Chapitre VIII

Un nouveau rigodon interrompit cette conversation à propos, et Justine, qui se tenait discrètement à l’écart et chaperonnait assez négligemment sa prétendue nièce, comprit bien vite, avec cette profonde entente du cœur humain en général, et de celui de leur maîtresse en particulier, qu’ont les femmes de chambre dignes de ce nom, que Mme de Champrosé s’intéressait à M. Jean d’une façon assez suivie, et n’était pas loin de voir son vœu exaucé.

Le bal tirait à sa fin ; les ménétriers, fatigués de racler, de souffler et de taper leurs instruments, tâchaient vainement de réveiller un reste d’ardeur en profitant des pauses de la musique pour s’humecter le gosier ; le sommeil et l’ivresse les gagnaient ; les quinquets commençaient à manquer d’huile ; et les bougies, arrivées à leur fin, menaçaient de faire éclater leurs bobèches.

L’Aurore, qui venait de quitter la couche du vieux Tithon, jetait à travers les rideaux ses tons de pastel bleuâtres.

Quelqu’un de bien avisé proposa, avant de rentrer se coucher, d’aller dans les prés Saint-Gervais voir le lever de l’aurore, boire du lait chez le nourrisseur, et cueillir des lilas. On était au commencement de mai, qui est l’époque de ces fleurs si chères aux Parisiens, et dont ils admirent avec raison les jolis thyrses violets.

La proposition fut accueillie comme elle le méritait, et tout le bal, même les gens d’âge plus mûr, à qui le lit aurait mieux convenu qu’une course dans la rosée, partit avec des cris de joie pour les fameux prés, une des plus fraîches verdures des environs de Paris.

M. Jean offrit son bras à Mlle Jeannette, qui l’accepta, sous la sauvegarde toutefois de Mlle Justine, qui répondait de sa vertu.

Le droguiste offrit le sien à Denise, qui, tout heureuse de reprendre son captif, ne jugea pas à propos d’entrer dans des récriminations inutiles.

Le troisième clerc fut tout heureux que Nanette, la belle aux boucles de marcassite, voulût bien marcher à côté de lui, et, ainsi appareillée, la bande s’enfonça couple à couple dans les petits sentiers qui séparent les massifs odorants.

Parmi ces groupes, la plupart d’amants et de fiancés, quelques baisers, grâce aux détours des allées, avaient été pris et rendus, car ces choses-là ne se gardent pas.

M. Jean, lui, n’osa pas s’émanciper jusqu’à de telles hardiesses ; mais il serra quelquefois contre son cœur le bras de Mme de Champrosé, pour laquelle il fit la plus énorme gerbe de lilas blancs et violets que jamais grisette ait emportée des prés Saint-Gervais dans sa mansarde. Il avait renversé pour elle toute la corbeille de Flore.

C’eût été un charmant sujet de tableau pour M. Lancret, peintre des fêtes galantes, que ces groupes d’amoureux qui se perdaient exprès dans les étroites allées.

Ces jupes de soie et de pékin, aux couleurs riantes, tranchant sur le fond de la verdure ; ces corsages qui, sans être échancrés avec la noble impudence des femmes de la Cour, laissaient apercevoir ou plutôt deviner des charmes naissants, mais déjà mûrs pour l’amour ; ces bras jetés nonchalamment autour des tailles ; ces têtes rapprochées, sous prétexte de se parler bas ; ces lèvres adressant à la joue la confidence destinée à l’oreille ; tout cela invitait le pinceau d’un artiste accoutumé à sacrifier aux Grâces, et formait un coup d’œil aussi agréable pour les yeux que pour le cœur.

Un peu en arrière, marchaient des groupes de parents et de personnes entre deux âges, les papas, en grand habit à la française à larges basques, à gros boutons miroitants, d’une coupe pleine de bonhomie, la main fortement appuyée sur la canne à bec de corbin, le lampion carrément enfoncé sur la tête ; les mamans, dodues et vermeilles, encore appétissantes, vêtues de leurs robes de noces rélargies et d’étoffes à grands ramages et à grandes fleurs, à la mode au commencement du règne, écoutant les gaudrioles de leurs compères en guignant leurs filles du coin de l’œil, bien qu’elles fussent sûres de la sagesse de leurs enfants.

Ces groupes, que le peintre eût pu colorer de tons plus chauds et plus mûrs, faisaient ressortir à merveille toute cette jeunesse éclatante et fraîche, que l’aurore baignait de sa lueur rose, l’aurore, cette jeunesse du jour !

M. Lancret eût assurément mis Jean et Jeannette au centre de sa composition.

Pour se garder de la fraîcheur, Jeannette avait jeté sur ses épaules la calèche de taffetas gorge-de-pigeon ; mais la soie avait glissé, et, comme elle penchait la tête, on voyait sa nuque blanche et polie, où brûlaient quelques petits cheveux follets échappés au peigne d’acier qui mordait son chignon ; elle se tenait serrée contre M. Jean, pour éviter les branches emperlées de rosée qui dégouttaient sur sa robe et semblaient vouloir lui barrer le passage pour la retenir plus longtemps.

C’était du moins la raison qu’elle se donnait à elle-même ; car il était sûr qu’elle pesait sur le bras de M. Jean plus que ne l’exigeaient un chemin parfaitement uni et sa légèreté naturelle.

Pour se donner une contenance, elle faisait prendre à sa figure un bain de fleurs en la plongeant dans la grosse touffe qu’on avait cueillie pour elle, noyant ainsi les roses dans les lilas.

On arriva chez le nourrisseur, qui se hâta de traire ses vaches, étonnées de voir leur étable envahie par cette joyeuse troupe, et qui retournaient la tête tandis que leur lait écumeux tombait dans des jattes d’une propreté fabuleuse.

Comme le nourrisseur n’avait pas une quantité de tasses suffisante, Jean et Jeannette, qui formaient un couple que déjà l’on ne séparait plus, tant la nature les avait bien assortis, n’eurent qu’une tasse pour eux deux ; Jeannette but la première, et Jean put retrouver sur le bord de la coupe l’empreinte des lèvres charmantes de la jeune ouvrière en dentelles.

Les vieux et M. de Bonnard se firent apporter du vin, préférant le jus de la vigne à ce régal arcadique et fait pour des morveux sevrés depuis peu de temps.

Puis enfin l’on se sépara.

Au moment de se quitter, M. Jean demanda s’il aurait le bonheur de revoir Mlle Jeannette, et celle-ci, s’étant consultée quelques minutes avec Justine, lui répondit qu’elle irait le surlendemain reporter de l’ouvrage à une pratique, et que si M. Jean se voulait trouver rue Saint-Martin, à 3 heures du soir, on pourrait faire un bout de chemin ensemble.

Puis le fiacre qui les avait amenées vint les reprendre, et Mme de Champrosé, rentrant dans son appartement par l’escalier dérobé, qui ne manquait jamais aux maisons même les plus vertueuses du XVIIIe siècle, se livra, sous le ciel armorié de son lit, à un sommeil que traversa plus d’une fois l’image de M. Jean.

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