Chapitre XII

Trouver un fiacre, ce ne fut pas long ; il en flânait un par là, la caisse peinte en bleu perruquier et doublée en vieux velours d’Utrecht jaune. En amour, souvent un fiacre vaut un bosquet de Cythère.

Nos deux amants y montèrent, et dans le trajet qui malheureusement n’était pas long, Jean, avec une hardiesse respectueuse, s’était emparé de la main de Mlle Jeannette, qui ne l’avait pas trop disputée, et en couvrait les ongles roses de baisers.

La voiture s’arrêta, et un : « déjà ! » naïf s’échappa des lèvres de Mme de Champrosé. Exclamation qui dut charmer beaucoup M. Jean, car elle pouvait passer pour un aveu, ou tout au moins pour la préface d’un aveu.

M. Jean, qui avait donné la main à Mlle Jeannette pour descendre du fiacre, n’avait pas lâché les jolis petits doigts qu’il tenait pressés délicatement entre les siens.

La stricte bienséance eût peut-être voulu qu’il saluât et se retirât ; mais M. Jean, quoique de province et le plus respectueux du monde dans ses façons, n’était pas homme à lâcher le toupet de l’occasion lorsqu’il le tenait.

Il suivit Jeannette pour l’aider à monter l’escalier, bien qu’elle prétendît le pouvoir faire aisément toute seule, les grisettes n’ayant point d’écuyer pour leur tendre le poing.

Avec une instance douce quoique opiniâtre, M. Jean, en dépit de la révérence que lui fit Jeannette, arrivée à sa porte, pénétra dans la chambre d’un air si candide, si décent, si réservé, que Mme de Champrosé ne le put trouver mauvais.

« Ah ! que dira Justine, pensa la marquise, dès la seconde entrevue, l’ennemi est déjà dans la place et mon cœur bat la chamade. »

Un peu fatiguée de sa course et plus émue qu’elle n’osait se l’avouer, Mme de Champrosé se laissa tomber dans l’antique bergère, s’éventant de son mouchoir, quoiqu’il ne fît pas très chaud.

Prenant un petit tabouret, M. Jean vint s’établir aux pieds de Jeannette, ce qui n’était pas si gauche, se dit la marquise, pour quelqu’un d’Auxerre ; car cette position si respectueuse en apparence, et qui se peut prendre vis-à-vis des reines, a cet avantage de ne se prêter pas moins aux audaces qu’aux adorations.

C’est d’un grand stratégiste dans la guerre de l’amour que de s’y mettre tout d’abord, et les Polybes de la chose l’ont toujours conseillé. C’est donc un coup de maître que de débuter ainsi.

« Vous êtes bien logée, mademoiselle Jeannette », dit M. Jean, en promenant son regard autour de lui.

« Oui, fit négligemment Jeannette, il y a assez de place pour travailler et pour chanter.

– Et pour aimer !

– Oh ! pour cela, je n’en sais rien ; ma tante Ursule avait des principes. Avec sa mine rébarbative, elle recevait les galants de Turc à Maure.

« Malheureusement, elle est morte l’année passée ! Pauvre tante ! » Et ici Jeannette éleva vers le plafond, qui représente le ciel dans les scènes d’intérieur, un œil aussi sec que possible.

« Que Dieu veuille avoir son âme », s’exclama d’un air de componction suffisante Jean, qui n’était nullement fâché du trépas de cette tante revêche, dragon qui gardait les pommes d’Hespérides, « et vous vivez seule, ici ?

– Je ne vois que ma cousine Justine ; vous savez, celle qui m’a conduite au bal ; une bien bonne fille. Je ne sors dans la semaine que pour reporter mon ouvrage, et le dimanche pour aller à la messe et à vêpres.

– Où diable la vertu va-t-elle se nicher ? » pensa M. Jean, appliquant à la grisette le mot de Molière au mendiant.

« Ma mère et mon père sont morts lorsque j’étais toute jeune ; c’est ma tante qui m’a élevée, et maintenant que je n’ai plus que Justine, vous êtes la première personne étrangère qui ait mis le pied dans ce réduit. Ma cousine me grondera bien de vous avoir laissé entrer.

– Et moi, je vous en remercie comme d’une précieuse faveur. On ne peut voir voler la fauvette sans désirer connaître son nid. Ce me sera une satisfaction bien douce, en pensant à vous, de pouvoir mettre derrière votre image le fond sur lequel elle se détache habituellement.

« Le jour, je vous verrai assise dans ce grand fauteuil, près de cette fenêtre, où un rayon de soleil viendra se dorer à vos cheveux, occupant au travail des doigts faits pour le sceptre ; la nuit, je me représenterai votre tête virginale faisant des songes enfantins sur le chaste oreiller de ce petit lit bleu et blanc, et je saurai le matin quelles sont les fleurs que vous respirez lorsque, pour faire honte à l’aurore, vous allez en vous levant ouvrir votre croisée.

– Oh ! monsieur Jean, vous parlez comme écrivent ceux qui font des chansons. Seriez-vous un auteur et méditeriez-vous une pièce pour la comédie ? » dit Jeannette d’un air un peu alarmé.

« Rassurez-vous, mademoiselle Jeannette, je ne suis pas assez dénué de poésie pour faire des vers.

– Oh ! tant mieux, si j’aimais quelqu’un, je voudrais qu’il n’eût d’esprit que pour moi.

– Ainsi donc, vous vivez contente.

– Oui, mon travail de dentelles, qui n’a rien de répugnant ni de pénible, et que je ferais même par amusement, me donne suffisamment de quoi vivre ; il est vrai que je vis de peu.

– Et vous ne sentez pas qu’il vous manque quelque chose ?

– Nullement. N’ai-je pas du bon lait pour mon déjeuner et une voisine officieuse qui prépare mon humble repas, car dans notre état il faut se conserver les doigts nets ?

« Mon mobilier n’est-il pas gentil, surtout depuis que ma tante Ursule m’a légué son fauteuil à oreilles et sa belle commode à poignées de cuivre ? Allez, il y a peu de grisettes qui soient aussi fières et aussi braves que moi : j’ai un déshabillé pour chaque saison, vert pour le printemps, rose pour l’été, lilas pour l’automne, feuille-morte pour l’hiver, sans compter les fourreaux pour tous les jours.

« Quant aux bonnets, ce n’est pas cela qui m’embarrasse, je me fais de quoi les garnir et je me traite en bonne pratique. »

En faisant cette énumération de ses richesses, Jeannette s’était levée et déployait ses robes avec un mouvement de coquetterie enfantine suprêmement bien joué ou peut-être naturel.

Ces ajustements, quoique simples, étaient de bon goût, venaient des meilleures faiseuses et pouvaient flatter la marquise, car ils la rendaient jolie aux yeux de M. Jean.

« Vous n’avez pas besoin de tout cela pour être belle », dit galamment le jeune phénix d’Auxerre après avoir admiré les richesses de Jeannette.

« Oh ! pas besoin ! cela est bon à dire ; mais vous ne ferez jamais croire à une jeune fille qu’un joli bonnet gâte une jolie figure, et qu’une robe neuve n’ajoute rien à une taille fine. »

M. Jean, se souvenant un peu trop du vicomte de Candale, avait sur le bout de la langue une réponse décolletée et mythologique qui eût été de mise chez la Guimard ou dans les coulisses de l’Opéra, mais qui ne convenait nullement dans la chaste mansarde d’une grisette honnête.

Aussi se borna-t-il à convenir que la parure embellissait la beauté, axiome que les femmes ont toujours trouvé raisonnable, et qui a été mis en lumière un siècle plus tard par un célèbre faiseur d’opéras-comiques.

Cette concession faite, il revint à son idée première et continua :

« Un fauteuil à oreilles, une commode à poignées de cuivre ne remplissent pas tout un cœur, surtout un cœur de dix-sept ans. Justine est une compagne agréable, mais être deux femmes ensemble c’est être seule. N’avez-vous pas désiré d’avoir un ami ?

– Oh ! si, mais ma tante Ursule m’a dit que tous les hommes étaient des enjôleurs et qu’il n’y avait pas d’amitié entre une jeune fille et un jeune homme.

– D’amitié, non ; mais de l’amour.

– L’amour est un péché.

– Le plus charmant péché du monde et celui qui se pardonne le plus facilement dans le ciel », dit M. Jean en attirant à lui Mlle Jeannette, qui le repoussa d’un « laissez-moi » si faiblement accentué, qu’il n’en fit rien et posa un baiser sur le front rose de la jeune fille, qui se trouvait à la hauteur de ses lèvres.

Un bruit de pas dans l’escalier se fit entendre fort à propos pour la vertu de Jeannette.

M. Jean, pensant que cette occasion se retrouverait, laissa s’envoler la colombe qu’il tenait déjà par l’aile, et prit congé de l’air le plus civil du monde, après avoir pris toutefois rendez-vous pour le dimanche suivant.

Mme de Champrosé prit par contenance un livre dépareillé sur une étagère, Huon de Bordeaux, ou Les Quatre Fils Aymon, nous ne savons plus lequel, se jeta sur le fauteuil, allongea ses pieds sur le tabouret, et attendit Justine qui ne vint pas encore, car le bruit de pas n’avait été qu’une fausse alerte.

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