Chapitre XIII

Justine ayant vu sa maîtresse sous la sauvegarde de M. Jean, avait profité de l’occasion pour aller rendre visite à ce courtaud de boutique, frais et bête, qui lui semblait le type du véritable amour, et dont la solide galanterie lui plaisait plus que les grâces un peu mièvres du chevalier.

S’il ne parlait pas en mots choisis, le courtaud avait auprès des femmes l’éloquence qui persuade, et Mlle Justine le trouvait un Cicéron dans le tête-à-tête.

Aussi eurent-ils ensemble une conversation assez longue, et lorsque la femme de chambre vint retrouver Mme de Champrosé dans la chambre de Jeannette, le jour était-il entre chien et loup.

Sa maîtresse tenait en main un livre plutôt par contenance que pour s’occuper l’esprit, qu’elle avait suffisamment en éveil comme cela car, pour une femme, les romans qu’elle fait sont plus amusants que ceux qu’elle lit, fussent-ils du citoyen de Genève, de M. Arouet de Voltaire ou de M. de Crébillon le fils.

La prévoyante Justine, qui avait arrangé en route une petite excuse pour rendre son absence un peu prolongée décente et plausible, n’en eut aucun besoin.

Mme de Champrosé ne s’était pas aperçue que Justine eût tardé si longtemps ; elle ne vit même pas l’œil brillant, la joue allumée de sa camériste, et sa coiffure un peu irrégulière, quoique rajustée, qui eût pu lui donner le soupçon que Justine n’avait point passé tout son temps à faire sentinelle ; et d’ailleurs la marquise, bonne et indulgente, ne s’en fût pas autrement formalisée, surtout en ce moment où elle avait besoin d’elle.

« Ah ! vous voilà, Justine », dit la marquise, en sortant de sa rêverie et avec un petit cri qui indiquait plutôt la surprise que l’attente.

« Je suis aux ordres de Madame », répondit la soubrette en s’inclinant d’un air respectueux et contrit.

« Justine, défaites-moi », dit la marquise en s’abandonnant aux mains de sa femme de chambre.

– Ce sera bientôt fait, et j’ai là tout ce qu’il faut pour rajuster Madame. »

L’habile Justine, en quelques tours de peigne, eut bientôt fait disparaître l’ouvrière en dentelles et remis Mme de Champrosé à la place de Jeannette.

Le déshabillé à mille raies, le fichu de linon, les bas de soie gris et les petits souliers à boucles disparurent comme par enchantement, pour laisser paraître les vêtements d’une personne de qualité qui ne veut pas tirer l’œil.

Ainsi accoutrée, Mme de Champrosé regagna, suivie de Justine, la voiture qui l’attendait, et se fit mener à son hôtel, où son absence, parfaitement motivée, n’avait pas été remarquée.

Pendant le trajet, Justine avait respecté le silence de sa maîtresse qui, le cœur agité d’émotions inconnues, se livrait délicieusement à ces douceurs nouvelles ; un frais étonnement la rendait distraite à la fois et joyeuse ; quoiqu’elle ne dit rien, sa charmante figure pétillait de pensées.

Le financier et l’abbé, qui ce soir-là soupèrent avec elle, la trouvèrent la plus jolie du monde sans savoir pourquoi, et d’une beauté qu’on ne lui avait pas vue encore ; car cela soit dit sans vouloir faire de comparaison irrespectueuse, il en est d’une femme comme d’un cheval de race : il faut les voir tous deux animés.

Et certes, Mme de Champrosé avait une âme ce soir-là : elle sourit fort agréablement au financier, et traita l’abbé beaucoup mieux que de coutume.

Elle riait de leurs plaisanteries, qui lui fournissaient un prétexte d’épancher sa gaieté intérieure, comme s’ils eussent dit les choses les plus piquantes et les plus spirituelles ; et cependant M. le financier Bafogne avait de l’esprit comme un coffre et de la grâce comme un sac ; et l’abbé, bien qu’il sût du latin et qu’il fût au courant du jargon des ruelles, ne promettait nullement, s’il persistait à être d’église, d’égaler l’aigle de Meaux ou le cygne de Cambrai.

Mais, comme le disent certains philosophes qui ont du bon, malgré leur obscurité, rien n’existe qu’en nous-mêmes ; c’est notre gaieté ou notre tristesse qui rend les horizons riants ou tristes : une personne ayant l’âme en joie trouve à se divertir là où d’autres moins heureusement disposées ne voient rien qui les puisse intéresser.

Mme de Champrosé, dans l’état d’esprit où elle était, se fût amusée fort avec des gens de moins d’agrément que l’abbé et le traitant.

Cependant à la fin ils la fatiguèrent, car le vacarme de leurs éclats de rire, devenus bruyants et incommodes, la distrayait d’une pensée trop agréable pour la vouloir perdre dans les banalités d’une conversation superficielle.

Pour indiquer à ses hôtes, disposés à prolonger la séance, que l’heure de la retraite était sonnée, elle fit quelques-unes de ces petites mines que les gens qui sont du monde comprennent à demi-mot, quoique souvent l’idée de laisser un rival seul avec la dame de leurs pensées leur fasse faire la sourde oreille.

La marquise contracta sa bouche de rose en un joli bâillement nerveux, comprimé poliment par la paume de la main, mais assez significatif pour qui voulait l’entendre.

Comme le financier, qui s’était levé et avait pris son chapeau au second bâillement, vit que l’abbé ne bougeait pas, il se rassit avec une opiniâtreté jalouse.

Voyant Bafogne prendre position dans sa bergère, comme un homme qui s’arrange pour le reste de la nuit, et l’abbé posé vis-à-vis de lui en chien de faïence, Mme de Champrosé sentit qu’il fallait frapper un grand coup, et demanda l’heure qu’il était d’un ton de fatigue et d’ennui assez marqué.

L’abbé, qui était plus usagé que le traitant, comprit qu’il serait de mauvais goût de rester plus longtemps, et, par une manœuvre savante, saisissant le bras de Bafogne, il lui dit d’un ton leste et dégagé :

« Venez-vous, mon cher ? Vous voyez bien que cette chère marquise a besoin de repos. »

Bafogne, quoique énormément contrarié, ne put s’empêcher de faire demi-volte et de suivre la courbure de l’échine de l’abbé dans le salut profond que celui-ci fit à la marquise.

Ces deux messieurs partis, Mme de Champrosé, sur qui Morphée semblait tout à l’heure distiller ses pavots les plus forts, faits d’expositions de tragédies et de discours académiques, se trouva soudain plus éveillée qu’une chatte guettant un oiseau.

Elle se leva de la duchesse où elle était nonchalamment étendue avec les grâces mourantes d’une femme accablée, et fit deux ou trois tours par la chambre ; puis se dirigeant vers la cheminée, elle tira le cordon de moire de la sonnette.

Au tintement argentin de la sonnette, Justine parut aussitôt, car elle sentait l’heure des conversations confidentielles arriver, et elle se tenait prête dans l’antichambre à se présenter au premier appel.

Justine était trop femme de chambre de grande maison pour ignorer combien il est avantageux pour une soubrette d’avoir voix consultative dans les choses de cœur de sa maîtresse.

Quand elle eut défait Mme de Champrosé, qui passa un grand manteau de lit de mousseline des Indes garni d’une dentelle de Malines large de trois travers de doigt, et mit sur le coin de l’oreille un petit bonnet le plus coquet du monde, dont les ailes en papillon faisaient le plus charmant effet, Justine fit mine de se retirer en adressant à sa maîtresse la question sacramentelle :

« Madame a-t-elle encore besoin de quelque chose ?

– Reste, Justine, je ne sens nulle envie de dormir », dit la marquise en se soulevant sur son joli coude rose enfoui dans un oreiller de batiste.

« Madame a quelque chose à me dire ?

– Voyez la maligne bête, avec son air étonné. Certainement, j’ai quelque chose à te dire.

– J’écoute », répliqua la soubrette en croisant l’un sur l’autre ses bras nus ornés de mitaines.

« Il faut que je commence moi-même, car tu affectes d’avoir bouche cousue : comment trouves-tu M. Jean ?

– Au mieux.

– Il a les dents belles.

– Fort belles.

– La taille fine.

– Très fine.

– Ah çà ! Justine, allons-nous faire une conversation en écho ?

– Je ne puis qu’être de l’avis de Madame. M. Jean me paraît un jeune homme accompli ; il a bonne grâce, se met proprement et danse à ravir.

« Quant à son esprit, je ne puis rien dire, car il n’a parlé qu’à Mlle Jeannette ; mais l’esprit n’est pas nécessaire en amour.

– Il en a, je t’assure, et du plus fin.

– Tant pis.

– Pourquoi tant pis ? l’esprit ne gâte rien.

– Je croyais que Madame voulait un amour dans le genre naïf.

– Oui ; mais est-il indispensable d’être un sot pour aimer ?

– On dit : aimer comme une bête ; et les proverbes sont la sagesse des nations.

– Que diable, Justine, t’ont fait ces pauvres gens d’esprit pour que tu les maltraites à tout bout de champ ?

– Madame, ils ne m’ont rien fait du tout.

– Et c’est pour cela que tu préfères les bêtes ?

– N’est-ce pas une raison ?

– Rassure-toi, M. Jean n’a pas cet esprit que tu crains.

– Je ne cacherai pas à Madame que je l’avais soupçonné d’abord d’être poète, à un certain air mélancolique qu’il a.

– Fi donc ! ses ongles sont trop nets, ses cheveux trop bien en ordre, ses bas trop bien tirés pour cela, et d’ailleurs, je n’ai rien remarqué d’amphigourique dans ses manières de s’exprimer.

– Dès que Madame est sûre que ce n’est pas un grimaud de lettres, je le trouve charmant de tout point.

– Penses-tu qu’il m’aime à la façon dont je veux ?

– Je le crois, au juger, fort éperdument épris de Madame, de Mlle Jeannette, veux-je dire…

– Oh ! certes, il n’aurait pas la hardiesse de lever l’œil jusqu’à la marquise de Champrosé.

– Peut-être, je lui trouve un certain brillant dans l’œil, et il a l’air d’avoir le cœur assez haut.

– Mais il faut qu’il ignore que Mlle Jeannette est marquise.

– Rien n’est plus facile, car ce jeune homme ne doit pas aller dans les endroits où fréquente Madame, et ne monte assurément pas dans les carrosses du roi.

– D’ailleurs, il me rencontrerait, qu’il ne me reconnaîtrait pas : tu as su faire de moi-même deux êtres si différents, que lorsque j’ai sur le dos le casaquin de Jeannette, je ne sais vraiment plus qui je suis.

– Et quand Madame le doit-elle revoir, ce beau jeune galant ?

– Dimanche, jour où je suis censée n’avoir point de tâche à remplir ni de besogne à faire en ville.

– Si j’osais donner un conseil à Madame, je lui recommanderais, pour la vraisemblance du rôle, de faire un peu la farouche à l’endroit de M. Jean, lorsqu’il lui débitera des douceurs, et de lui donner un peu du buse sur les doigts s’il s’émancipe. Ce sont les façons des petites gens.

– Comme je vais lui dire, finissez ! d’un ton… d’opéra-comique.

– Je dis cela, Madame, parce que si Jeannette, qui dans les idées de sa petite sphère doit avoir des préjugés gothiques sur la vertu, se laissait aller tout de suite à des facilités de grande dame, M. Jean pourrait bien la soupçonner marquise.

– Mais sais-tu que c’est insolent ce que tu dis là ?

– Oh ! Madame ne peut pas se faire une idée de l’importance qu’on attache à ces choses parmi le menu peuple : aucune défaite n’est vraisemblable avant six semaines ou trois mois de cour ; et puis, en forçant M. Jean à filer le parfait amour comme le font les bourgeoises, Madame, j’en réponds, éprouvera des choses qu’elle ne saurait concevoir aujourd’hui.

– Mon Dieu, Justine, que tu es métaphysique ce soir.

– Avez-vous eu faim quelquefois ?

– Quelle singulière question me fais-tu là ! – Jamais !… Est-ce qu’on a faim ?

– Les paysans et les ouvriers prétendent que si.

– Rien ne me ragoûte à table ; je tâte un blanc-manger, je suce une aile de perdrix, je touche à quelques drogues, je bois un doigt de crème des Barbades, et c’est tout.

– Eh bien ! si Madame restait un jour ou deux sans manger, elle mordrait à belles dents dans un chignon de pain bis et le trouverait délicieux, encore qu’il fût plein de bûches et de son.

– Bon ! Et tu me conseilles la diète pour me donner de l’appétit ?

– Précisément.

– Il y a peut-être du vrai dans ce que tu dis là.

– Quinze jours de résistance, et je prédis à Madame qu’elle sera amoureuse comme une couturière.

– Et M. Jean, que dira-t-il de ce régime ?

– Il s’affolera de Mlle Jeannette au point de faire toutes les sottises.

– Tu me dis là des choses de l’autre monde, mais qui ont un certain sens ; tu fais bien de me raffermir dans ces idées, car aujourd’hui même j’ai manqué de faire une faute de costume, et oublier que Jeannette n’était pas la marquise de Champrosé.

« Il était temps, pour ma vertu, que tu revinsses, et peu s’en est fallu que mon roman ne commençât par le dernier chapitre ; mais pour me conformer à tes plans, je serai désormais d’une pudicité hyrcanienne et bourgeoise. »

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