XXV

Si indulgente d’ordinaire, Mme Favoral était trop sévère, cette fois, et c’est bien injustement qu’elle accusait son fils. Elle oubliait, et quelle mère ne l’oublie, qu’il avait vingt-cinq ans, qu’il était homme, et qu’en dehors de la famille et d’elle-même, il devait avoir ses intérêts et ses passions, ses affections et ses devoirs.

Parce qu’il quittait la maison pour quelques heures, Maxence n’abandonnait assurément ni sa mère ni sa sœur. Ce n’est pas sans un débat intérieur qu’il s’était décidé à s’éloigner, et encore, en descendant l’escalier :

– Pauvre mère, pensait-il, je suis sûr que je lui cause une peine affreuse, mais comment faire autrement !…

Le grand air et le mouvement de la rue, quand il y mit le pied, interrompirent brusquement ses réflexions.

C’était, depuis que le désastre de son père était connu, la première fois qu’il affrontait le grand jour, et il en ressentait une émotion plus poignante, comme si son malheur, tout à coup, lui fût apparu sous une face nouvelle et imprévue.

Moins impérieusement appelé chez lui, à l’hôtel meublé où il demeurait, au boulevard du Temple, il serait rentré précipitamment et eût attendu la nuit pour passer inaperçu.

Dès les premiers pas, il voyait se manifester brutalement l’implacable opinion.

Quand il suivait la rue Saint-Gilles, la veille encore, cette rue où il était né, où il avait joué, enfant, en revenant de l’école, où tout le monde le connaissait, un salut amical ou un sourire l’attendait à toutes les portes.

C’est que la veille encore, il était le fils d’un homme riche et considéré, d’un homme dont on pouvait avoir besoin et dont on enviait les cinquante mille livres de rente…

Tandis que ce matin !

C’est avec une sorte de curiosité mauvaise qu’on le regardait passer. Pas une main ne se tendait, plus une casquette ne se levait sur son passage. Les gens chuchotaient entre eux, en se le montrant du doigt, et dans tous les yeux éclatait l’ironie ou la haine.

C’est que ce matin, il était le fils du caissier infidèle poursuivi par la police, de l’hypocrite à la fin démasqué, de l’homme qui faisait perdre, et qui entraînait dans sa ruine on ne savait combien de malheureux.

Plus déchiré de tous ces regards que le misérable condamné à passer entre les baguettes d’un peloton d’exécution, Maxence hâtait le pas, baissant la tête, la gorge sèche, la joue en feu, quand devant la boutique d’un marchand de vins :

– Tiens, s’écria un homme, voilà le fils. Il ne manque pas de toupet !…

Et plus loin, devant le magasin de l’épicier :

– Allez, disait une femme au milieu d’un groupe, il leur en reste encore plus qu’à nous.

Alors, véritablement, le malheureux eut le sentiment de la responsabilité de la famille, de cette solidarité qui fait descendre du père aux enfants, ou remonter des enfants au père l’estime ou la réprobation.

Il comprit de quel poids allait peser sur sa vie entière le crime de M. Favoral, et quel boulet allait être le nom qu’il portait, ce nom qui jusqu’à ce moment lui avait été comme une clef qui lui ouvrait la caisse des fournisseurs les plus défiants.

Et tout en remontant la rue de Turenne :

– C’est fini ! répétait-il, je ne m’en relèverai pas.

Et il songeait à changer de nom, à s’expatrier, à fuir jusqu’au fond des déserts de l’Amérique la détestable célébrité qui allait, croyait-il, s’attacher désormais à lui.

À quelque distance, cependant, à l’angle de la rue Béranger et de la rue Charlot, il apercevait un groupe d’une trentaine de personnes.

Il ne connut que trop tôt la cause de ce rassemblement.

À cet endroit, où le trottoir est très-large, un marchand de journaux a établi sa boutique, une grande boîte peinte en vert, avec une sorte de toit en toile cirée.

Ce marchand, un gros petit homme, à la face enluminée et au regard impudent, était huché sur un escabeau, et d’une voix enrouée :

– Voilà, criait-il, les journaux du matin ! Voilà ce qui vient de paraître ! Il faut voir les détails du vol de douze millions qui vient d’être commis par un pauvre caissier…

Les passants s’arrêtaient.

– Achetez le journal du matin ! criait l’homme.

Et pour activer le débit de sa marchandise, il ajoutait toutes sortes de lazzi de son crû, disant que le voleur était un homme du quartier, et que c’était bien flatteur et bien avantageux pour le Marais, qu’on avait toujours accusé d’être arriéré.

– Voilà le Marais dans le mouvement, ricanait-il. La foule riait et il poursuivait :

– Le vol du caissier Favoral ! douze millions ! Achetez, pour voir les détails et la manière d’en faire autant !…

Ainsi, le scandale éclatait, terrible, irrémédiable, emplissant Paris de son tapage.

À dix pas, Maxence demeurait immobile, les talons comme rivés au sol, regardant et écoutant.

Il eût voulu s’éloigner, mais un sentiment impérieux, plus fort que sa volonté et que sa raison, le retenait là, ou plutôt l’attirait vers l’échoppe. Il brûlait de savoir ce que disaient les journaux.

Tout à coup, il se décida.

Il s’avança brusquement, jeta trois sous au marchand, saisit un journal, et s’enfuit éperdu, comme s’il eût été poursuivi par des huées.

– Pas poli, le monsieur ! grommelaient deux badauds qu’il avait dérangés.

Mais si prompt qu’eût été son mouvement, un boutiquier de la rue de Turenne avait eu le temps de le reconnaître.

– C’est le fils du caissier ! s’écria-t-il.

– Pas possible !

– Comment n’est-il pas arrêté ?…

Cinq ou six curieux, plus enragés que les autres, s’élancèrent sur ses traces, espérant le voir, le dévisager, mais il était loin déjà.

Accoté contre un réverbère du boulevard du Temple, il dépliait le journal qu’il venait d’acheter.

Oh ! il n’eut pas à chercher l’article.

Au beau milieu de la première page, à la place d’honneur, en grosses lettres, il lut :

ENCORE UN SINISTRE FINANCIER !

« Au moment où nous mettons sous presse, la petite Bourse est en proie à la plus violente agitation. Avec la rapidité d’une traînée de poudre, la nouvelle se répand, tout le long du boulevard, qu’un de nos grands établissements de crédit vient d’être victime d’un vol d’une importance exceptionnelle.

« Vers les cinq heures du soir, ayant besoin d’une pièce de comptabilité, le directeur du Comptoir de crédit mutuel se transporta dans le bureau occupé par le caissier central, alors absent. Un bordereau oublié sur une table fit jaillir dans son esprit l’éclair du soupçon. Épouvanté, il envoya chercher un serrurier, fit ouvrir les tiroirs et acquit l’irrécusable preuve que le Crédit mutuel était victime de détournements dont le total connu jusqu’à présent s’élève à plus de douze millions.

« À l’instant même, une plainte était déposée, et vers sept heures, M. Brosse, le commissaire du quartier, se présentait, muni d’un mandat d’amener, au domicile du caissier infidèle.

« Ce caissier, nommé Favoral – nous n’hésitons pas à le nommer, puisque son nom est dans toutes les bouches – venait de se mettre à table, avec quelques-uns de ses amis. Prévenu, on ne sait comment, il gagna une pièce reculée de son appartement, se laissa glisser par la fenêtre dans la cour d’une maison voisine, et réussit à déjouer toutes les recherches.

« Il y a des années, paraît-il, que ses détournements duraient, habilement masqués par des faux.

« M. Favoral avait eu l’habileté de surprendre l’estime de tous les gens qui le connaissaient. Habitant le Marais, il y menait une existence plus que modeste. Mais il n’avait là que sa demeure officielle, en quelque sorte. Dans un autre quartier, et sous un autre nom, il se livrait à des dépenses effrénées, entourant d’un luxe inouï une femme dont il était follement épris.

« Sur cette femme, on n’est pas d’accord.

« Les uns nomment une très-séduisante comédienne, dont le théâtre n’est pas à cent lieues du passage des Panoramas ; les autres, une dame de la haute société financière, dont les équipages, les diamants et les toilettes ont un renom mérité.

« Il nous serait facile de donner, à cet égard, des détails qui surprendraient bien des gens, car nous n’ignorons rien. Mais dussions-nous paraître moins bien informés que certains confrères du matin, nous garderons un silence qu’apprécieront nos lecteurs. À d’autres le triste honneur d’ajouter par une indiscrétion prématurée à la douleur d’une famille cruellement éprouvée, car M. Favoral laisse au désespoir une femme et deux enfants, un fils de vingt-cinq ans, employé d’un chemin de fer, et une fille de vingt ans, d’une beauté remarquable, et qui a failli, il y a quelques mois, épouser M. C…

« Allons, messieurs les caissiers, à qui le tour ?… »

Des larmes de rage obscurcissaient les yeux de Maxence, pendant qu’il achevait les dernières lignes de ce terrible article.

C’en était fait ! Innocent, il se voyait traîné sur la claie de la plus infamante publicité. Sa douleur devenait un des aliments de l’insatiable curiosité, un sujet de faits-divers, le texte des commentaires des imbéciles et des méchants. Après avoir défrayé la chronique quotidienne du scandale, le crime du caissier du Crédit mutuel allait passer, à l’état de légende, dans ces recueils illustrés que les libraires au rabais exposent à leur vitrine.

– C’est le comble ! répétait Maxence d’une voix sourde.

Et cependant, il était peut-être plus surpris encore qu’indigné.

Ce journal venait de lui en apprendre plus que n’en savaient les intimes amis de son père, plus qu’il n’en savait lui-même.

D’où tenait-il ses renseignements ?

Maxence avait trop le respect de la chose imprimée pour douter, et c’est avec une véritable angoisse qu’il se demandait quels pouvaient être ces autres détails que l’auteur de l’article déclarait connaître et ne vouloir pas livrer encore à la publicité.

S’il eût suivi son inspiration, il eût couru tout d’une haleine au bureau du journal, persuadé qu’on y saurait lui dire en quel quartier de Paris M. Favoral menait son existence de plaisir et de luxe, sous quel nom, et quelle était réellement cette femme dont il était follement épris, et que les uns disaient une femme de la haute finance et les autres une actrice…

Mais il arrivait à son hôtel, l’Hôtel des Folies.

Après un moment d’hésitation :

– Baste ! se dit-il, j’ai toute la journée pour passer au journal !…

Et il s’engagea dans le corridor de l’hôtel, corridor si étroit, si obscur et si long, qu’il donne l’idée d’un boyau de mine, et qu’il est prudent, avant de s’y aventurer, de s’assurer que personne ne vient en sens contraire.

C’est au voisinage du théâtre des Folies-Nouvelles ; – devenu le théâtre Déjazet, que l’Hôtel des Folies doit son nom.

Installé dans l’arrière-corps de logis d’une grande vieille maison, désignée, depuis des années, au pic des démolisseurs, il n’a pas de façade sur le boulevard, et rien n’y trahit son existence, qu’une lanterne au-dessus d’une porte étroite et basse, entre un café et le magasin d’un confiseur.

C’est un de ces hôtels comme on en compte à Paris un bon nombre, d’ailleurs quelque peu mystérieux et suspects, mal tenu, et dont les bénéfices restent, pour les naïfs, un insoluble problème.

À qui sont loués les appartements du premier et du second étage ? On ne sait. Jamais les voisins les plus instinctivement curieux n’ont aperçu le bout du nez d’un locataire. Et cependant, ils sont loués. Souvent, dans l’après-midi, on voit un rideau s’écarter et une ombre passer. Le soir, les fenêtres s’éclairent, et parfois on entend le son d’un vieux piano fêlé.

À partir du second étage, le mystère cesse.

Toutes les chambres hautes, dont le prix est relativement modeste, ont des locataires au mois, des locataires qu’on entend et qu’on voit. Des employés comme Maxence, des commis et des demoiselles de magasin des environs, que leurs patrons ne peuvent loger, quelques garçons de café et parfois un pauvre diable d’acteur ou une figurante du théâtre Déjazet, du Cirque ou du Château-d’Eau.

Un des agréments de l’Hôtel des Folies, et Mme Fortin, la gérante, ne manque jamais de le vanter aux locataires qui se présentent, un avantage inestimable, déclare-t-elle, est une sortie sur la rue Béranger.

– Et chacun sait, conclut-elle, qu’on n’est jamais pris quand on a la chance d’habiter une maison à deux issues.

Lorsque Maxence entra dans le bureau de l’hôtel, une petite pièce obscure et malpropre, les gérants, M. et Mme Fortin, terminaient leur déjeuner par une immense jatte de café au lait de couleur louche, que partageait avec eux un énorme chat roux.

– Ah ! voilà M. Favoral ! s’écrièrent-ils.

À leur accent on ne pouvait se méprendre. Ils savaient la catastrophe. Et le journal déplié sur la table disait comment ils l’avaient apprise.

– On est venu vous demander hier soir, reprit la Fortin, une grosse femme aux traits empâtés par la graisse et au nez toujours barbouillé de tabac, dont la voix mielleuse faisait paraître plus terrible le regard d’oiseau de proie.

– Qui ?

– Un monsieur d’une cinquantaine d’années, un grand sec avec une longue redingote qui lui tombait sur les talons.

Maxence tressaillit.

À ce portrait il s’imaginait reconnaître son père. Et, cependant, était-il admissible qu’après ce qui était arrivé, se sachant traqué par la police, il osât se montrer sur le boulevard du Temple, où tout le monde le connaissait, à deux pas du café Turc, dont il était un des plus anciens habitués ?

– À quelle heure s’est-il présenté ? demanda-t-il.

– Ma foi ! ni moi non plus, répondit la gérante ; j’étais à moitié endormie, mais Fortin va nous dire ça, lui…

M. Fortin, qui devait bien avoir une vingtaine d’années de moins que sa femme, était un de ces petits hommes blonds, à barbe rare, blêmes comme la fièvre, au regard faux et au sourire inquiétant, comme les Madame Fortin savent en trouver, on se demande où.

– Le confiseur venait de mettre ses volets, répondit-il, par conséquent il pouvait être onze heures un quart.

– Et il n’a rien dit, ce monsieur ? reprit Maxence.

– Rien, sinon, qu’il était bien contrarié de ne pas vous trouver. Et dans le fait, oui, il avait l’air vraiment vexé. Nous lui avons demandé son nom pour vous le dire, mais il nous a répondu que ce n’était pas la peine, qu’il repasserait…

Au coup d’œil que de l’angle des paupières lui lançait la Fortin, Maxence comprit qu’elle avait, au sujet de ce visiteur attardé, le même soupçon que lui.

Et, du reste, comme si elle eût tenu à le bien indiquer, de l’air le plus innocent qu’elle put prendre :

– J’aurais peut-être bien fait, insista-t-elle, de lui donner votre clef…

– Et à quel propos, s’il vous plaît ?

– Dame ! on ne sait pas, une idée !… Du reste, Mlle Lucienne pourra vous en dire plus long, car elle était là quand le monsieur est venu, et je crois même qu’ils ont causé un moment dans la cour…

Maxence voyait bien que les gérants ne cherchaient qu’un prétexte pour l’interroger ; aussi, prenant sa clef :

– Mademoiselle Lucienne est chez elle ? fit-il.

– Pourrais pas vous dire. Je l’ai vue aller et venir toute la matinée, et je ne sais pas si elle est rentrée ou restée dehors. Ce qui est sûr, c’est qu’elle vous a attendu hier soir jusqu’à plus de minuit, et, dame ! elle n’était pas contente.

Déjà Maxence avait gagné l’escalier, et à mesure qu’il enjambait les marches roides, une voix de femme fraîche et admirablement timbrée arrivait plus distincte à son oreille.

Elle chantait une de ces chansons comme tous les mois les cafés-concerts en lancent dans la circulation sur un air d’orgue de barbarie :

Espérer, verbe charmant,

Que toute la vie

Conjuguent, l’âme ravie,

L’homme, la femme et l’enfant.

Du bonheur quand l’échéance

Fuit notre fiévreuse main,

C’est la voix de l’espérance

Qui nous dit tout bas : Demain !…

C’est joli de courir,

Mais mieux vaut encor tenir !

 Elle y est ! murmura Maxence, respirant plus librement.

Il arrivait au quatrième étage ; il s’arrêta devant la porte qui faisait face à l’escalier, et d’un doigt léger frappa.

Aussitôt la voix qui venait d’entamer un second couplet s’interrompit et dit :

– Qui est là ?

– Moi, Maxence !

– À cette heure ! répondit la voix avec un rire ironique, ce n’est pas malheureux. Vous aviez oublié, sans doute, que nous devions aller au théâtre hier soir, et partir ce matin à sept heures pour Saint-Germain…

– Vous ne savez donc pas… commença Maxence, dès qu’il put placer un mot.

– Je sais que vous n’êtes pas rentré cette nuit.

– C’est vrai, mais quand je vous aurai dit…

– Quoi ? le mensonge que vous avez imaginé ; je vous en dispense…

– Lucienne, je vous en prie, ouvrez-moi…

– Impossible, je suis en train de m’habiller !

– Lucienne…

– Rentrez chez vous ; sitôt prête, je vous y rejoins…

Et pour couper court à ces explications à travers la porte, elle reprit sa chanson :

Espoir, jadis, j’attendais

Ta manne divine,

Trop longtemps à ta cuisine

J’ai mangé, je te connais.

Pour l’avenir chimérique

J’ai donné mes jours meilleurs !…

Prends ta lanterne magique

Et va la montrer ailleurs !…

C’est joli de courir,

Mais mieux vaut encor tenir !…

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