Chapitre X

Les choses ainsi convenues, Justine leva la marquise de Champrosé, et, après l’avoir remise aux mains des autres femmes pour finir de l’accommoder, la quitta après lui avoir demandé le congé de sortir.

L’abbé fut introduit et admis comme de coutume à faire sa cour ; malgré les souffrances que devait lui causer l’amour qui le brûlait, il avait le teint rose et paraissait très frais pour un homme rôti, calciné, tombé en cendres ; le chevalier ne tarda pas à paraître, suivi du commandeur, qui précédait le financier, de sorte que la ménagerie familière de Mme de Champrosé se trouva au grand complet.

Ils furent tous enchantés de voir la marquise dans de meilleures dispositions, qu’ils attribuèrent d’un commun accord à l’influence salutaire de la promenade au Cours-la-Reine.

Mais pas un parmi ces hommes perspicaces ne devina que la fraîcheur de Mme de Champrosé venait de ce qu’elle avait passé la nuit au bal, et le feu de ses prunelles de ce qu’elle n’aimait aucun d’eux.

Justine ne perdit pas de temps, et, en effet, il n’y en avait pas à perdre, puisque tout devait être prêt pour le lendemain.

Elle loua près d’une église une chambre et un cabinet fort convenables, au prix de cent cinquante livres par an, dont elle paya sur-le-champ un quartier ; puis, elle alla chez un marchand de meubles d’occasion, où elle acheta ce qu’il fallait pour garnir les appartements de Mlle Jeannette, ayant soin de ne rien choisir que de très propre, mais qui n’eût point l’air trop neuf ; et, avec l’aide de deux garçons tapissiers assez adroits, elle eut bientôt mis le nid en état de recevoir l’oiseau.

Elle se procura aussi, chez une lingère de ses amies, du linge tout fait et assez bon, et quatre couturières largement payées eurent bientôt coupé, bâti et cousu les étoffes qu’elle leur avait livrées, sur un patron à la taille de Mme de Champrosé.

Le lendemain tout se passa comme il avait été réglé.

Sortie de chez elle, dans sa voiture et avec les habits de sa condition, Mme de Champrosé se fit conduire à l’église Saint-R***, entra par une porte, se déroba par une autre, et trouva dans le fiacre qui l’attendait une mante que Justine y avait mise pour qu’elle la pût jeter sur son costume de grande dame, et monter à la chambrette sans qu’on la remarquât.

L’escalier était un peu roide et fait en échelle de moulin, une grosse rampe de bois le bordait d’un côté, et, de l’autre, une corde aidait à l’ascension.

Il y avait loin de là à l’escalier de l’hôtel de Mme de Champrosé, si commodément ménagé par le sieur Ledoux, architecte de la favorite, orné de bas-reliefs représentant des bacchanales d’enfants, par Lecomte, et côtoyé d’une rampe ouvrée et fleuronnée par le célèbre serrurier Amour ; mais ce contraste plut à la marquise, qui posait en chancelant, sur des marches raboteuses, un pied habitué à fouler les degrés de marbre et des tapis moelleux.

En entrant dans la chambre, Mme de Champrosé fut on ne peut plus satisfaite du zèle de Justine, car ce petit asile, tout en ne dépassant en rien la médiocrité, avait tout ce qu’il fallait pour nicher convenablement l’innocence ou l’amour.

Si Mme de Champrosé eût été philosophe (mais elle ne l’était pas), elle eût pu faire mille réflexions fastidieuses sur la folie des mortels qui se tourmentent de mille manières pour acquérir un luxe qui n’est point nécessaire au bonheur.

En effet, cet intérieur que le peintre Chardin, si vanté à bon droit par M. Diderot, eût aimé à reproduire, formait avec sa boiserie grise, son carreau recouvert d’un tapis usé, sa cheminée de faux marbre surmontée d’un camaïeu, sa fenêtre aux vitres étroites et dont quelques-unes avaient un bouillon au milieu, son pot de faïence de Vincennes où trempe une fleur, sa lumière sobre, tranquille, discrète, concentrée sur la table à ouvrage, un fond tout aussi favorable à la beauté de la marquise que son opulent boudoir encombré de cabinets de laque, de magots de la Chine, de biscuits de Sèvres, d’impostes de Boucher, de gouaches de Baudouin et de mille superfluités coûteuses.

Le mobilier était des plus simples, mais Justine n’avait rien oublié.

Une couchette de bois ordinaire, peinte en gris et rechampie de blanc, se cachait à demi sous de pudiques rideaux de perse ; quelques chaises à pieds de biche, une bergère en velours d’Utrecht vert un peu passé, un peu miroité, mais sans tache ni déchirure, où l’on eût pu jurer que la grand-mère s’était assise pendant dix ans ; une commode en marqueterie à dessus de marbre, à tiroirs garnis de poignées de cuivre rocaille, une petite table bien luisante, bien cirée, à faire honneur à la propreté d’une ménagère flamande, et sur laquelle étaient placés les planchettes, les écheveaux de fil, les pelotes d’épingles et les bobines qui servent à faire la dentelle, un trumeau garni de sa glace, car il faut bien à la fillette la plus modeste et la plus pauvre un bout de miroir pour se regarder, composaient un ameublement qui fit voir plus tard à Mme de Champrosé qu’il ne fallait pas de grandes dépenses pour loger le bonheur.

La fenêtre, car cette chambre avait été celle d’une véritable grisette, était entourée d’un cadre de pois de senteur, de liserons et de capucines, les uns en fleur, les autres en train de faire, en attendant mieux, grimper leurs feuilles découpées en cœur, et d’entortiller leurs vrilles après les ficelles tendues par une main prévoyante.

Cette fenêtre donnait sur les jardins d’un vaste hôtel du voisinage, et, par cet accident heureux, la fenêtre de Jeannette échappait à ces horizons de Paris composés d’angles de toits, de tuyaux de cheminées, de grands murs maussades délavés par la pluie, et qui ne sont pas faits à souhait pour le plaisir des yeux.

Les cimes des marronniers, panachées de fleurs, ondoyaient, et le zéphyr en apportait l’amer parfum sur le bout de son aile.

L’examen du logis achevé, l’on procéda à la toilette qui fut faite en un tour de main : il ne s’agissait que de changer de robe et de coiffure, d’aller du composé au simple.

Grâce à l’habileté consommée de Justine, la métamorphose fut complète.

Il n’est peut-être pas si aisé que l’on croit de changer une marquise en grisette ; le contraire serait peut-être plus facile.

Aussi Justine a-t-elle avoué plus tard que cette toilette avait été son coup de génie, son œuvre suprême, et elle a dit que pas une des grandes toilettes de Madame ne lui avait coûté de si vifs efforts de conception, et ne lui avait semblé plus impossible à exécuter.

Mme de Champrosé jeta un coup d’œil dans la glace, qu’elle n’avait pas regardée jusque-là, cédant à la prière de Justine qui lui avait demandé de ne point se mirer en détail, mais d’une seule fois pour jouir de la surprise du changement à vue.

La marquise fut à la fois étonnée et ravie ; elle se trouvait une beauté inconnue ; quoique plus charmante que jamais, elle se reconnaissait à peine : tout en elle était changé, jusqu’à la couleur des cheveux et du teint ; par l’absence de rouge et de poudre, l’air, l’expression n’étaient plus les mêmes ; au lieu de cette grâce piquante, de ce grand air, insolence de la beauté, elle avait une physionomie douce, modeste, virginale, presque enfantine, car cette simplicité fraîche la rajeunissait de deux ou trois ans ; elle était une fois plus belle qu’au bal de la veille, où, vêtue des habits de Justine, elle avait nécessairement pris quelque chose de moins pur et de moins distingué, car les habits se moulent sur le caractère, et l’âme de ceux qui les portent leur font prendre certains plis, et Justine avait une âme de femme de chambre.

« Madame voit qu’elle peut perdre sa fortune sans risque pour sa beauté, et que ses charmes ne sont ni chez la marchande de modes, ni chez le bijoutier », dit Justine avec un légitime sentiment d’orgueil ; « tout ce que Madame porte ne vaut pas trente livres.

– Mais aussi, c’est Justine qui m’a habillée », répondit Mme de Champrosé, rendant le compliment à sa camériste.

« Mais il est plus de 3 heures. Donne-moi ce petit carton, et conduis-moi jusqu’à l’angle de la rue Saint-Martin, où tu m’abandonneras à mon sort. »

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