler le déficit, on perd… Il faut emprunter de nouveau, découvrir saint Pierre pour couvrir saint Paul… Puis, on a peur d’être pris, on est obligé, bien malgré soi, d’altérer les écritures… Enfin, un beau jour, on se trouve avoir détourné des millions, et la bombe éclate ! S’ensuit-il qu’on soit un malhonnête homme ?… Eh ! pas le moins du monde, on est simplement un homme malheureux…

Il s’arrêta, attendant une réponse, et comme elle ne venait pas :

– Donc, reprit-il, je n’en veux pas à Favoral… Seulement, là, entre nous, pour moi, perdre cent vingt mille francs ce serait un désastre… Je sais bien que Chapelain et Desormeaux avaient confié des fonds à Vincent ; mais ils sont riches, eux, l’un possède trois maisons sur le pavé de Paris, et l’autre a une bonne place… Tandis que moi, ces cent vingt mille francs perdus, il ne me resterait plus que les yeux pour pleurer… Ma femme en est mourante… Allez, notre position est bien digne d’intérêt…

À M. Desclavettes, comme au boulanger, l’instant d’avant :

– Nous ne possédons rien, monsieur, dit Maxence.

– Je le sais, s’écria le bonhomme, je le sais aussi bien que vous. Aussi, suis-je venu simplement vous demander un petit service qui ne vous coûtera rien. Lorsque vous reverrez Favoral, rappelez-moi à son souvenir, exposez-lui ma situation, tâchez de l’attendrir et d’obtenir qu’il me rende mon argent… Il est dur à la détente, c’est positif, mais enfin si vous savez vous y prendre, si cette chère Gilberte surtout veut s’en mêler…

– Monsieur !…

– Oh ! je jure que je n’en dirai mot ni à Desormeaux ni à Chapelain, ni à personne au monde. Quoique remboursé, je crierai aussi fort que les autres, plus fort, même… Voyons, chers amis, un bon mouvement, laissez-vous toucher…

Il pleurait presque.

– Eh ! monsieur, s’écria Maxence, où voulez-vous que mon père prenne cent vingt mille francs ! Ne l’avez-vous pas vu s’enfuir sans même prendre l’argent que lui avait apporté M. de Thaller ?

Le sourire reparut sur les lèvres blêmes de M. Desclavettes.

– Chut ! fit-il, chut ! Dites cela au monde, mon cher Maxence, dites-le très-haut, de toutes vos forces, et on vous croira, peut-être. Mais ne le dites pas à votre vieil ami, qui connaît trop les affaires pour ne pas savoir à quoi s’en tenir. Et, si quand vous reverrez votre père, il s’avisait de crier misère, et bien ! répétez-lui ce que je vous affirme en ce moment. Quand on file après avoir emprunté douze millions à sa caisse, on serait plus bête que de raison si on n’en avait pas mis deux ou trois en sûreté. Or, Favoral n’est pas une bête…

Ainsi, l’ancien marchand de bronzes en arrivait au même soupçon que le boulanger tout à l’heure.

Des larmes de honte et de colère jaillissaient des yeux de Mlle Gilberte.

– C’est abominable ! ce que vous dites-là, monsieur, s’écria-t-elle.

Il parut stupéfait de sa violence.

– Pourquoi donc ? répondit-il. À la place de Vincent, je n’aurais certes pas hésité à faire ce qu’il a fait certainement. Ne doit-on pas assurer l’avenir des siens ? Et quand je vous dis cela, vous pouvez me croire, je suis un honnête homme, moi, j’ai été vingt ans dans le commerce et j’ai fait mes preuves, et je défie quiconque de prouver qu’il y a eu, en souffrance, sur la place, un effet signé Desclavettes… Ainsi, chers amis, je vous en conjure, consentez à sauver votre vieil ami, sauvez-le de la misère, appuyez sa requête auprès de votre père…

La voix doucereuse de ce bonhomme exaspérait jusqu’à Mme Favoral elle-même.

– Nous ne reverrons jamais mon mari, prononça-t-elle.

Il haussa les épaules, et d’un ton de paternelle gronderie :

– Voulez-vous bien, dit-il, me chasser ces vilaines idées ! Vous le reverrez, ce cher Vincent, car il est bien trop fin pour ne pas dépister les recherches. Naturellement, il se tiendra caché le temps nécessaire, mais dès qu’il le pourra sans danger, il vous reviendra. Est-ce que la prescription a été inventée pour les Turcs ? Le boulevard est tout encombré de gens qui ont eu leur petit accident, et qui ont passé cinq ou dix ans à l’étranger pour raison de santé. En sont-ils plus mal vus ? Pas le moins du monde, personne n’hésite à leur tendre la main. Est-ce qu’on se souvient, d’ailleurs ! Est-ce que chaque matin il ne tombe pas une avalanche d’événements qui ensevelissent les événements de la veille !

Il s’éternisait, et ce n’est pas sans peine que Maxence et Gilberte parvinrent à le congédier, fort mécontent, il ne le dissimula pas, de voir sa requête si mal accueillie.

Il était plus de minuit. Maxence eût bien voulu rentrer chez lui, mais sur les instances de sa mère, il consentit à rester et il alla se jeter tout habillé sur le lit de son ancienne chambre.

– Que nous réserve, pensait-il, la journée de demain !…

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