Chapitre VI

« Ces maroufles sont aussi bien faits que des gentilshommes et ne disent pas beaucoup plus de sottises », pensa Mme de Champrosé, en acceptant une invitation pour la contredanse suivante.

Entraînée par l’élan et la naïveté du plaisir général, la fausse Jeannette s’abandonnait de tout cœur à la danse et tendait sans façon ses pâles mains aristocratiques aux pattes rougeaudes de ses compères, lorsqu’il s’agissait de former la ronde, surprise d’avoir, malgré son extrêmement bonne naissance, la trivialité de s’amuser elle-même comme une personne de peu ou de rien.

On eût dit qu’avec les paniers, les diamants et le rouge, elle avait dépouillé cette langueur qui ne s’attache qu’aux gens qui sont de qualité, et dédaigne les constitutions plus massives de la bourgeoisie.

L’admiration naïve de ces patauds la flattait ! si elle n’était pas des plus finement exprimée, elle avait du moins le mérite de la sincérité.

Pour toutes ces bonnes gens, elle n’était que Jeannette, cousine d’une femme de chambre, soubrette en haut lieu, il est vrai, mais nullement titrée.

Là, point de marquisat autre que celui de ses beaux yeux, et point de richesses que celles de son corsage.

Elle fut heureuse de ne pas déchoir en prenant l’anonyme, qui n’est pas favorable à beaucoup de personnes, même des plus haut placées.

Elle dansait la gavotte, le menuet, la bourrée, en tâchant de ne pas laisser trop voir les grâces que lui avait apprises Marcel, et de se restreindre aux naturelles, qui lui allaient encore mieux.

Cependant, quoiqu’elle s’amusât fort, elle n’avait encore rien vu qui répondît particulièrement à son projet, et parmi ces bonnes figures elle n’en trouvait pas une qui produisît l’effet désiré.

Les coups de foudre étaient à la mode, en ce temps où l’on avait beaucoup abrégé les formalités gothiques dont s’entourait la pruderie de nos aïeux, et il était convenu que les cœurs faits l’un pour l’autre pouvaient s’entendre à première vue sans se faire languir par tous ces soins mortels.

Mais Mme de Champrosé, quelque désir qu’elle eût d’être foudroyée, ne trouvait pas un tel charme à la conversation de l’aimable droguiste présomptif et aux œillades du délicieux troisième clerc d’huissier, qu’elle ne jouît de sa parfaite liberté d’esprit et de cœur ; et comme, dans une figure de la contredanse, Justine, en passant auprès de sa maîtresse, semblait l’interroger de l’œil et lui demander si sa fantaisie avait fait un choix parmi ces galants, d’un imperceptible mouvement de tête elle lui fit signe que non.

Si elle restait insensible, elle avait fait d’effroyables ravages dans les cœurs de cette petite bourgeoisie, et les beautés du lieu, qui brillaient d’un éclat passable avant le lever de l’astre nouveau, se trouvaient presque à demi éteintes par sa lumière.

Mlles Javotte, Nanette et Denise, presque abandonnées de leurs adorateurs habituels, restaient dans une solitude maussade, comme si elles eussent été des douairières ou des aïeules destinées par la multitude de leurs automnes à faire tapisserie de haute lice le long de la muraille.

Elles avaient pourtant de fortes couleurs sur leurs joues de pommes d’api, des corsages remplis à craquer, et des bas de soie à coins rouges tirés sur leurs jambes dodues, et s’étonnaient qu’une petite personne, à peine potelée, presque pâle, pût lutter contre d’aussi robustes appas et des avantages si palpables.

Pour ramener à elles leurs amoureux envolés, elles faisaient les avances les plus marquées, louchaient à force d’œillades en coulisse, riaient bruyamment d’un rire un peu jaune, et même Denise, en passant près du jeune droguiste, qui, jusque-là, s’était posé sur le pied de son soupirant ordinaire, et acquitté fort régulièrement de cet office, ne put s’empêcher, pour ramener à elle une attention qui s’éloignait, de lui faire ce qu’en termes vulgaires on appelle un pinçon ; mais le passionné droguiste, qui parlait en ce moment à Jeannette, aussi stoïque que le petit garçon Spartiate qui se laissait ronger le ventre par le renard, ne témoigna point par un cri ou par un geste qu’il eût la chair tordue par des doigts qui ne manquaient pas de vigueur, et à qui la colère en eût donné quand même ils eussent été faibles.

Il ne retourna même pas la tête, et Denise fut obligée de revenir à sa banquette sans recueillir de sa démarche l’aumône d’un coup d’œil ou le fruit d’un sourire.

En vain Javotte étendait le pied aux yeux du troisième clerc et faisait briller sa boucle de marcassite ou de cailloux du Rhin pour s’attirer le compliment que le jeune suppôt de Thémis ne manquait pas de lui faire à cette occasion, cela ne servit de rien, les regards du clerc étaient trop occupés ailleurs pour s’abaisser jusque-là, et Mlle Javotte en fut pour ses frais de coquetterie.

Nanette, qui d’ordinaire n’avait pas le temps de s’asseoir, tant elle était poursuivie, perdit au moins une demi-douzaine de contredanses.

Bien que personne dans cette réunion ne soupçonnât la qualité de la marquise, on eût dit que la force de la naissance et du sang plus pur produisait son effet sur ces braves gens qui, certes, avaient à l’endroit de la fausse Jeannette, des attentions et des délicatesses involontaires que ne leur eût pas inspirées une grisette d’égale beauté.

Plaire à ces espèces n’était pas le but de la marquise, bien qu’elle fût flattée de l’admiration qu’elle inspirait.

Des reines, dit-on, et des plus sévères, ont été quelquefois plus sensibles aux grossiers compliments d’un matelot qu’aux madrigaux étudiés des courtisans et des poètes de cour.

Il y a, dans certaines brutalités, quelque chose qui ne déplaît pas aux personnes les plus délicates, et Mme de Champrosé jouissait délicieusement des compliments adressés à Jeannette.

La grisette répondait à la marquise de la sincérité des galanteries du chevalier, du commandeur et de l’abbé.

Cependant, tourner des têtes de roturiers ne lui suffisait pas, elle aurait voulu être touchée elle-même de caprice ou de passion, et ne pas borner son escapade à de simples rigodons dans une guinguette.

L’air modeste de la mariée, chez qui la pudeur modérait l’amour et qui cherchait à contenir l’ardeur de son jeune époux, dont les baisers bruyants, accueillis par les rires de l’assemblée, la faisaient rougir jusqu’au blanc des yeux, ramenait l’imagination de la marquise à des idées de bonheur simple et vrai comme la nature le dispense à ceux qui ne méconnaissent pas ses lois.

Elle songeait à cette main tordue par la goutte, dans laquelle elle avait mis sa main au sortir du couvent, à cette figure morne, ridée et froide du marquis de Champrosé, espèce de momie desséchée par l’ambition et la débauche, qu’elle avait trouvée si laide et si ridicule sans perruque, sous le baldaquin de son lit de noces, et elle ne pouvait pas s’empêcher de dire que la cousine de sa femme de chambre était mieux traitée par l’hymen qu’elle ne l’avait été elle-même.

Il est vrai que le marié n’avait pas soixante quartiers, mais il n’avait pas soixante hivers, ce qui est une compensation.

Pendant que la marquise faisait ces réflexions, en s’éventant de son éventail de papier vert avec une aisance qui eût pu la trahir à des yeux plus expérimentés, le fils du droguiste et le troisième clerc, méditant des aveux dont la rédaction compliquée s’embrouillait dans leur tête, restaient fichés devant elle comme des pieux, avec l’air le plus piteux et le plus risible du monde ; Mme de Champrosé s’en amusait sous cape, et, par une malicieuse cruauté, ne les aidait pas le moins du monde, en sorte qu’ils roulaient des yeux comme des nègres qui ont une pendule dans le ventre.

Justine, voyant sa maîtresse ainsi bloquée, vint à elle, et, lui prenant le bras, fit quelques tours dans le bal en causant à voix basse.

« Madame s’est-elle ennuyée au bal de ma cousine et que lui semble de ces petites gens ?

– Non, je me suis amusée comme une femme qui danse, et ces bourgeois me semblent assez joyeux.

– Est-ce là tout ?

– Oui.

– Le fils du droguiste est pourtant bien vu dans la rue Sainte-Avoye, et les plus jolies filles ne dédaignent pas son coup de chapeau.

– C’est possible, mais il ne m’inspire nullement l’envie de déroger.

– Et le troisième clerc ?

– À tout ce qu’il faut pour passer second clerc, rien de plus.

– Je suis désolée que Madame en soit pour ses frais de dérangement.

– J’ai presque envie de faire avancer le fiacre et de retourner à l’hôtel.

– Si Madame me permettait de lui donner un conseil, ce serait de rester encore un peu.

– Tu t’amuses donc beaucoup ?

– Je ne m’amuse pas si Madame s’ennuie, mais ce sera peut-être lorsque nous serons parties que ce que nous cherchons arrivera. On attend encore quelques jeunes gens, et d’ailleurs, d’un bal comme d’un feu d’artifice, le plus beau c’est la fin, le bouquet. »

Mme de Champrosé se rendit à de si bonnes raisons et n’eut pas tort, comme on le verra tout à l’heure.

Comme la vie est faite et que le train du monde est bizarre !

Si Mme de Champrosé avait quitté sa place un quart d’heure plus tôt, elle n’eût jamais été amoureuse.

Share on Twitter Share on Facebook