XXVI

C’est de l’autre côté du palier, à droite, que s’ouvrait le logis, – Mme Fortin, pompeusement, disait : l’appartement de Maxence.

Il avait là une sorte d’antichambre presque aussi grande qu’un mouchoir de poche, décorée par les époux Fortin du nom de salle à manger, une chambre à coucher et un placard, qualifié cabinet de toilette sur le papier de location.

Rien de plus triste que ce logement, dont les papiers éraillés et les peintures malpropres gardaient l’empreinte de tous les nomades qui s’y étaient succédé, depuis l’inauguration de l’Hôtel des Folies. Le plafond disloqué s’écaillait par larges places, le parquet s’émiettait, il fallait un effort pour ouvrir et fermer les portes et les fenêtres affreusement gauchies.

Le mobilier était à l’avenant.

– Comme tout s’use ! gémissait la Fortin. Il n’y a pas dix ans que j’ai acheté mes meubles !

Il y en avait plus de quinze, et encore les avait-elle achetés d’occasion et déjà presque hors de service.

Aussi les rideaux ne conservaient-ils qu’une nuance vague de leur primitive couleur. Le lit était presque entièrement déplaqué. Pas une serrure ne jouait, du secrétaire, ni de la commode. La descente de lit n’était plus qu’une loque infâme, et il fallait se défier du divan dont les élastiques brisés perçaient l’étoffe éraillée, et se dressaient comme des lames de poignard.

L’objet le plus somptueux était un énorme poêle de faïence, qui tenait presque la moitié de l’antichambre-salle-à-manger. On ne pouvait songer à y faire du feu, puisqu’il n’y avait pas de tuyau. La Fortin n’en refusait pas moins obstinément de le retirer, sous ce prétexte qu’il donnait à l’appartement quelque chose de bourgeois et de cossu.

Tout ce confort coûtait à Maxence quarante-cinq francs par mois, plus cinq francs pour le service, payables d’avance, du 1er au 3. C’était la règle invariable de l’hôtel. Si le 4 un locataire se présentait sans argent, carrément la Fortin lui refusait sa clef, et l’engageait à chercher un gîte ailleurs.

– J’y ai été trop prise, répondait-elle à ceux qui essayaient d’obtenir vingt-quatre heures de répit. Et à mon propre père, qui était l’honneur même, et officier supérieur des armées de Napoléon, je ne ferais pas crédit jusqu’au 5 !

C’est le hasard seul qui, après la Commune, avait amené Maxence à l’Hôtel des Folies.

Et il n’y était pas depuis une semaine, qu’il se jurait bien de ne pas détériorer longtemps le mobilier bourgeois des époux Fortin.

Déjà même, il avait cherché et trouvé un logement plus convenable et moins cher, quand une rencontre qu’il fit sur l’escalier vint soudainement modifier toutes ses idées, et donner à son appartement un charme qu’il ne lui soupçonnait pas.

Il y avait bientôt un an, de cela.

Comme il sortait, un matin, se rendant à son bureau, il se croisa sur le palier même, avec une jeune fille assez grande et très-brune, qui montait en courant.

Elle passa devant lui comme un trait, ouvrit la porte en face et disparut.

Mais si rapide qu’eut été l’apparition, elle laissait dans l’esprit de Maxence une de ces empreintes qui ne s’effacent plus.

De toute la journée, il lui fut impossible de penser à autre chose.

Et dès qu’il fut libre, au lieu de se rendre, comme d’ordinaire, dîner rue Saint-Gilles, il envoya une dépêche à sa mère pour lui dire de ne le pas attendre, et bravement il rentra chez lui.

Mais c’est en vain que toute la soirée il fit faction derrière sa porte sournoisement entrebâillée, la voisine ne se montra pas.

Elle ne parut pas davantage le lendemain, ni les trois jours qui suivirent, et Maxence commençait à désespérer, quand enfin, le dimanche, comme il descendait, ils se trouvèrent de nouveau face à face.

Elle lui avait paru bien jolie, au premier abord. Cette fois, elle l’éblouit à ce point qu’il demeura plus d’une minute comme une statue, effacé contre le mur.

Et certes, ce n’était pas sa toilette qui rehaussait sa beauté. Elle portait une pauvre robe de laine noire, un col étroit, des manchettes plates et un chapeau de la plus entière simplicité. Elle n’en avait pas moins un air d’incomparable dignité, une grâce qui charmait, et cependant inspirait le respect, et une démarche de reine…

C’était le 30 juillet.

En accrochant sa clef avant de sortir :

– Décidément, dit Maxence à Mme Fortin, mon appartement me plaît, je le garde, et voici cinquante francs pour le mois d’août.

Et pendant que la gérante de l’Hôtel des Folies lui écrivait un reçu :

– Vous ne me disiez pas, commença-t-il, de son air le plus indifférent, que j’ai une voisine…

Comme un vieux cheval d’escadron qui entend la trompette, la Fortin dressa la tête.

– Ah ! oui ! fit-elle, mademoiselle Lucienne…

– Lucienne ! répéta Maxence, c’est un joli nom.

– Vous l’avez vue ?

– Je viens de la rencontrer. Elle n’est pas mal…

L’estimable gérante tressauta sur son fauteuil.

– Pas mal ! interrompit-elle. Pas mal !… Vous êtes difficile, mon cher monsieur, car moi, qui m’y connais, je prétends qu’on chercherait plus de quatre jours dans Paris, avant de trouver une aussi belle fille. Pas mal ! Une gaillarde qui vous a des cheveux qui lui tombent sur les jarrets, un teint qui éblouit, des yeux grands comme ça, et des dents à faire honte, pour la blancheur, aux dents du chat que voilà !… Allez, vous userez plus d’une paire de bottes à courir après les femmes, avant d’en joindre une qui la vaille…

C’était absolument l’avis de Maxence.

Et cependant, de l’air le plus froid :

– Y a-t-il longtemps, chère madame Fortin, demanda-t-il, qu’elle est votre locataire ?…

– Un peu plus d’un an. C’est ici qu’elle a passé le siége, et même, à ce moment, elle s’est trouvée dans l’impossibilité de me payer. Je voulais, comme de juste, l’envoyer gîter ailleurs, mais elle n’a fait ni une ni deux, elle est allée tout droit chez le commissaire de police, qui est venu me faire défense de mettre dehors ni elle, ni personne. C’est-à-dire qu’on n’est plus maître chez soi !…

– C’était bien ridicule ! objecta Maxence, décidé à conquérir les bonnes grâces de la gérante.

– Jamais on n’avait entendu parler d’une chose pareille, poursuivit-elle. Vous forcer à loger les gens pour rien ! Pourquoi pas à les nourrir aussi, pendant qu’on y était ? Bref, pour vous en finir, elle est restée tant et si bien, qu’après la Commune, elle me devait cent quatre-vingts francs. Pour lors, elle me dit que si je voulais la garder, chaque mois, en me payant d’avance, elle me donnerait dix francs de l’arriéré. Ce fut convenu, et elle s’est déjà acquittée de vingt francs…

– Pauvre fille ! fit Maxence.

Mais la Fortin haussa les épaules.

– Vrai, je ne la plains guère, répondit-elle, car si elle voulait, avant quarante-huit heures je serais payée, et elle aurait à se mettre sur le dos autre chose que sa méchante guenille noire. Croyez-vous donc que les occasions lui manquent de se faire une position ? Mais mademoiselle a ses idées. Ça n’a pas le sou et ça fait sa tête. Quelle pitié ! Moi, je me tue à le lui dire : Voyez-vous, ma fille, au jour d’aujourd’hui, il n’y a qu’un ami sur qui on puisse compter, qui vaut mieux que tous les autres, et qu’il faut prendre quand il vient, et comme il vient, et sans faire la grimace, s’il n’est pas propre : c’est l’argent. On est toujours bien vu quand on a de l’argent, et personne ne demande où vous l’avez pris. C’est pourquoi une femme qui a des avantages et qui ne s’en sert pas, est une bête. Les avantages, ça passe. Regardez-moi, plutôt… Mais bast ! j’ai beau prêcher, c’est comme si je chantais…

C’est avec un ravissement que trahissait son sourire, que Maxence écoutait ces renseignements.

– En somme, que fait-elle ? interrogea-t-il.

– Ni vu, ni connu, répondit la Fortin. Ah ! ce n’est pas une demoiselle qui s’use la langue à conter ses affaires ! Croyez-vous que je ne sais seulement pas son nom de famille ? Tout ce que je peux dire, c’est qu’elle file le matin, dès le patron-minet, et que souvent il est onze heures qu’elle n’est pas encore rentrée. Le dimanche, elle reste dans sa chambre à lire, et le soir elle s’en va se promener toute seule, au bal ou au spectacle… Si elle en connaissait une plus originale qu’elle, bien sûr, elle irait lui chercher dispute…

Un locataire qui rentrait interrompit la Fortin.

Et Maxence s’éloigna, rêvant aux moyens d’entrer en relations avec cette voisine, si jolie et si singulière.

Parce qu’il avait autrefois dépensé quelques cent louis avec des demoiselles à chignon jaune, Maxence s’estimait un gaillard plein d’expérience, et quoi que lui eût dit la Fortin, il croyait peu à la vertu d’une fille de vingt ans qui demeurait seule, dans son hôtel garni, maîtresse sans contrôle de toutes ses fantaisies.

Il se mit donc à épier toutes les occasions de la rencontrer, et vers la fin du mois il en était venu à la saluer familièrement et à lui demander des nouvelles de sa santé…

Mais au premier mot de galanterie qu’il voulut risquer, elle le toisa d’un regard si froid, et lui tourna le dos avec un tel mépris, qu’il en demeura bouche béante, écrasé !…

– Ah ! je perds mon temps, comme un sot ! se dit-il.

Grande fut donc sa stupeur, lorsque la semaine suivante, par une belle après-midi, il vit Mlle Lucienne sortir de chez elle, non plus vêtue de son éternelle robe noire, mais portant une toilette éclatante et d’une richesse extrême…

Le cœur battant, il la suivit.

Devant l’Hôtel des Folies, un huit-ressorts stationnait, attelé de deux bêtes de prix.

Dès que Mlle Lucienne parut, un valet de chambre lui ouvrit respectueusement la portière… Elle monta… Et le cocher rendit la main à ses chevaux, qui partirent au grand trot.

Planté sur ses jambes au bord du trottoir, beaucoup plus élevé, en cet endroit, que la chaussée, Maxence regardait la voiture qui emportait Mlle Lucienne s’éloigner rapidement, puis se confondre et se perdre parmi les mille voitures qui se croisent et se mêlent sur la place du Château-d’Eau.

L’enfant qui voit soudain s’envoler l’oiseau sur lequel il espérait mettre la main a de ces ébahissements désolés.

– Partie ! murmurait-il.

Mais, lorsqu’il se retourna, il se trouva en face des époux Fortin, attirés comme lui dehors par une irrésistible curiosité.

Ils riaient d’un rire qui lui sembla sinistre.

– Quand je vous le disais ! s’écria la Fortin. La voilà lancée. Fouette, cocher ! Elle ira loin, l’enfant !…

Déjà la magnificence du huit-ressorts, la beauté des chevaux, la richesse de la livrée et les splendeurs de la toilette de Mlle Lucienne faisaient leur effet aux environs.

Les consommateurs attablés à la terrasse du café, ricanaient entre eux.

Le confiseur et sa femme, debout sur le seuil de leur boutique, semblaient discuter chaudement, non sans adresser aux gérants de l’Hôtel des Folies des regards indignés.

– Voyez-vous, monsieur Favoral, reprit la Fortin, une si belle fille n’était pas faite pour notre quartier. Il faut en faire votre deuil, elle ne fera plus guère de poussière sur le boulevard du Temple.

Sans un mot de réponse, Maxence lui tourna le dos, et précipitamment regagna sa chambre. Il sentait des larmes chaudes lui jaillir des yeux et il avait honte de sa faiblesse.

Et dans le fait, que lui importait la conduite de cette jeune fille ! Qu’était-elle dans sa vie ? Est-ce que la veille encore il n’eût pas haussé les épaules si on lui eût dit qu’il l’aimait !

– Elle est partie, se répétait-il. Eh bien ! bon voyage !

Mais il avait beau se dire cela, d’un accent délibéré, et même chercher dans son esprit des plaisanteries pour se remonter, il sentait son cœur se serrer et une tristesse noire l’envahir. Des regrets mal définis le poignaient en même temps qu’il avait des tressaillements de colère. Il songeait qu’il avait été bien naïf de s’en laisser imposer par les grands airs de cette demoiselle, qui en définitive ne valait pas mieux que les autres. Il se disait qu’elle ne l’eût pas accueilli si durement, s’il eût été riche, s’il eût eu des toilettes et des chevaux à lui offrir.

Enfin, il avait pris la résolution de n’y plus penser – une de ces belles résolutions qu’on prend toujours et qu’on ne tient jamais, quand, la nuit venant, il descendit pour se rendre rue Saint-Gilles, dîner.

Mais, ainsi qu’il lui arrivait souvent, il s’arrêta au café qui touche à l’Hôtel des Folies, et, s’attablant sur la terrasse, il se fit servir une consommation.

Il « battait » son absinthe, selon l’expression consacrée, c’est-à-dire qu’il versait l’eau dans le verre d’assez haut et par à-coups, de façon à bien brouiller la liqueur et à lui donner cette apparence nauséabonde qui est la joie des amateurs, lorsque, tout à coup, il vit arriver au grand trot, et s’arrêter court, la voiture du matin.

Mlle Lucienne en descendit lentement, traversa le trottoir et s’enfonça dans l’étroit corridor de l’hôtel.

Presque aussitôt, la voiture, tournant bride, repartit.

– Qu’est-ce que cela signifie ? pensait Maxence, qui en oubliait d’avaler son absinthe.

Il se perdait en conjectures absurdes, quand au bout d’un quart d’heure environ, il vit reparaître la jeune fille.

Déjà elle avait dépouillé sa belle toilette et repris sa petite robe de laine noire. Elle avait un panier au bras et se dirigeait vers la rue Charlot.

Sans plus de réflexions, Maxence se leva brusquement et se mit à la suivre en prenant bien ses précautions pour qu’elle ne l’aperçût pas.

Elle tourna rue Charlot, traversa la rue Turenne, et enfin, au coin de la rue de Saintonge, elle entra dans la boutique d’une espèce de marchand de vins-traiteur, où se lisait sur une grande pancarte : Ordinaire à toute heure à 40 centimes. – Œufs durs et salade de saison.

S’étant avancé sournoisement, Maxence vit Mlle Lucienne tirer de son panier une boîte de fer-blanc, et y faire verser ce qu’on appelle un ordinaire : un quart de litre de bouillon, un morceau de bœuf de la grosseur du poing et quelques légumes. Elle fit ensuite emplir à demi, de vin, une petite bouteille, paya, et sortit, de cet air de dignité grave qui lui était habituel.

– Singulier dîner ! murmurait Maxence, pour une femme qui tout à l’heure s’étalait dans un équipage de cinq cents louis…

De ce moment elle devint sa préoccupation unique, l’obsession de sa pensée. Une passion qu’il ne discutait plus s’infiltrait comme un poison subtil jusqu’aux dernières fibres de son être. Où cela le conduirait-il ? Déjà il ne se le demandait plus. Il se tenait pour heureux les jours où, après une longue faction, il avait réussi à entrevoir cette singulière jeune fille.

C’est qu’après cette expédition si extraordinaire, elle semblait avoir repris son train de vie habituel. Dès le matin elle partait, pour ne plus revenir que le soir très-tard.

La Fortin en était confondue.

– Elle se sera montrée trop exigeante, disait-elle à Maxence, et l’affaire aura manqué.

Lui ne répondait pas. Les insinuations de l’honorable gérante lui faisaient horreur, et cependant il ne cessait de se répéter qu’il fallait être naïf jusqu’à la stupidité pour croire un instant à la sagesse de cette demoiselle. Que n’eût-il pas donné pour la questionner ! Mais il n’osait. Souvent, il s’armait de courage, et la guettait sur l’escalier ; mais dès qu’elle arrêtait sur lui son grand œil noir tranquille, toutes les phrases qu’il avait préparées s’envolaient de son cerveau, sa langue se collait contre son palais, et c’est bien juste s’il arrivait à balbutier un timide :

– Bonjour, mademoiselle !…

Il en pleurait de dépit, de découragement et de désirs, se disant que puisqu’il était à ce point ridicule et pusillanime, le plus court était de quitter l’Hôtel des Folies.

Mais un soir :

– Eh bien ! lui dit la Fortin, tout est raccommodé, à ce qu’il paraît. La belle voiture est encore venue chercher notre jeune fille…

Maxence l’eût battue.

– Serez-vous donc bien avancée, répondit-il, quand Lucienne aura mal tourné ?

L’œil jaune de l’honorable gérante s’illumina, et avec un mauvais sourire :

– Ça fait toujours plaisir, grommela-t-elle, d’en avoir une de plus à faire damner les hommes. C’est ces filles-là qui nous vengent, nous autres, pauvres bêtes d’honnêtes femmes.

La suite sembla d’abord justifier les plus fâcheuses prévisions. Trois fois, cette semaine, Mlle Lucienne, selon l’expression de la Fortin, sortit en grand tralala.

Mais comme toujours elle rentrait, et que sitôt rentrée elle reprenait son éternelle robe de laine :

– C’est à n’y rien comprendre, se disait Maxence. N’importe ! j’en aurai le cœur net.

Il demanda en effet et obtint un congé, et dès le lendemain il s’établissait en embuscade derrière la vitre du café voisin. Le premier jour, il perdit ses peines. Mais le second, sur les trois heures, le fameux huit-ressorts parut.

Et quelques instants plus tard Mlle Lucienne y prenait place…

Sa toilette était plus riche encore que la première fois, et si éclatante, qu’elle fit presque scandale, pendant le temps qu’elle mit à traverser le trottoir et à s’installer sur les coussins.

Déjà Maxence s’était élancé sur le boulevard.

Avisant un fiacre vide, il y monta.

– Vous voyez cet équipage ? dit-il au cocher. Où qu’il aille, il faut le suivre. Il y a dix francs de pourboire.

– Connu ! répondit le cocher, en fouettant son cheval.

Et il avait raison de fouetter. C’est au grand trot que les chevaux qui emportaient la jeune fille descendirent le boulevard jusqu’à la Madeleine, suivirent la rue Royale et traversèrent la place de la Concorde. Mais en s’engageant dans l’avenue des Champs-Élysées, ils prirent le pas.

On était à la fin de septembre, et il faisait une de ces radieuses journées d’automne, qui sont un dernier sourire du ciel bleu et la dernière caresse du soleil.

Il y avait des courses au bois de Boulogne.

C’est par cinq ou six de front que les équipages remontaient la chaussée. Les contre-allées étaient envahies par les promeneurs. Et sur le bord du trottoir, dans des chaises, les flâneurs alignés respiraient la brise tiède en regardant passer le monde.

Jamais à voir tout ce mouvement, ce luxe, ce bruit, cet entrain de plaisir, on ne se fût douté qu’on venait de traverser les terribles années de 1870 et de 1871. On eût été tenté de croire à un cauchemar sinistre, si on n’eût aperçu, n’attestant que trop la réalité des désastres, d’un côté, la silhouette des Tuileries incendiées, de l’autre les échafaudages des ouvriers occupés à réparer l’Arc-de-Triomphe…

Du fond de son fiacre, Maxence ne perdait pas de vue Mlle Lucienne.

Elle faisait sensation, évidemment.

Les hommes s’arrêtaient pour la regarder, d’un air d’admiration ébahie, les femmes se penchaient hors de leur voiture pour la mieux voir.

– Où va-t-elle ainsi ? se demandait Maxence.

Elle se rendait au bois, et bientôt sa voiture s’engagea dans l’interminable file des voitures qui tournaient au pas dans la grande allée.

Suivre à pied devenait plus simple. Maxence envoya son fiacre l’attendre à quelque distance, et s’engagea dans l’allée des piétons qui serpente autour des lacs.

Il n’y avait pas fait cinquante pas qu’il s’entendit appeler.

Il se retourna, et à deux longueurs de canne, aperçut M. Saint-Pavin et M. Costeclar.

C’est à peine si Maxence connaissait M. Saint-Pavin pour l’avoir vu trois ou quatre fois rue Saint-Gilles, et il exécrait M. Costeclar.

Pourtant, il avança.

La voiture de Mlle Lucienne était prise dans la file, il était certain de la rejoindre quand bon lui semblerait, et il se trouvait dans une de ces dispositions d’esprit où toute occasion paraît bonne d’échapper à ses réflexions, où on découvre du charme au visage d’un ennemi, où on écoute avec intérêt l’inepte bavardage d’un sot.

– C’est un miracle, que de vous rencontrer ici, mon cher Maxence !… s’écria M. Costeclar, assez haut pour faire tourner la tête à plusieurs personnes.

Occuper autrui de soi, quand même et à n’importe quel prix, était la grande préoccupation de M. Costeclar.

On le devinait rien qu’à sa mise, à la cambrure de son chapeau, aux rayures éclatantes de sa chemise, à son col ridicule, à ses manchettes exagérées, à ses bottes, à ses gants, à sa canne, à tout enfin !…

– Si vous nous voyez sur nos jambes, ajouta-t-il, c’est que nous avons tenu à marcher un peu. Ordonnance du docteur, mon très-cher ! Ma voiture est là-bas, tenez, derrière ces arbres ; reconnaissez-vous mes pommelés ?…

Et il tendait sa canne dans la direction, comme s’il se fût adressé non pas seulement à Maxence, mais à tous les gens qui passaient.

– C’est bon, va ! on sait que tu as une voiture, interrompit M. Saint-Pavin.

Le directeur du Pilote financier était le vivant contraste de son compagnon.

Encore plus débraillé que M. Costeclar n’était tiré à quatre épingles, il étalait cyniquement une cravate roulée en corde sur une chemise de deux ou trois jours, une redingote toute blanche de duvet et de peluche, des bottines boueuses, bien qu’il n’eût pas plu depuis plusieurs jours, et de grandes mains rouges d’une surprenante malpropreté.

Il n’en était que plus fier. Et c’est crânement qu’il portait sur l’oreille un chapeau que n’avait pas touché la brosse depuis le jour où il était sorti du magasin du chapelier.

– Ce diable de Costeclar, poursuivit-il, il ne veut pas croire qu’il y a en France un certain nombre de gens qui vivent et qui meurent sans avoir eu jamais ni coupé, ni cheval, ce qui est avéré, cependant. Ces fils de famille qui ont trouvé dans leurs langes cinquante ou soixante mille livres de rentes sont tous les mêmes…

L’intention blessante était manifeste, mais M. Costeclar n’était pas homme à se fâcher de si peu.

– Tu es de méchante humeur, mon très-cher, dit-il. Le directeur du Pilote financier eut un geste menaçant.

– Eh bien ! oui, répondit-il, je suis de mauvaise humeur, comme un homme qui depuis dix ans bat la grosse caisse à la porte de toutes vos sacrées baraques financières, et qui ne fait pas ses frais. Oui, voilà dix ans que je m’enroue à clamer votre boniment : « Entrez, mesdames et messieurs, et pour chaque pièce de vingt sous que vous nous confierez, nous vous rendrons un écu de six francs… Entrez, suivez le monde, passez au bureau, voilà l’heure et le moment !… » On entre, on passe au bureau, vous recevez des montagnes de pièces de vingt sous, vous ne rendez jamais rien, ni écus de six francs ni seulement un centime, le tour est fait, le public est refait, vous roulez voiture, vous suspendez des diamants aux oreilles de vos maîtresses… et moi, l’organisateur du succès, moi dont les réclames fouillent les poches les mieux closes et font tressaillir les vieux louis jusqu’au fond des bas de laine, j’en suis réduit à faire ressemeler mes bottes. Vous me marchandez mon existence ! Vous rechignez dès que je vous parle de payer les grosses caisses crevées à votre service…

Il parlait si haut, que trois ou quatre curieux s’étaient arrêtés.

Mais que lui importait !

Et de son terrible accent gascon :

– Mais j’en ai assez, continua-t-il, de ce métier de dupe ! Et un de ces quatre matins, au lieu de ces blagues qui ont fait votre fortune, je vais me mettre à imprimer la vérité toute vive et toute nue. Ah ! vous ne voulez pas me payer ! Eh bien ! le public me payera, lui, pour savoir au juste ce que sont toutes vos boutiques, et ce qu’il risque à s’y aventurer !

Sans être un grand clerc, Maxence comprenait fort bien qu’il était arrivé au plus fort d’une âpre discussion d’argent entre ces deux messieurs.

Serré de trop près, et croyant ainsi gagner du temps, M. Costeclar l’avait appelé, mais l’autre n’était pas d’un caractère à se laisser fermer la bouche par un tiers…

Saluant donc :

– Excusez-moi, messieurs, dit le jeune homme, de vous avoir interrompus…

Mais M. Costeclar le retint.

– Je ne vous lâche pas, déclara-t-il, vous allez venir avec nous prendre un verre de madère à la Cascade…

Et s’adressant au directeur du Pilote :

– Allons, tais-toi, lui dit-il, tu auras ce que tu demandes.

– Vrai ?

– Tu as ma parole.

– J’aimerais mieux un petit bout d’engagement.

– Je te le signerai ce soir.

– Oh ! alors, en avant les grands moyens ! Tu me diras des nouvelles de mon numéro de dimanche.

La paix était faite, et c’est le plus amicalement du monde que ces messieurs continuèrent leur promenade le long de l’allée des piétons.

– Ainsi, disait M. Costeclar à Maxence, vous ne venez pas souvent au bois ?…

– Jamais. Je n’en ai ni le temps ni les moyens…

– Eh bien ! c’est un tort, interrompit M. Saint-Pavin.

Et s’arrêtant brusquement :

– Oui, c’est un tort, insista-t-il, car le spectacle est curieux et vaut la peine d’être médité. Regardez bien, monsieur Favoral, et de tous vos yeux ! Regardez-moi ces voitures de toutes sortes, ces livrées, ces cavaliers, ces chevaux, ces femmes en toilettes magnifiques, tout ce luxe, tout cet étalage !… C’est ici que se dépense une bonne partie de cet argent des autres qu’on se dispute si chaudement à la Bourse. C’est ici, que moi qui suis un philosophe, je viens chercher le pourquoi d’un tas de petites infamies, le secret de filouteries inexplicables, la raison de ces ruines soudaines dont vous parlent les journaux… C’est ici que les heureux du jeu s’étalent et brillent… C’est pour s’y étaler et y briller qu’on joue… Demandez à Costeclar pourquoi il va fonder une société au capital de je ne sais combien de millions ? Il vous répondra que c’est pour construire un chemin de fer. Eh bien ! pas du tout. C’est pour avoir la gloire de payer cette Victoria à caisse bleue, tenez, là-bas, à la demoiselle qui s’y vautre, et qui n’est autre que Jenny Fancy. Elle n’est plus jeune, vous le voyez, ni jolie, ni gracieuse ; elle est plus sotte que vous ne le sauriez imaginer… Mais elle est illustre. Elle a été la maîtresse du comte Hector de Trémorel, qui s’est suicidé, après avoir empoisonné un de ses amis et assassiné la veuve de cet ami, qu’il avait épousée…

La Victoria à caisse bleue passait.

Du haut des coussins, Mme Fancy adressa à M. Costeclar un geste amical.

Et lui :

– Tu as beau plaisanter, dit-il à Saint-Pavin, Fancy est encore une des femmes les plus remarquables de Paris…

– Combien te coûte-t-elle ? ricana le directeur du Pilote.

Et tout de suite, s’adressant à Maxence :

– Ouvrez les yeux et les oreilles, continua-t-il, soyez juge, et dites-moi si Fancy n’a pas ici des rivales dont les titres priment les siens. Par exemple, c’est pour cette blonde si maigre, là, dans ce huit ressorts, que le notaire Couquart s’est brûlé la cervelle, après avoir raflé un million à ses clients. C’est pour cette autre si plâtrée que d’Ernauton a tué son beau-frère en duel. Cette petite brune a mangé huit cent mille francs en deux ans à ce pauvre Sariges, qui est maintenant au bagne. Voici Flora, qui donnait à jouer chez elle, et qui faisait tricher son amant, le petit Rû de Modane, qui doit faire à cette heure des chaussons de lisière dans quelque maison centrale. Voici encore Mme de Chanclos, dont le vrai nom est Eulalie Trottignon, pour qui deux commis bijoutiers dévalisaient leur patron, et la Gipsy qui est en train de ruiner notre ami Courmache, et la Nina, qui ruinera notre ami Doulevent…

Les voitures incessamment se succédaient et à toutes ces dames, – la fine fleur, disait-il, M. Costeclar adressait son plus gracieux sourire.

Et, par moments, prenant la parole à son tour :

– Voici, disait-il, la comtesse de Lagors et Mme de Chandornay, – et il saluait. Voici Mme de Manosque, dont le mari voyage en Allemagne pour insuffisance d’actif, – et il resaluait. Voici miss Gool, la fille de cet Américain si riche qui, donnant un bal, dernièrement, au Grand-Hôtel, avait écrit de sa main, au bas des invitations : « Si quelque dame a besoin de fonds pour sa toilette, elle peut, avec la présente, se présenter à la caisse, et il sera fait droit à sa demande… »

M. Saint-Pavin se frottait les mains.

– Et plusieurs dames se sont présentées à la caisse, ricana-t-il, Gool me l’a dit…

– Voici encore, continuait M. Costeclar, Mme Firmin, la femme du banquier, et Mlle Marcolet, la fille du marchand de brevets, et là-bas, dans cette voiture, avec ces deux grands valets de pied, Mme et Mlle de Thaller…

Mais il s’interrompit, se haussa sur ses pieds, et tout à coup :

– Sacrebleu ! la belle personne ! s’écria-t-il.

Sans trop d’affectation, Maxence recula d’un pas. Il se sentait rougir jusqu’aux oreilles et tremblait qu’on ne remarquât sa rougeur soudaine et qu’on ne l’interrogeât.

C’est que c’était Mlle Lucienne qui provoquait ainsi le bruyant enthousiasme de M. Costeclar. Une fois déjà elle venait de faire le tour du lac, et elle continuait sa promenade circulaire.

– Positivement, approuva le directeur du Pilote financier, elle est un peu mieux que toutes ces dames que nous venons de voir passer…

Pour un peu, M. Costeclar se serait arraché les cheveux.

– Et je ne la connais pas ! poursuivait-il. Une femme adorable se promène au bois, et je ne sais pas qui elle est ! C’est ridicule et prodigieux ! Qui nous renseignera ?…

À une petite distance, se tenaient groupés quelques hommes qui, eux aussi, venaient de mettre pied à terre pour se dégourdir les jambes.

Ils étaient là aux premières loges, et le chapeau sur l’oreille, le cigare aux dents et le lorgnon à l’œil, impertinents, contents de soi, tantôt ricanant et tantôt saluant jusqu’à terre, ils regardaient ce défilé qui semblait ne pas devoir finir et cette exhibition d’équipages et de toilettes.

– Ce sont des amis, dit M. Costeclar à Maxence et à Saint-Pavin, approchons.

Ils approchèrent, et tout de suite, avec cette désinvolture qui le distinguait :

– Qui est celle-là ? interrogea M. Costeclar, cette brune, là-bas, dont la voiture suit celle de la baronne de Thaller ?

Un vieux jeune homme aux cheveux rares, à la barbe teinte et au sourire impudent, lui répondit :

– Voilà justement ce que nous sommes en train de nous demander. Personne de nous encore ne l’avait vue.

– Pardon, interrompit un autre, je viens de vous dire que je l’ai aperçue avant-hier.

– Et vous savez qui elle est ?

– Non.

– Alors, nous n’en sommes pas plus avancés, dit un petit jeune homme à tournure prétentieuse. Ce doit être une étrangère, une Espagnole… Qu’en pensez-vous, vicomte ?

Le vicomte était un grand garçon d’une surprenante maigreur. Ses habits, sur son corps, flottaient comme des hardes qu’on a mises sécher le long d’une perche.

– Une Espagnole ne serait pas si blanche, répondit-il. Je n’ai vu ce teint éblouissant qu’aux brunes des pays du Nord, aux Suédoises, par exemple.

– Peut-être est-ce une Suédoise ? Le vieux beau hocha la tête.

– Une étrangère, déclara-t-il sentencieusement, ne serait pas seule dans sa voiture. Elle aurait, avec elle, un père ou un mari, une parente, une amie, quelqu’un enfin…

– Baste ! interrompit M. Costeclar, c’est simplement quelque femme de la société…

– Avec cette toilette ? fit M. Saint-Pavin.

– Pardon !… je la trouve délicieuse…

– Naturellement, puisqu’elle tire l’œil à cent pas. Mais c’est pour cela, précisément, que jamais une femme comme il faut ne l’étalerait dans une voiture de louage…

Maxence tressaillit.

– Quoi ! c’est une voiture de louage ? s’écria-t-il.

D’un air de dédaigneuse surprise, les autres le regardèrent, le toisant du bout des bottes jusqu’à l’extrémité du chapeau.

– Comment ! vous n’avez pas reconnu un huit ressorts de chez Brion ? lui dit M. Costeclar. Où diable aviez-vous la tête !

Mais le maigre vicomte était l’oracle de cette intéressante société.

– Ne vous creusez pas la cervelle, mes très-chers, reprit-il, c’est une femme qu’on lance, tout simplement. Et si elle est adroite, elle a d’assez jolis yeux pour faire sa fortune et celle des honnêtes gens qui spéculent sur sa beauté, et qui lui avancent sa voiture et ses toilettes…

– J’en aurai, sacrebleu ! le cœur net ! interrompu M. Costeclar. J’ai un domestique intelligent…

Déjà il s’élançait vers l’endroit où stationnait son coupé ; le vieux beau le retint.

– Ne vous dérangez pas, cher ami, fit-il d’un ton goguenard. J’ai aussi un domestique qui n’est pas une bête, et voici un quart d’heure qu’il a mes ordres.

Tous les autres éclatèrent de rire.

– Distancé, Costeclar ! s’écria M. Saint-Pavin, qui, malgré le débraillé de sa mise et le cynisme de ses façons, semblait on ne peut mieux accepté.

Personne plus ne faisait attention à Maxence ; il en profita pour s’esquiver sans le moindre souci de ce que penserait M. Costeclar.

Il avait bien eu un moment la pensée de prendre la défense de Mlle Lucienne ; il avait été retenu par la peur du ridicule et aussi par cette conviction que le vicomte n’avait que trop raison.

Est-ce que toutes les apparences n’étaient pas contre elle ?

Comment expliquer autrement que par d’inavouables espérances, sa présence au bois, à cette heure, avec cette toilette tapageuse, dans cette voiture de louage ?

Ainsi, son existence de privations n’était qu’un calcul ; sa sagesse, qu’une spéculation. Elle était comme toutes les autres, plus prudente seulement, et plus patiente ; et froidement, sans l’excuse de la passion ni de l’entraînement, elle attendait, elle épiait l’occasion de faillir fructueusement.

– Ah ! la misérable ! se disait Maxence, outré de colère, comme si elle l’eût trahi, et suivant du regard sombre de l’envie tous ces jeunes gens qui passaient à cheval, des jeunes gens riches, et parmi lesquels, pensait-il, Mlle Lucienne ne demanderait pas mieux que de choisir…

Mais il arrivait à l’allée où l’attendait son fiacre :

– Où allons-nous, bourgeois ? lui demanda le cocher, tout en se hâtant de retirer à son cheval sa musette d’avoine.

Maxence hésita. Qu’avait-il de mieux à faire que de rentrer ? Il avait voulu savoir, il savait, croyait-il. Et cependant :

– Nous allons, répondit-il, attendre la voiture de tantôt, et la suivre au retour.

Il n’en apprit pas davantage.

C’est au boulevard du temple, à l’Hôtel des Folies, directement, que se fit ramener Mlle Lucienne. Et de même que l’autre fois, elle se hâta de reprendre son éternelle robe noire, et Maxence la vit aller chercher son modeste dîner chez le petit traiteur de la rue Saintonge.

Mais il vit autre chose encore :

Presque sur les pas de la jeune fille, un domestique s’enfonça dans le corridor de l’hôtel, et ne se retira qu’après être resté un gros quart d’heure en grande conférence avec la Fortin.

– C’est fini, pensa le pauvre garçon, Lucienne ne sera pas longtemps ma voisine.

Il se trompait. Un mois s’écoula sans amener aucun changement. Comme par le passé, la jeune fille partait tôt, rentrait tard, et tous les dimanches restait seule enfermée dans sa chambre. Une ou deux fois la semaine, quand le temps était beau, la voiture de chez Brion venait la prendre sur les trois heures et la ramenait à la nuit.

Si bien que ne sachant plus qu’imaginer, Maxence, désespérément se raccrochait aux plus folles conjectures, lorsqu’un soir, c’était le 31 octobre, comme il rentrait se coucher, il entendit de grands éclats de voix dans le bureau de l’hôtel.

Poussé par une instinctive curiosité, il s’avança sur la pointe du pied, de façon à bien voir et à bien entendre.

Les époux Fortin et Mlle Lucienne étaient en grande discussion.

– C’est se moquer, clamait l’honorable gérante, et je prétends être payée…

Mlle Lucienne était fort calme.

– Eh bien ! répondait-elle, est-ce que je ne vous paie pas ? Est-ce que ne voici pas 40 francs, 30 francs d’avance pour ma chambre et 10 à valoir sur l’arriéré ?

– Je ne veux pas de vos dix francs.

– Que voulez-vous donc ?

– Tout : les cent cinquante francs que vous me devez encore.

La jeune fille haussa les épaules.

– Vous oubliez nos conventions, prononça-t-elle.

– Nos conventions ?…

– Oui. Lorsque le calme a été rétabli dans Paris, il a été entendu que chaque mois je vous donnerais dix francs sur l’arriéré. Tant que je vous les donne, vous n’avez rien à me réclamer.

Cramoisie de colère, la Fortin s’était dressée sur ses jambes.

– Autrefois, interrompit-elle, je croyais avoir affaire à une pauvre ouvrière, à une honnête fille…

Mlle Lucienne ne daigna pas relever l’insulte.

– Je n’ai pas la somme que vous me demandez, fit-elle froidement.

– Eh bien ! vociféra l’autre, tu iras les demander à ceux qui te paient des voitures, coquine ! À ceux qui te donnent des toilettes qui affichent ma maison, coureuse !…

Toujours aussi impassible, la jeune fille au lieu de répondre, allongea la main vers le tableau où était accrochée sa clef.

Mais le sieur Fortin lui arrêta le bras, et ricanant :

– Ah ! mais non ! fit-il ! Pas d’argent, pas de clef ! Quand on ne paie pas son hôtel, on couche dehors, ma biche !

Maxence, le matin même, avait touché son mois, et il sentait, en quelque sorte, tressaillir dans sa poche deux cents francs en beaux billets de cinq francs.

Obéissant à une inspiration soudaine, il ouvrit brusquement la porte du bureau :

– Voilà votre argent, misérables ! cria-t-il.

Et, jetant cent cinquante francs sur la table, il se retira.

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