Chapitre IV

Eh bien ! ce divertissement paraissait très peu réjouir le vicomte de Candale, qui, renversé sur sa chaise, attendait d’un air triste et nonchalant que la mousse qui écumait dans le cornet de cristal de son verre se fut éteinte pour le porter à ses lèvres, et répondre à la santé que la belle Guimard, debout et sa jolie main appuyée sur la table, venait de porter en ces termes :

« À monsieur le vicomte de Candale, autrement dit le Beau ténébreux.

– Oui, à la santé du nouvel Amadis des Gaules ! » crièrent en chœur les autres convives en tendant leurs verres du côté du vicomte de Candale.

Le vicomte, après avoir choqué son verre avec celui de chaque convive, le vida silencieusement et le reposa près de lui.

« Ce cher vicomte », dit en souriant une jolie femme dont l’œil déjà vif était allumé par une touche de fard placée à propos sous la paupière ; « ce cher vicomte, a-t-il reçu quelque mauvaise nouvelle ? Est-ce que, par hasard, l’oncle dont il hérite et qui paraissait sentir le ridicule qu’il y a de ne pas mourir à soixante et dix ans, aurait renvoyé ses médecins et se remettrait à vivre ?

– Tais-toi, Cidalise », reprit une grande fille en taffetas vert pomme glacé d’argent et qui faisait avec sa voisine un contraste parfait ; « M. de Candale n’est point encore si bas percé qu’il en soit à soupirer après les héritages ; cet incomparable fils de famille mange à même sa légitime, et il a encore de quoi être aimé à l’Opéra pendant un lustre.

– Oh ! dit Cidalise, quand il n’aura plus d’argent, on lui fera crédit et on l’aimera sur billets payables avec la dot de sa femme.

– Et moi », dit une blonde fort jolie en se penchant à l’oreille du vicomte avec un abandon voluptueux, « je l’aimerai pour rien.

– C’est bien cher, Rosette, répondit Candale en donnant une petite tape amicale sur l’épaule nue et frémissante de la jeune femme. Je préférerais, je crois, dans une extrémité pareille, déclarer ma flamme à Cidalise en engageant mes héritages futurs sur papier timbré ; mais rassurez-vous, je ne suis pas beaucoup plus ruiné qu’à l’ordinaire, et j’ai toujours quelques milliers de louis en réserve pour les choses inutiles.

– Alors, qu’avez-vous donc, Candale ? » dit la Guimard, intervenant dans la conversation ; « vous êtes d’un morne inouï, et l’on ne vous reconnaît pas ?

« Vous, d’habitude si vif aux reparties, vous donnez dans la gravité à faire peur, et vous vous tenez à ce souper comme quelqu’un de robe siégeant sur les fleurs de lis. Nous ne jugeons personne, mon cher.

– C’est vrai que ce pauvre Candale a la plus piteuse mine du monde, et fait piètre contenance devant les flacons et les beautés », cria de l’autre bout de la table le marquis de Valnoir, qui se sentait déjà de ses nombreuses libations à Bacchus, et s’était plusieurs fois fait donner de l’éventail sur les doigts par une voisine peu sévère pourtant.

« Je vais le confesser, moi », dit la blonde Rosette en prenant le vicomte par la main et en l’entraînant vers une riche paphos qui se contournait sur ses pieds rocaille, au fond de la salle, et offrait aux entretiens amoureux toutes les facilités désirables.

« Cher frère, il faut d’abord vous mettre à genoux, c’est l’attitude obligée au tribunal de la pénitence », dit Rosette avec un air de componction tout à fait édifiant.

« Je n’y dérogerai pas, répondit le vicomte, surtout lorsque le confesseur a l’œil si tendre et la voix si douce. »

Et il s’agenouilla devant Rosette, qui pencha vers lui sa tête charmante.

« Quel remords vous agite, que vous portez de par le monde cette physionomie lugubre et pitoyable ?

« Quelle conquête avez-vous manquée ? à quelle innocence, à quel mari avez-vous fait grâce dans un moment de vertu ridicule ? car ce sont là des fautes dont on ne se console point.

– Je n’ai rien de ce genre à me reprocher. D’innocence, je n’en ai rencontré nulle part. Quant aux époux, ils sont trop Vulcains pour qu’on en ait pitié ; ma conscience est donc en règle de ce côté-là.

– Dès que vous n’avez point commis de ces péchés-là, je vous absous, et il n’est pas nécessaire que vous restiez agenouillé ; prenez place à côté de moi, et baisez ma main pour toute pénitence. »

Candale se releva et posa galamment ses lèvres sur la main fine et potelée de Rosette.

« Alors, expliquez-moi cette physionomie funèbre.

« Si ce n’est pas le remords qui l’assombrit, c’est le chagrin, et quel chagrin pouvez-vous avoir ? un amour malheureux ? Il ne doit pas y en avoir pour vous.

– Vous me flattez ; mais je n’ai point les conditions qu’il faut pour ce malheur-là, puisque je n’aime personne.

– Savez-vous que ce n’est ni galant ni français, ce que vous venez de dire, monsieur ?

« Apprenez qu’à Paris, un homme du monde est toujours censé amoureux de la femme à laquelle il parle.

– Vous n’êtes pas une femme, puisque vous êtes mon confesseur.

– Nullement. Vous vous êtes relevé et nous causons. Fi ! monsieur le vicomte… Je suis femme et très femme.

– Eh bien, petite, si j’étais amoureux de toi, ce n’est pas cela qui me rendrait triste, car tu ne me recevrais pas en tigresse d’Hyrcanie, si j’en crois ce que tu me chuchotais tout à l’heure à l’oreille.

– Qu’ai-je donc dit tout à l’heure ?

– Que tu m’aimerais quand même je serais ruiné.

– Oui ; mais comme vous n’êtes pas ruiné, je ne vous aime plus ; j’aurais fait cette générosité à votre indigence.

« Nous qui recevons toujours, il nous plaît quelquefois de donner ; c’est une douceur nonpareille. »

Et en disant cela la voix enjouée et moqueuse de Rosette avait pris un ton d’attendrissement, et ses beaux yeux bleus s’étaient illuminés d’une douce lueur dont Candale fut frappé.

« Quel regret j’ai de ne pas être aussi pauvre qu’un poète ! J’ai bien envie, pour me mettre dans l’état qu’il faut pour être aimé de vous, de jouer toutes les nuits.

– Vous pourriez gagner.

– De marier des rosières, de doter des académies, de faire faire des cascades dans le jardin de mon château, ce qui ruine même les rois.

– Tout cela ne serait pas nécessaire », continua Rosette en faisant bouffer sa jupe étalée ; « si vous m’aimiez un peu, je me résignerais à souffrir votre richesse ; mais vous n’avez pas la moindre flamme à mon endroit.

– C’était vrai tout à l’heure ; maintenant, peut-être, ce ne l’est plus », répondit Candale en se rapprochant de Rosette autant que le permettait le panier, et en saisissant sa main qu’elle abandonna sans résistance.

« Eh bien ! savez-vous le secret de Candale ? » cria le marquis de Valnoir en s’avançant d’un pas mal assuré, que maintenait encore l’habitude de l’ivresse, vers le groupe qui s’était isolé pendant quelque temps du tumulte général de l’orgie.

« Oui, je le sais », répondit Rosette en se levant et sans retirer la main que tenait le vicomte ; « il m’a confié ses malheurs, et je vous le ramène tout consolé.

– Peste ! quelle consolatrice ! il faudra lui confier la guérison des désespoirs », grommela le marquis de Valnoir en reconduisant d’un air ironique le couple vers la table.

Le vicomte de Candale, s’il n’était pas guéri radicalement de sa tristesse, avait l’air à coup sûr beaucoup moins mélancolique ; son œil avait repris du brillant, et il répondit avec beaucoup de grâce et d’esprit à toutes les plaisanteries qu’on lui lançait des quatre coins de la table, et la Guimard avoua que les malfaisantes vapeurs qui offusquaient la gaieté du jeune gentilhomme étaient dissipées complètement, et qu’elle reconnaissait son Candale d’autrefois.

Une santé générale fut votée en l’honneur de Rosette, qui avait opéré ce miracle, et les verres furent vidés religieusement jusqu’à la dernière goutte, grâce à la vigilante police du marquis de Valnoir qui mettait une solennité ponctuelle à ces sortes de libations, et ne permettait à personne d’être moins ivre que lui.

Au milieu de la bacchanale qui suivit cette santé, sans que personne prît garde à eux, tant chacun était occupé de ses propres affaires, Candale et Rosette s’éclipsèrent.

Rosette, qui ne devait s’en aller que plus tard avec l’amie qui l’avait amenée, monta dans le vis-à-vis du vicomte de Candale.

Ce genre de char semble avoir été inventé par l’Amour pour la facilité des aveux et des larcins galants ; beaucoup d’amants timides y ont dû au hasard d’un choc un bonheur qu’ils n’eussent point eu l’audace de demander.

Le pied rencontre le pied, le genou frôle le genou, les mains se touchent, les bouches et les joues viennent au-devant les unes des autres. Pour peu que l’énorme cocher, plus ivre que de coutume, coupe brusquement un ruisseau, peu de vertus sortent d’un vis-à-vis comme elles y sont entrées.

Rosette, comme on a pu le voir, n’était pas d’une vertu bien farouche, et Candale ne péchait pas par un rigorisme outré : eh bien ! nous pouvons affirmer, ce qui ne paraîtrait croyable à personne, que, pendant le trajet, qui fut assez long, le cocher du vicomte étant trop spirituel pour pousser ses chevaux quand son maître était en vis-à-vis avec une jolie femme, Candale ne se permit pas la moindre liberté, bien que Rosette se penchât souvent vers lui et montrât son émotion par ses soupirs étouffés et le mouvement de sa gorge qui faisait trembler son bouquet.

Oui, ce fait invraisemblable au XVIIIe siècle se produisit ce soir-là.

Candale remit Rosette chez elle sans lui avoir pris un seul baiser, et la quitta après l’avoir saluée au seuil de son appartement.

Lorsqu’il fut remonté dans sa voiture, il dit en bâillant :

« Dieu ! que ces filles et ces soupers m’assomment ! Mais comment vais-je finir ma nuit ?

« Si j’essayais de m’encanailler un peu et d’aller incognito à ce bal dont Bonnard m’a parlé, et où il doit se trouver quelques jolis minois de la bourgeoisie et du peuple, plus frais que tous ces museaux célèbres, lustrés de pommade et de fard, qui semblent s’être polis comme les idoles sous les baisers des dévots ! »

Rosette, à qui pareille aventure n’était jamais arrivée, s’abandonna toute rêveuse aux mains de ses femmes, qui l’accommodèrent, et se coucha dans une solitude dont elle paraissait étonnée et chagrine.

« Ah ! Candale ! Candale ! » murmura-t-elle en s’endormant.

Share on Twitter Share on Facebook