Chapitre XIV

Tout en tenant ces menus propos, Mme de Champrosé se fit mettre au lit, et Justine se retira lorsqu’elle vit Morphée jeter sa poudre d’or dans les yeux de sa belle maîtresse, ce qui ne tarda guère.

La marquise de Champrosé n’était pas la seule qui fût préoccupée tendrement à l’endroit de M. Jean.

Rosette la danseuse pensait aussi fort assidûment au vicomte de Candale, depuis le souper de la Guimard.

Rosette, qui avait le cœur sensible, malgré sa vie de Manon Lescaut (et il faut dire à son excuse qu’il n’était guère possible alors d’en mener une autre à l’Opéra), éprouvait des émotions assez rares pour un sujet de la danse récemment sorti de l’espalier : elle aimait !

Ce qui l’avait séduite chez le vicomte, c’était une certaine grâce triste, un vague air d’ennui qui, derrière son esprit, faisait supposer une âme, chose dont on s’inquiétait fort peu dans ce joyeux XVIIIe siècle.

En ce temps-là il fallait pour plaire avoir la bouche en cœur, le nez au vent, le rouge à la joue, naturel ou faux, le jarret tendu, l’épée en verrouil, le claque sous le bras, la main au jabot avec un air de marquis de Moncade, offrir des pastilles de sa bonbonnière, débiter des fadeurs ou des équivoques, chanter les derniers couplets contre la favorite, être gai, vif, pimpant, superficiel et surtout rieur, car c’était l’époque des Ris, des Jeux et des Plaisirs, qui devaient régner dans la vie comme dans les ballets et les dessus-de-porte.

La mélancolie, cette fleur délicate de l’âme, était considérée comme une maladie qui, d’après son étymologie, regardait M. Purgon et M. Fleurant.

Aussi fallait-il à Rosette un naturel plus tendre et plus distingué pour aimer le vicomte, au moment où ses compagnes, et même des femmes d’un rang plus élevé eussent trouvé qu’il donnait dans le morne et frisait l’ennuyeux, par faute de pointe et de montant.

Quand il était pétillant comme un feu d’artifice, sous le fourmillement des paillettes de son costume et de son esprit, et que dans le premier moment de ses conquêtes il n’avait pas reconnu le vide des plaisirs, Rosette ne s’était pas sentie touchée de son mérite comme elle le fut depuis, circonstance qui tendrait à prouver ce paradoxe énorme, que, sous le règne de Cotillon III, à l’Opéra, une danseuse a pu avoir de l’âme, ce qui semble tout à fait invraisemblable : ces espèces, n’aimant que l’or, les contrats de rentes, les diamants, la vaisselle plate, les carrosses, les laquais de six pieds de haut, et autres choses solides, et ne s’amusant que des plaisanteries les plus insoutenables, en jargon de coulisse ou de débauche.

La pauvre Rosette avait été profondément étonnée de ce que Candale, après l’avoir reconduite en vis-à-vis, l’eût si vertueusement saluée à la porte de sa chambre, car, sans vanité, elle se croyait faite de façon à ne pas mériter tant de respect, et, dans tout le règne de Louis XV, un fait semblable ne s’était peut-être pas produit.

Rosette n’en dit rien, car cette histoire divulguée eût perdu Candale de réputation.

Aussi le matin, très inquiète de cette mésaventure elle fit devant une glace l’examen détaillé de ses charmes : elle déroula ses cheveux qui était à pleines mains ; elle regarda ses dents en les découvrant jusqu’à leurs gencives roses.

Jamais jeune loup, égorgeant dans les bois son premier mouton, n’en eut de plus pures ; elle examina son teint plus uni que le satin, que le marbre, que tout ce qu’il y a d’uni au monde, et elle n’y trouva ni un pli, ni une ride, ni une gerçure, ni une tache de rousseur, ni une vergeture ; Hébé, la déesse de la Jeunesse ; Hygie, la déesse de la Santé, ont à coup sûr moins de fraîcheur.

Par un heureux privilège, que le vice a plus souvent que la vertu, les joues de Rosette, malgré le fard et les baisers, conservaient cette fleur de pêche que le moindre contact enlève ; elle passa en revue ses bras, qui étaient les plus beaux du monde, et ses jambes, que tout Paris admirait, brillantes comme le marbre sous leur réseau de soie, dans les ballets de Dauberval.

Le résultat de cette inspection fut un sourire. Rosette se trouvait belle.

Elle était rassurée et se donna pour explication que Candale avait ce soir quelque souci dans l’âme, ou bien qu’il était fatigué, quoique le XVIIIe siècle n’admît pas que l’on pût être fatigué.

Elle prit donc une grande résolution, surtout pour une danseuse, plus adroite de ses pieds que de ses mains ; ce fut d’écrire au vicomte de Candale !

Les danseuses et même les grandes dames du XVIIIe siècle ne brillaient pas précisément par la calligraphie et l’orthographe.

On a conservé des lettres de Mme de Pompadour, de Mme la Popelinière, d’un style charmant mais écrites comme ne le feraient pas aujourd’hui des cuisinières.

Rosette n’en savait ni plus ni moins que les jolies femmes de son temps. Elle prit une grande feuille de papier et y traça en lettres longues d’un pouce, et de l’aspect le plus hiéroglyphique le billet suivant qu’elle aurait mieux écrit en trempant le bout de son orteil dans l’encre :

Mon cher vicomte,

Je suis très inquiète de vous, car sans doute vous étiez malade l’autre soir, ou troublé de remords de conscience, lorsque vous vous retirâtes si brusquement et si maussadement. Je vous soupçonne de m’avoir celé quelque gros péché quand vous étiez à mes genoux, chez cette grande désossée de Guimard. Venez achever votre confession et ne craignez rien, la pénitence sera douce. Je suis pour vous chez moi toute la nuit et tout le jour, excepté de midi à 2 heures, où je répète un pas nouveau avec des gargouillades dont vous serez content, et qui me vont mieux que les rigodons, les tambourins et les loures .

Adieu, mon cœur,

ROSETTE,

Second sujet de danse à l’Opéra.

P. -S. N’est-ce pas que Guimard est trop maigre et qu’elle a l’air d’un faucheux quand elle danse ?

Cette lettre fut portée à l’hôtel de Candale, et remise au vicomte sur un joli plateau d’argent ciselé par Reveil.

Candale ne s’étonna pas autrement des jambages hasardés et de l’orthographe fantastique du poulet qu’il déchiffra assez couramment, et dit au grand laquais qui attendait la réponse, avec cet air adorable de fatuité des seigneurs d’autrefois, moitié excédé, moitié protecteur :

« C’est bon, j’y passerai. »

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