Chapitre V

Mme de Champrosé, que nous avons laissée en fiacre avec sa fidèle Justine, s’amusa fort des cahots du sapin qui vacillait sur ses ressorts fatigués, et pendant le trajet, qui dura longtemps, bien que le cocher, grassement payé, fouettât ses deux rossinantes avec toute la conscience imaginable, elle poussait de petits cris mêlés de rire chaque fois que la machine chancelante penchait d’un côté ou d’un autre, suivant les inégalités d’un pavé détectable, car monseigneur le lieutenant de police s’occupait beaucoup plus alors de chercher des histoires scandaleuses pour l’amusement du roi son maître, que de la commodité des citadins.

Enfin l’on arriva, car on finit toujours par là, même quand on est parti en fiacre.

Un petit Savoyard, porteur d’un falot, tendit galamment le coude aux dames, qui descendirent par le marchepied glissant avec une maladresse affectée, qui leur laissa le temps de faire voir aux gens attroupés à la porte une cheville bien tournée et un bas bien tendu.

Le bal était commencé, les fenêtres de la guinguette du Moulin-Rouge, vivement illuminées, montraient que les ordonnateurs de la fête, quoique bourgeois, n’avaient pas lésiné sur l’huile, fournie d’ailleurs par quelques-uns d’entre eux, qui exerçaient la noble profession d’épicier : des tapissiers avaient apporté des banquettes et des festons de fleurs de papier, de sorte que la salle n’avait pas si mauvaise grâce qu’on eût pu se l’imaginer d’abord.

L’orchestre, grimpé sur un tréteau recouvert d’une housse passementée de paillon, occupait l’embrasure d’une porte dont on avait enlevé les battants : il se composait d’un violon qui, après avoir raclé sa partie au spectacle d’Audinot ou des Grands Danseurs du roi, n’était pas fâché de gagner un petit écu de trois livres, dans le reste de sa nuit, à faire danser des bourrées et des rigodons ; d’un tambourin, qui marquait fortement la mesure pour la rappeler à des oreilles disposées à la mettre en oubli ; et d’une flûte, qui ne se permettait qu’un nombre suffisant de couacs.

Certes, M. Rameau, qui sait inventer de si savantes combinaisons musicales, eût pu trouver cet orchestre un peu maigre et barbare, mais il suffisait de reste à ce qu’on exigeait de lui : il suppléait au nombre par le zèle ; le violon grattait les boyaux de son instrument avec furie, et faisait les démanchés les plus extravagants du monde, accompagnés de grimaces de possédé ; la flûte gonflait ses joues comme un suppôt d’Éole dans le ballet des vents, et soufflait dans son turlututu de manière à se rendre la face du plus beau cramoisi ; le tambourin, agitant ses bras en démoniaque, battait sa peau d’âne à la crever, et tous trois, de peur de perdre la mesure, la battaient fortement du pied, comme des ménétriers de village, et faisaient lever un nuage de poussière de la planche qui les supportait.

Un broc de vin où ils buvaient tour à tour de larges lampées, était placé à côté de ces Amphions ; et l’hôte du Moulin-Rouge le remplissait complaisamment, ayant appris par expérience que rien n’est salé comme la musique, à en juger par l’altération inextinguible des musiciens.

Cette harmonie qu’on entendait de l’escalier divertissait Mme de Champrosé qui, jouant elle-même fort proprement du clavecin, était à même de distinguer les licences que cet orchestre sauvage se permettait avec les règles de la musique.

Dans le trajet, Mme de Champrosé avait permis et recommandé à Justine de ne la point traiter avec un respect qui n’eût pas été naturel entre cousines.

Elle lui ordonna même de la tutoyer, et comme elle ne pouvait pas s’appeler de son nom véritable, elle avait choisi celui de Jeannette comme simple, pastoral et candide au possible.

Quand Justine parut, accompagnée de Jeannette, tout le monde se précipita vers elle avec beaucoup d’empressement ; elle présenta sa fausse cousine le plus naturellement du monde, et les galanteries de l’assemblée éclatèrent en compliments qui, pour être mal tournés, n’en furent pas moins acceptés avec plaisir : les dieux, les rois et les jolies femmes avalent tout dans ce genre, et Mme la marquise trouva que ces petits bourgeois étaient plus gens de goût qu’on ne le supposait : un peu de balourdise, en matière de madrigal, ne nuit pas toujours, cela prouve la sincérité. Trop de facilité inspire la défiance.

Aussi Mme de Champrosé, qui était peu flattée d’entendre l’abbé ou le commandeur la comparer à Hébé, rougit-elle de plaisir en entendant un jeune fils de droguiste de la rue Sainte-Avoye dire en passant près d’elle : « Quelle joue de pêche !… On y mordrait ! »

Il est vrai qu’on ne pouvait rien voir de plus joli, de plus mignon, de plus frais et de plus fin que la fausse Jeannette.

Quoiqu’elle portât l’habit de cour avec un air de princesse et la noble impudence d’une personne des mieux nées, le simple costume de la grisette lui seyait encore mieux.

Le cotillon lui donnait encore plus de grâce que le panier de six aunes.

Débarrassée de tous les attifets que la mode entasse, elle en était cent fois plus charmante : ses beaux cheveux, d’un blond cendré, au lieu d’être crêpés, pommadés, étagés en édifice extravagant sur carcasse de fil de fer et surchargés de nœuds, de plumes, de fleurs et de papillons de porcelaine, à peine nuagés d’un œil de poudre, retombaient sur un col blanc en large chignon, et, relevés à la chinoise sur le haut de la tête, marquaient les sept pointes et découvraient un front poli et d’une forme parfaite.

Mme de Champrosé n’était pas de ces ennuyeuses beautés à la grecque ou à la romaine, qui sont meilleures pour le marbre que pour l’amour. Ses yeux charmants, pleins d’esprit, animaient une physionomie éveillée, bien que capable, à cause de son extrême jeunesse, de jouer la naïveté en perfection.

Son nez, à la Roxelane, manquait heureusement de ces régularités qu’on célèbre, mais qui ne plaisent point ; quant à sa bouche, c’était, pour le dessin, une miniature de l’arc de Cupidon, et pour la couleur, une de ces cerises doubles que Jean-Jacques Rousseau jetait du haut de l’arbre sur le sein de Mlle Gallet.

Quoique fort grande dame, elle n’avait rien d’invraisemblable en grisette.

Son pied était bien petit et son soulier bien mignon ; mais il est reconnu que les grisettes parisiennes, qui trottent comme des perdrix, valent, pour la petitesse du pied, les marquises andalouses, et mettent beaucoup de coquetterie à se chausser.

Pour les mains, dont les doigts effilés et roses dépassaient une petite mitaine de filet noir, leur délicatesse s’expliquait naturellement.

Mlle Justine n’avait-elle pas dit que sa cousine était ouvrière en dentelles, et, certes, ce n’est point à entrelacer des fils d’Arachné que l’on peut s’érailler les doigts et se casser les ongles.

Jeannette devint tout de suite l’héroïne du bal ; à peine pouvait-elle s’asseoir sur la banquette appuyée à la muraille, à côté de Justine, qu’elle était aussitôt invitée : un galant avait été lui chercher un gros bouquet de roses du roi, qu’elle tenait en dansant, et dont elle avait placé un bouton sur son sein, à l’endroit où les pointes de son fichu se rejoignaient. Dorat, le poète mousquetaire, eût dit que c’était pour parfumer la fleur. Un autre, clerc d’huissier de son état, lui avait fait le régal de deux oranges et d’un éventail de papier vert, au dos duquel était gravé un air d’Emelinde.

Ces galanteries réjouissaient fort Jeannette, qui recevait tout d’un air riant, et s’amusait des gros roulements d’yeux et des grands soupirs du jeune droguiste et du troisième clerc ; elle ne s’était pas imaginé que ces espèces ressemblassent autant à des hommes que cela.

Ces bourgeois et petites gens que jusqu’alors elle avait à peine entrevus du haut de son carrosse, fourmillant dans la crotte ou éclaboussés par son cocher, ou fuyant sous un déluge de pluie, la surprenaient par des façons presque humaines ; elle n’aurait pas cru que ces animaux-là sussent s’exprimer en langage intelligible, dire des choses sensées et même galantes.

Elle éprouvait le même étonnement que si son carlin eût un jour, au lieu de japper, pris subitement la parole, ou que son sapajou se fût mêlé à la conversation, et encore cela l’eût beaucoup moins surprise : son carlin était si intelligent et son sapajou si spirituel, ayant été élevés par M. l’abbé.

Ce n’est pas que Mme de Champrosé eût des hauteurs affectées et fût méprisante le moins du monde ; elle n’était pas entichée de sa noblesse, ne parlait jamais de ses aïeux et se souciait fort peu de son arbre généalogique ; mais elle n’avait jamais été en rapport avec d’autres gens que ceux de sa classe ; qui tous se croyaient d’une argile choisie et d’un sang particulier.

Elle remarqua que le troisième clerc d’huissier avait la jambe aussi bien tournée que celle du chevalier de Verteuil, qui la dandinait perpétuellement pour la faire remarquer.

Ce qui l’étonna profondément, c’est que le fils du droguiste, bien qu’il ne rît pas à tout propos et hors de tout propos, avait les dents d’un aussi bel orient que les perles dont M. l’abbé tirait si fort vanité, qu’il eût ri en apprenant les nouvelles les plus désastreuses.

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