Chapitre IX

La belle dormeuse s’éveilla à midi passé, heure qui n’avait rien d’invraisemblable, et avant laquelle il était rare qu’elle sonnât jamais.

Pour tout le monde, excepté pour la fidèle Justine, elle avait bien réellement passé la nuit à l’hôtel, et qui que ce soit au monde ne pouvait soupçonner son équipée, à laquelle personne d’ailleurs n’avait le droit de trouver à redire, puisqu’elle était veuve et libre de ses actions ; mais il est si facile de faire ce que l’on veut en gardant les bienséances les plus étroites, qu’il n’y a que les maladroits qui s’ôtent volontairement ce vernis de bonne réputation toujours agréable et nécessaire.

La discrétion de Justine était assurée ; la marquise possédait un secret que pour tout au monde sa femme de chambre n’eût voulu voir divulguer ; en outre, une rente assez considérable promise à Justine, au bout d’un certain nombre d’années, si l’on était content d’elle, répondait de sa fidélité.

Mme de Champrosé ne risquait donc rien avec elle.

Les rideaux doubles et les volets rembourrés qui protégeaient ce temple du sommeil contre la lumière et le bruit furent ouverts, et Phœbus, admis au petit lever de la marquise, vint lui faire sa cour et papillonner dans la ruelle.

Justine leva sa maîtresse un peu fatiguée, ou plutôt alanguie de ses prouesses du bal, car Terpsichore, qui donne de si fortes courbatures aux hommes, n’a pu parvenir encore à lasser véritablement une femme, tant ce sexe charmant et léger est fait pour la danse.

Un bain était préparé ; Justine y plongea sa maîtresse, et si quelque indiscret se fût trouvé là, sans être couronné de bois de cerf et dévoré par les chiens, comme Actéon, il eût vu des appas bien plus parfaits que ceux de Diane, car il n’est point croyable qu’une déesse vraiment bien faite se fût gendarmée à ce point d’avoir été surprise nue ; il fallait qu’elle y perdît et ne se souciât point qu’on fît de ses charmes un détail qui ne leur eût point été favorable.

Ce n’était pas le cas de Mme de Champrosé, de qui l’on pouvait dire que la parure ne lui ajoutait rien, et même qu’elle lui ôtait.

Quand le corps de Mme de Champrosé se fut déroulé dans l’eau parfumée et tiède, une conversation s’établit entre la maîtresse et la suivante : on pense bien qu’il y fut question de M. Jean.

« N’as-tu pas remarqué, disait la marquise à Justine, combien ce jeune homme diffère des autres qui se trouvaient là, et ne trouves-tu pas qu’il a le meilleur air du monde ?

– Je suis de l’avis de Madame, répondit la complaisante Justine ; ce garçon paye effectivement de mine.

– Il n’est point emprunté ni gauche dans ses manières.

– Oh ! pour cela, non ; il a les façons fort bonnes.

– Il s’exprime agréablement ; ses mots, pour être simples, n’en sont pas moins choisis.

– Pour cela, je m’en rapporte à l’avis de Madame, qui s’y connaît mieux que moi ; et d’ailleurs ce jeune homme parlait trop bas et trop près de l’oreille de Mlle Jeannette pour que je l’entendisse.

– Penses-tu qu’il soit amoureux de moi ?

– Je crois que Madame n’a pas besoin de mes lumières là-dessus.

– Il m’a dit des galanteries ; il m’a fait même une déclaration ; mais ce n’est point assez : je veux savoir s’il sent à mon endroit une de ces passions fortes et soutenues, comme tu dis que les roturiers en éprouvent.

– Autant que je puis me fier à mes faibles connaissances, M. Jean me semble avoir dans le cœur le germe d’un amour véritable.

– Le germe seulement ?

– Un peu de vertu et de résistance feraient de cela une de ces passions dont je parlais à Madame, et qui n’existent point dans le grand monde.

– Justine, il me paraît que vous êtes un peu bien impertinente ; il semblerait, à ton dire, que nous autres, duchesses et marquises, nous n’ayons pas la défense qu’il faut dans les choses d’amour.

– On n’est pas grande dame pour se gêner en tout, et les règles de morale, faites pour les petites gens, n’ont rien qui doive gêner les personnes de qualité ; mais je voulais insinuer que c’était peut-être grâce à cela que les marquis, vicomtes et chevaliers ne sont amoureux que superficiellement.

– Ainsi donc, si je veux être aimée de M. Jean, tu me conseillerais la vertu ?

– Je n’aurais pas osé dire cela formellement à Madame, de peur de lui paraître ridicule ; mais telle est mon idée.

– Quelle fille singulière tu fais, Justine ! tu as vraiment des imaginations de l’autre monde ; mais je m’y conformerai, ne fût-ce que pour voir.

– Madame veut-elle sortir du bain ?

– Oui ; roule-moi dans un peignoir, et porte-moi à mon lit ; nous continuerons la conversation. »

Quand Mme de Champrosé se fut établie sur les oreillers que Justine faisait bouffer d’une main légère, l’entretien se poursuivit de la sorte entre la maîtresse et la femme de chambre :

« Justine, cela contrariera peut-être tes idées de vertu, mais j’ai donné rendez-vous à M. Jean, rendez-vous en plein vent, il est vrai, et qui ne peut tirer à conséquence ; mais un rendez-vous, enfin.

– Madame, je ne vous blâmerai point de cela. Puisque vous désiriez poursuivre cette aventure, il ne fallait pas en perdre tout d’abord la trace.

« Sans ce rendez-vous comment aurions-nous retrouvé M. Jean, que nous ne connaissons pas, à moins de le demander à M. Bonnard, qui le connaît.

– Tu as l’esprit judicieux, Justine, mais ce projet, quoique bien conçu, ne laisse pas que d’être assez embarrassant à l’exécution.

– Que Mme la marquise daigne se reposer sur moi des détails et des fatigues de l’exécution ; je m’en vais lui dérouler mon plan de campagne : d’abord il me faudrait vingt-cinq louis.

– Prends-les. Il y a de l’or dans le tiroir du petit bureau en bois de rose, là-bas, près de la fenêtre.

– Je les ai.

– Continue, maintenant.

– Avec ces vingt-cinq louis, je vais louer une jolie chambre très virginale et très modeste, et je la garnirai de meubles tels que peut les avoir une ouvrière en dentelles qui a les doigts agiles et à qui l’ouvrage ne manque pas, car si vous voulez voir plus tard M. Jean avec un peu plus de commodité et de mystère que dans la rue, vous ne pourrez, à moins de détruire complètement son illusion, le recevoir à l’hôtel de Champrosé, où votre suisse ne serait pas médiocrement étonné de s’entendre jeter un nom si uni.

– Tu raisonnes à merveille, cette chambre me paraît le plus nécessaire du monde.

– Je l’arrêterai dans la journée, puisque Madame en tombe d’accord ; il faudrait ensuite un trousseau complet : fourreaux, déshabillés, casaquins, cornettes, car la garde-robe de Mme de Champrosé, toute bien fournie qu’elle soit, ne peut servir à Mlle Jeannette. Abondance de bien nuit quelquefois.

– Tu es sentencieuse comme un philosophe ; mais tu as raison : ce qui n’arrive pas toujours aux philosophes.

« Le trousseau est accordé ; mais que tout cela soit de bon goût. Je ne veux pas pousser le travestissement jusqu’à n’être pas jolie.

– Soyez tranquille, on vous aura des toiles fines qui ne vous blesseront point, des milleraies rose et blanc, ou blanc et bleu, des indiennes à petits bouquets et autres étoffes printanières fraîches et de peu de prix, que la saison autorise, et comme Madame est blonde, et que ses cheveux sans poudre vont paraître davantage, il lui faudra de petits bonnets simples et coquets, où, vu l’état de Jeannette, nous pourrons mettre de la dentelle.

– Ce sera charmant », dit en frappant ses petites mains l’une contre l’autre la marquise déjà tout enthousiasmée de ces toilettes, dont l’idée lui souriait comme à un gourmet celle d’un repas de pain bis, de crème et de fraises fait sur l’herbe, au printemps, devant quelque métairie.

« Madame serait du dernier mieux, même en torchon ; elle pare tout ce qu’elle porte, et d’ailleurs les choses n’ont pas toujours besoin de coûter beaucoup pour être jolies, et elle ne sera pas, je l’espère, trop rebutée de sa garde-robe de grisette.

– Ce qui va me coûter beaucoup, ce sera de ne pas être chaussée de soie.

– Il y a des bas de fil ou de coton, si fins que Madame ne s’apercevra pas de la différence.

« L’on pourrait même risquer le bas de soie sans pécher contre la vraisemblance, car quelques-unes d’entre les plus huppées des grisettes se permettent cette coquetterie.

– Tu me rassures ; mais comment nous arrangerons-nous demain pour aller à ce rendez-vous ? Je ne puis sortir d’ici à 3 heures en grisette.

– Assurément, non ; mais Madame n’a qu’à se faire conduire par son carrosse à quelque église ou à quelque magasin ayant une double issue où un fiacre nous attendra ; nous y monterons, et nous irons à la chambre de Jeannette, où j’habillerai Madame de façon à lui faire croire qu’elle n’a jamais fait toute sa vie que de la dentelle. »

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