Chapitre XI

Le travestissement achevé, Mme de Champrosé descendit l’escalier, suivie de sa fidèle camériste, qui la soutenait par le coude avec une sollicitude obséquieuse.

Cela sembla singulier à la marquise, de marcher elle-même dans la rue ; c’était la première fois qu’elle se trouvait en contact avec le pavé de Paris, si boueux, si inégal, si glissant, et pourtant si plein de charmes pour l’observateur et le moraliste, qui savent y glaner mille anecdotes bizarres ou philosophiques.

Elle voyait le peuple de plain-pied, elle qui jusqu’alors ne l’avait aperçu que du haut de son carrosse, et s’étonnait parmi beaucoup de figures tristes et hâves, sur lesquelles la misère ou le malheur avaient laissé leur empreinte, d’en rencontrer plusieurs qui ne différaient pas beaucoup des visages ayant leurs grandes et petites entrées à Versailles.

Contrairement aux habitudes des grisettes qui trottent menu et se faufilent à travers les embarras, la marquise marchait avec une gaucherie adorable ; elle hésitait à chaque pas et semblait essayer chaque pavé, comme une danseuse novice qui tâte la corde de sa semelle frottée de blanc d’Espagne.

Les voitures l’effrayaient et lui arrachaient de petits cris.

Le cœur lui battait fort comme celui de toute jolie femme qui va en aventure, et, sans donner dans les rigueurs des vestales, la marquise n’avait pas tellement l’habitude de ces équipées qu’elle n’en éprouvât quelque émotion.

Il est vrai que les médisants eussent pu dire que Mme de Champrosé n’avait pas vingt ans, et que sans doute elle se formerait, comme la duchesse de B***, la baronne de C*** et la présidente de T***.

Tout en marchant elle se représentait la hardiesse de sa démarche, qui lui avait paru toute simple en projet, tant il y a loin du projet à l’exécution.

Le rêve est toujours charmant, mais la réalité a ses exigences grossières, faites pour blesser les âmes délicates, que la même situation pensée n’effraierait pas.

Les passants la regardaient sous le nez avec un air de curiosité et un sans-façon qui l’eussent indignée, si Justine ne lui avait rappelé à propos que ces œillades, impertinentes pour Mme de Champrosé, ne devaient pas offenser Mlle Jeannette allant porter de l’ouvrage en ville.

Au bout de quelques rues, la fausse Jeannette, mieux entrée dans l’esprit de son rôle, sautillait sur les pavés sans moucheter de boue ses jolis bas de soie gris de perle, et soutenait assez bien les madrigaux un peu vifs des amateurs qui croisaient son chemin.

Justine, hardie et délurée comme une soubrette de comédie, formait l’aile et l’arrière-garde, et empêchait les brusques entreprises des jeunes libertins et de ces vieillards luxurieux qui n’ont pas changé de caractère depuis le bain de Suzanne.

On arriva de la sorte rue Saint-Martin, lieu du rendez-vous.

Là, Justine dut quitter Mme de Champrosé, car il n’est pas d’usage que les grisettes aient des dames de compagnie ou des suivantes lorsqu’elles trottent par la ville.

Cependant elle ne s’éloigna pas tout à fait et se tint à l’écart, en observation, pour accourir en cas où son assistance serait nécessaire.

Mme de Champrosé, quand Justine l’eut quittée, bien qu’elle fût au milieu d’une rue populeuse, se trouva aussi seule qu’au milieu d’un désert d’Afrique ou d’Amérique, et, prenant son courage à deux mains, se mit à raser les maisons comme une hirondelle furtive.

Sa solitude ne fut pas de longue durée. M. Jean, bien que l’heure indiquée par le rendez-vous n’eût pas sonné encore à l’horloge de la paroisse, faisait depuis longtemps pied de grue, car si l’exactitude est la politesse des rois, la politesse des amoureux consiste à devancer le temps ; si l’on n’arrive pas trop tôt, l’on arrive trop tard.

M. Jean, qui avait aperçu de loin Mlle Jeannette, tout en semblant examiner avec beaucoup d’attention, pour se donner une contenance, un barbouilleur qui ornait d’une couche de peinture l’enseigne du Chat qui pêche, s’avança d’un pas vif, mais mesuré, vers la belle ouvrière en dentelles qu’il salua très respectueusement lorsqu’il se trouva nez à nez avec elle.

Jeannette joua l’étonnement, lorsque M. Jean lui parla, comme si cette rencontre eût été l’effet du hasard, et la plus aimable rougeur vint colorer ses joues ; car bien qu’elle fût du monde, Mme de Champrosé avait cette particularité de rougir à la moindre émotion.

Lorsque Justine vit M. Jean cheminer auprès de Mlle Jeannette, et le couple remonter vers le boulevard d’un air de parfaite intelligence, elle crut que sa surveillance devenait inutile et se retira discrètement pour laisser le champ libre à sa maîtresse.

Rien n’était plus charmant que ce groupe : on eût dit l’Amour déguisé en commis cherchant à faire la conquête de Psyché travestie en grisette.

En les voyant passer, les hommes disaient : « Qu’elle est jolie ! » Les femmes : « Qu’il est bien fait ! c’est Cupidon, c’est Vénus ! »

Et chacun se souhaitait une telle maîtresse, chacune un tel amant.

La rue Saint-Martin, qui voit voltiger le long de ses boutiques tant de gentilles ouvrières et d’agréables coureurs d’aventures, semblait émerveillée de tant de grâces.

En effet, il était difficile de rêver quelque chose de plus charmant que Jeannette ; la venue de M. Jean, bien qu’elle l’attendît avait fait épanouir spontanément sur ses joues deux bouquets de roses que Flore eût enviés pour sa corbeille ; un feu modeste animait ses prunelles bleues voilées sous de longs cils blonds, comme sous un éventail d’or, et son sein, agité par les battements de son cœur, soulevait le linon de son corsage.

Quant à M. Jean, il avait, sous ses habits simples et propres, un air de distinction à faire douter de la vertu de sa mère, car il était difficile de supposer qu’un pareil Adonis fût sorti d’une souche provinciale, et il fallait que quelqu’un du bel air, en passant par là, eût conté fleurette à Mme Jean.

C’était le raisonnement que se faisait Mme de Champrosé, persuadée de la roture de M. Jean.

Quant au lecteur il ne s’étonnera pas de la bonne mine du jeune homme, en se rappelant l’ennui du vicomte de Candale au souper de la Guimard, sa froideur avec Rosette dans le vis-à-vis, et le caprice qui lui avait pris d’aller au Moulin-Rouge terminer sa nuit par des plaisirs de moins bon ton, mais plus vifs.

« J’avais peur que vous ne vinssiez pas », dit Jean, entrant en matière sans trop d’embarras.

Un regard de Jeannette contenant un doux reproche, et qu’il était impossible de traduire autrement que : « Vous saviez bien que je viendrais », fut sa seule réponse.

« Le cœur me bat bien fort, car il y a plus d’une heure que je fais semblant de regarder les enseignes des boutiques.

– Je n’étais cependant pas en retard », répliqua Jeannette en levant son doigt effilé vers le cadran de l’église, devant laquelle le couple passait en ce moment.

« L’amour avance toujours, et pour lui les horloges les mieux réglées retardent quand elles ont à sonner les rendez-vous.

– Monsieur Jean, vous êtes d’une galanterie…

– Galant, non ; amoureux, oui. Les beaux messieurs du grand monde sont galants, ils savent dire mille impertinences aimables ! mais nous autres petites gens nous sommes passionnés et sincères ; ce n’est pas notre esprit, c’est notre cœur qui parle. »

À ces paroles débitées avec feu, Mme de Champrosé pensa que Justine avait eu raison de prétendre qu’en amour il fallait déroger pour trouver un cœur neuf au sentiment et capable d’aimer de la bonne façon.

« Eh bien ! oui, j’admets que vous êtes amoureux, mais il ne faut pas gesticuler de manière à nous faire regarder des passants.

– Pardon, mademoiselle, permettez-moi de vous offrir le bras : à marcher près vous, j’ai l’air d’un inconnu qui cherche à vous aborder, et qui peut-être vous importune.

« Si vous l’acceptez, vous êtes sous ma sauvegarde, et si votre beauté attire encore les regards, du moins ma présence les forcera d’être respectueux. »

La marquise de Champrosé, qui sentait que ce raisonnement était juste, et qui s’y serait rendue quand même il n’eût pas été juste, appuya le bout de sa main délicate et gantée d’une petite mitaine de filet sur la manche bien brossée de M. Jean ; ainsi appuyée, elle marcha d’un pied plus sûr sur le pavé glissant, et parvint bientôt au boulevard.

« Mais je voudrais bien retourner chez moi », répondit du ton le plus naïf et le plus modeste du monde Jeannette, qui n’était pas fâchée de prolonger ainsi le rendez-vous et donner d’une façon naturelle son adresse à M. Jean.

« Chez vous ? rien de mieux ; mais où est-ce chez vous ? »

Jeannette nomma la rue.

Seulement, comme elle ne connaissait nullement les rues de Paris, n’étant jamais sortie qu’en voiture, il lui fut impossible d’en trouver le chemin.

Il eût paru invraisemblable à quelqu’un de moins amoureux et de moins préoccupé que M. jean, qu’une ouvrière en dentelles ne sût pas le chemin de sa maison ; la jeune femme donna pour excuse qu’elle sortait fort peu et habituellement en compagnie d’une amie qui savait mieux s’orienter qu’elle à travers la grande ville, et que, ce jour-là, elle ne l’avait pas amenée pour une cause que M. Jean apprécierait sans doute.

Ce n’était pas à notre jeune homme de trouver cette excuse mauvaise ; il s’en contenta.

Quant à lui, sa position de provincial nouveau débarqué le dispensait de rien connaître aux rues de Paris ; il n’y avait d’autre moyen que de demander sa route de carrefour en carrefour, ce qui serait fort ennuyeux, ou bien de prendre une voiture de place, et il faut avouer que tout modeste et réservé que fut M. Jean, la perspective d’un tête-à-tête un peu moins en plein vent, dans ce boudoir roulant qu’on appelle un fiacre, lui souriait très fort.

Il proposa ce dernier moyen à Jeannette qui l’accepta, non sans rougir un peu, mais elle commençait à être un peu lasse, car de sa vie elle n’avait autant marché.

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