Chapitre VII

Les prévisions de Justine ne tardèrent pas à se justifier, et montrèrent toute la sagesse de cette femme de chambre modèle, que M. de Marivaux n’eût pas manqué d’introduire dans une de ses comédies sous le nom de Lisette ; et Mme de Champrosé n’eut qu’à se louer d’avoir écouté le conseil de sa suivante.

Le bal était à peu près à la moitié d’un bal raisonnable, c’est-à-dire à 2 heures du matin, et déjà l’on passait les rafraîchissements, consistant en cidre doux, vin de Suresnes et châtaignes grillées à la poêle, lorsqu’il se fit un grand bruit à la porte, et un personnage, qui paraissait d’importance, opéra son entrée d’une façon superbe et triomphante : c’était l’intendant du marquis de ***, qui, bon prince ce soir-là, ne dédaignait pas de venir se dérider un instant, et se reposer des soucis de la grandeur dans cette petite fête.

L’intendant, qui frisait la cinquantaine, avait une trogne vermeille sous sa petite perruque à boudins serrés, qui montrait que le culte de Bacchus possédait en lui un desservant plein de ferveur, en même temps que ses mollets nerveux, enfermés dans des bas chinés, et sa carrure qui se moulait dans un large habit marron, montraient qu’il était encore, malgré son âge, un vert-galant, et ce qu’on appelle à Cythère un payeur d’arrérages.

Ce personnage, auquel toute l’assemblée marquait beaucoup de déférence, et à qui on donnait du Monsieur de Bonnard gros comme le bras, en amenait un autre qu’il annonça sous le nom modeste de M. Jean, un parent de province qui venait à Paris dans l’espoir d’entrer commis aux gabelles, par sa toute-puissante protection.

« Il est un peu timide », ajouta à cette explication reçue avec toute la bénignité possible le majestueux M. de Bonnard, secouant d’un air d’aisance aristocratique, à la manière des grands seigneurs, qu’il tâchait de singer, quelques grains de tabac d’Espagne arrêtés aux plis de son jabot ; « mais j’espère que ces dames ne le traiteront pas trop en provincial et voudront être indulgentes pour les débuts d’un jeune garçon tout frais débarqué par le coche d’Auxerre, et qui ne demande pas mieux que de se former aux belles manières de Paris. »

Cette petite harangue terminée, maître Bonnard pirouetta sur son talon avec assez de prestesse, et, croyant avoir fait tout ce qu’il fallait pour son protégé, l’abandonna à lui-même – lâchant le coq parmi les poulettes – et s’en alla dire des gaudrioles aux mères et pincer la joue aux filles, d’un air semi-paternel, semi-libertin, dont le secret est perdu.

M. Jean, que Jeannette regardait de son coin avec beaucoup d’attention, n’avait pas autant de disgrâce qu’on aurait pu l’attendre d’un provincial ; il se tenait même avec assez d’aisance, surtout en pensant à l’embarras qu’il devait éprouver de se trouver seul dans un bal où il ne connaissait âme qui vive, au milieu de bourgeois ayant pignon sur rue, de droguistes, de clercs d’huissiers, de femmes de chambre de grandes maisons, mises comme des princesses, et de marchandes cossues, toutes vêtues de soies flamboyantes et portant des coques de perles aux oreilles ; il avait la taille bien prise pour une taille de province ; son habit de droguet tourterelle à boutons d’acier, sur une veste de soie rayée lilas, ne faisait pas trop mauvaise figure pour avoir été coupé dans une petite ville.

Le nouveau venu, à ce que remarqua Jeannette, avait la jambe belle et le pied petit, et son soulier, ciré à l’œuf, où scintillait une boucle d’acier, le chaussait à merveille.

Quant à sa figure, il avait une physionomie charmante, à laquelle ne nuisait pas un certain air d’ingénuité que les femmes, même les moins usagées, ne haïssent pas de trouver aux jeunes gens ; son œil, quoique doux, ne manquait pas de feu, et à la vivacité de son regard, on devinait que, s’il n’eût été retenu par sa timidité, il se fût montré aisément spirituel ; cette timidité n’allait cependant pas jusqu’à cette bêtise qui étrangle les débutants, leur fait commettre bévues sur bévues, et les rend les plus ridicules du monde.

Quoique de province, il ne paraissait pas éprouver ces vertiges de niaiserie qui poussent un malheureux jeune homme brûlant d’inviter une jolie cousine dont il est amoureux, comme il convient, à demander pour la contredanse un affreux laideron qu’il abhorre.

Il alla, de l’air le plus humblement poli, mais toutefois sans trop de confusion, inviter du premier coup la plus jolie, la plus élégante, et la plus fêtée du bal, c’est-à-dire Mlle Jeannette en personne.

Ce coup d’éclat stupéfia trois ou quatre dadais à tournure d’échalas, à cheveux de filasse et à mains rouges, qui tournaient depuis une heure autour de Jeannette comme des hérons en peine, changeant de patte de temps en temps, et méditant le projet chimérique et fabuleux d’inviter la belle ouvrière en dentelles… pour la prochaine.

Un soupir plein de mélancolie s’échappa de la poitrine des quatre imbéciles, qui, bien que nés rues du Puits-qui-Parle, de la Femme-sans-Tête, de l’Homme-Armé et du Petit-Musc, ne purent s’empêcher d’envier la facilité avec laquelle ce petit gringalet débarqué d’Auxerre se présentait aux jolies filles.

L’aimable droguiste, qui croyait n’avoir pas produit une impression désagréable sur Mlle Jeannette, et qui, depuis le commencement du bal, se torturait l’esprit pour en tirer des madrigaux et des compliments qui ne sentissent pas trop leur rue Sainte-Avoye, ne vit pas entrer dans la lice ce nouveau concurrent sans en éprouver du déplaisir.

Car on a beau dire que l’amour-propre aveugle l’homme, il n’aveugle pas assez les droguistes pour ne pas leur faire redouter la présence d’un joli garçon auprès de l’objet de leur préférence.

Le troisième clerc ne put s’empêcher non plus de regarder d’un œil farouche et de maudire in petto M. Bonnard d’avoir amené ce jouvenceau propret et tiré à quatre épingles, qui réussissait, au bout d’une phrase, mieux que lui au bout de deux heures de soins et de galanteries, car le sourire avec lequel Jeannette accueillit la demande de M. Jean avait quelque chose de si gracieux, de si doux et de si bienveillant, que le basochien en éprouva de la jalousie ; il n’avait jamais obtenu, lui, que de petits sourires du bout des lèvres et comme accordés par grâce, et pourtant sa gaieté intarissable eût déridé les morts, et cette soirée avait été pour lui la soirée suprême.

M. Jean prit délicatement Mlle Jeannette par le bout de ses jolis doigts, et la conduisit à sa place dans la danse.

Il ne s’acquitta pas mal des figures, ne se montra nullement emprunté, et si M. Bonnard n’avait pas dit que ce jeune homme arrivait de province depuis peu, l’on ne s’en serait vraiment pas douté.

« Vous n’avez jamais vu Paris, monsieur Jean ? » dit Jeannette à son partenaire dans l’intervalle d’une contredanse.

« Non, mademoiselle, c’est la première fois que je viens dans cette grande ville.

– Et que vous en semble : répond-elle à ce que vous imaginiez ?

– Oui et non : j’y trouve des monuments superbes qui attestent la puissance de nos rois et la richesse des particuliers ; mais tout cela mêlé à tant de misère, de boue et de fumée, que je ne sais pas si je dois admirer ou blâmer. Ce que j’ai vu de plus remarquable à Paris, jusqu’à présent, c’est vous, soit dit sans vous flatter.

– Oh ! si vous n’avez vu que moi de remarquable, c’est qu’il n’y a pas longtemps que vous êtes débarqué, et vous n’avez pas eu le temps de pousser vos observations bien loin.

– J’ai trouvé ! Je ne chercherai plus. Quoique de province, je sais apprécier la beauté, la décence et les grâces, ce qu’elles valent.

– Taisez-vous, vilain flatteur, vous allez me faire rougir.

– Quel plus joli fard pourrait colorer vos joues que le sang de votre cœur ému par l’accent honnête d’un garçon qui vous aime ?

– À qui je plais, je le veux bien… Quoique modeste, on sait qu’on n’est point faite à inspirer de l’horreur ; mais comment pouvez-vous dire que vous m’aimez !… Vous me connaissez à peine depuis une heure.

– Une heure ! il n’en faut pas tant. Je ne vous ai pas plus tôt aperçue, que j’ai senti là que je vous appartenais.

« Je ne vous connais pas, grands dieux ! N’ai-je pas vu l’expression céleste de votre regard, la grâce charmante de votre sourire, entendu le son argenté de votre voix ?

« N’ai-je pas touché votre main avec une pression légère ? N’ai-je pas, en dansant, respiré votre bouquet parfumé par votre sein ? ne sais-je pas que vous avez les cheveux blonds, la taille souple et nonchalante, que vous dansez à ravir ?

« Qu’aurai-je appris de plus sur vous, quand je vous aurai suivie pas à pas pendant plusieurs mois, comme votre chien ou comme votre ombre ?

« Une existence claire et limpide comme la vôtre se pénètre d’un seul coup d’œil.

– Vous croyez ? » répondit la fausse Jeannette, qui ne put réprimer un imperceptible sourire à ces dernières paroles de M. Jean ; « j’ai les yeux bleus et les cheveux blonds, comme vous l’avez très bien remarqué ; mais qui vous dit que je ne sois pas perfide, acariâtre, méchante, insupportable ? Toute jeune fille est charmante au bal, et la danse adoucit les caractères les plus revêches.

– Calomniez-vous à plaisir ; les divinités peuvent seules mal parler d’elles sans blasphémer ; mais vous ne me ferez pas changer d’avis.

– Eh bien ! soit ; je suis un composé de perfections ; je ne contesterai pas là-dessus avec vous, quoiqu’il y ait bien de l’exagération dans ce que vous venez de dire ; mais, de tout cela, il ne s’ensuit pas que je doive accepter votre amour aussi vite qu’il est né.

– Qui vous demande cela ? Je veux, si vous me le permettez, vous prouver combien peut être durable un sentiment qui n’a eu besoin que d’une minute pour naître et d’une heure pour se développer.

– Oh ! je vous en préviens, si cette fantaisie née avec le bal ne meurt pas avec lui, et si vous vous souvenez de la petite ouvrière en dentelles que le contraste de plusieurs laiderons vous a fait trouver gentille, vous serez obligé de me faire une cour dans les règles, de filer le parfait amour comme un héros de roman d’autrefois, et il n’est pas dit qu’au bout de toutes ces épreuves je ne vous rie au nez et ne vous fasse une belle révérence en vous disant : Votre servante. »

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