Chapitre XV

Lorsque Mme de Champrosé s’éveilla, sa première pensée fut pour M. Jean. Tous ses rêves avaient été pour lui : toute la nuit, sous son ciel à baldaquin, la noble marquise s’était vue dans la petite chambre, louée par Justine, avec le costume de Jeannette, assise dans ce fauteuil qui avait si bien l’air d’avoir appartenu à une aïeule, tenant sur ses genoux l’étroite planchette de l’ouvrière en dentelles et croisant avec ses doigts menus des fils imperceptibles qui s’embrouillaient sous les baisers de M. Jean, dévotement agenouillé sur un petit tabouret devant elle.

Changeant de sphère, Mme de Champrosé semblait avoir changé d’âme et de caractère ; l’obsession des galantins qui la bourraient de madrigaux fades, de compliments édulcorés, lui avait jusque-là produit l’effet de ces sucreries, de ces crèmes fouettées, de ces meringues à la glace qui ôtent le goût des aliments sains et rassasient sans nourrir.

Trop entourée pour faire un choix, trop prévenue pour éprouver un désir, elle consumait sa vie dans une nonchalance fantasque. Les amours avaient chassé l’Amour. Depuis sa rencontre avec M. Jean, l’Amour avait chassé les amours.

Dès qu’elle fut habillée, le désir d’aller à la petite chambre s’empara d’elle ; mais Justine, qui était prudente, malgré ses airs évaporés, représenta respectueusement à sa maîtresse qu’il ne serait pas toujours facile de sortir de l’hôtel incognito, et que les Stratagèmes qui réussissaient bien une fois ou deux, à cause de l’imprévu, finissent par s’éventer et se découvrir.

« Madame ferait mieux de prétexter un séjour de six semaines à la campagne, dans un château quelconque.

– Rien ne serait plus facile ; mais si j’annonce que je vais dans une de mes terres, j’y serai attendue ; mes amis de Paris pourraient vouloir me rendre visite, et tout se découvrirait.

– Aussi n’est-ce pas dans un de ses châteaux que je conseillerais à Madame d’aller.

– Chez une de mes amies la chose serait bien plus vite découverte.

– N’ai-je pas entendu dire à Madame qu’elle avait une parente en Bretagne ?

– C’est vrai, je n’y pensais plus, une vieille tante sempiternelle, perchée comme une chouette dans un ancien donjon, en compagnie d’un tas de hiboux, avec un nom qui fait saigner la bouche tant il est dur à prononcer.

« On dit qu’il faut passer par une série de casse-cou pour arriver à cette gentilhommière, qui surplombe de deux ou trois cents pieds sur l’océan.

– Eh bien, Madame ferait bien d’aller rendre visite à sa tante, pour un mois ou deux.

– Justine, que me dis-tu là !

– La parente de Madame ne vient jamais ni à Paris ni à Versailles !

– Oh ! non ; elle se croit encore au temps d’Anne de Bretagne et des parlements, et regarde Paris comme une Babylone d’abominations.

– C’est ce qu’il nous faut ; Madame, accompagnée de la fidèle Justine, monterait en chaise de poste, s’excusant de ne pas emmener de suite, sur l’humeur quinteuse et revêche de la vieille dame, et partirait bien ostensiblement avec un grand bruit de grelots et de fouets ; puis, au premier relais de poste, nous prendrions nos habits de bergère et nous rentrerions dans Paris par une autre porte.

– C’est délicieux ! s’écria la marquise en frappant joyeusement ses mains l’une contre l’autre ; de cette façon, j’aurai devant moi six semaines de liberté ! Justine est un vrai trésor.

– Puisque Mme la marquise daigne le dire, je n’en disconviens pas », fit Justine avec une révérence comique ; « je vaux bien mon prix ; et M. de Marivaux a mis dans ses pièces du Théâtre-Français des soubrettes qui ne sont pas de ma force. »

Mme de Champrosé fit un petit signe d’assentiment, et toutes les choses se passèrent de la façon que Justine les avait réglées.

Le départ convenablement annoncé, la chaise sortit de la cour de l’hôtel, entraînée par trois vigoureux percherons, au bruit d’un tintamarre de fouets qui faisait pousser de pitoyables glapissements aux sylphes fessés dans l’air.

La chaise eut bientôt traversé les rues fangeuses de la grande ville, couvrant les piétons d’un déluge de boue, rouant les chiens, renversant les philosophes qui, à l’instar de Jean-Jacques, tâchaient de se faire accrocher par les équipages, afin de pouvoir mettre dans leurs feuilles des déclamations contre les gens riches à l’adresse de la canaille, que ces sortes d’invectives déclamatoires réjouissent toujours.

L’on sortit de la barrière et l’on entra dans la campagne ; quoiqu’il eût tombé de la pluie dans la matinée et que les chemins fussent détrempés, le ciel brillait dans tout son éclat, et quelques jolis nuages pommelés, aussi légers que ceux des plafonds de Fragonard, erraient sur le fond d’un bleu tendre aussi pur que celui de la porcelaine de Sèvres la mieux réussie ; un feuillage d’un vert tendre et gai, car le printemps ne faisait que de naître, et Flore n’avait pas encore vu ses fleurs, changées en fruits, aller remplir les corbeilles de Pomone, rendait l’horizon agréable et riant comme un décor champêtre peint à l’Opéra par Boucher : le paysage, quoique moins azuré et vert pomme dans le lointain, n’en avait pas moins son charme, car la nature, bien que manquant de grâce et un peu grossière, s’entend assez bien à tenir la palette et à manier les pinceaux, et, si elle avait un peu d’académie, on n’aurait rien à lui reprocher.

Il est vrai que les personnages qui peuplaient ces campagnes n’étaient pas habillés en taffetas gorge-de-pigeon et de satin vert céladon, comme ceux des dessus-de-porte et des pastorales : les moutons qui paissaient ne méritaient guère l’épithète de blancs que leur prodigue Mme Deshoulières ; ils paraissaient n’avoir pas été savonnés depuis longtemps, si même ils l’avaient jamais été ; les tendres agneaux ne portaient au col aucune faveur rose ou bleue, et si la belle Philis eût voulu en serrer un contre son cœur, elle eût infailliblement taché son corsage à échelle, car rien n’était plus crotté que ces agnelets.

Ces moutons étonnèrent un peu la marquise, qui s’était fait, d’après les petits vers de M. l’abbé, et les gouaches de son éventail, une tout autre idée de la race ovine.

« Qu’est-ce donc que ce tas de haillons qui chemine sur deux grands vilains pieds plats et rouges ?

– Cela, madame, c’est un berger.

– Ciel ! que me dis-tu là, Justine. Tu te moques ! Un berger, ce pataud !… C’est impossible !

– Il ne ressemble guère à ceux de l’Opéra.

– Et il a bien tort, Justine. La réalité devrait copier le faux.

– Sans doute, Marcel et Vestris, quand ils dansent la courante dans les bergerades, ont bien meilleure façon que cela.

– Et cette autre horreur, qui va battant des dindons avec une gaule ?

– Nous venons de voir Tircis ; maintenant, nous voyons Philis.

– Justine, tu abuses de ce que je ne me connais pas aux choses de la campagne pour me dire des histoires incroyables.

« Cet affreux morceau de chair mal taillé, cette perruque de filasse emmêlée, ce teint truité, ces gros jupons rapiécés, cette affreuse cape en guenilles, non, ce n’est point Philis.

– C’est Philis en personne. Il y a des milliers de Philis, en France, aussi laides que cela.

– Ah ! tu déranges furieusement mes idées pastorales. »

En conversant ainsi, Mme de Champrosé penchait sa tête tantôt à droite, tantôt à gauche, s’émerveillant de tout ce qu’elle voyait, et toute joyeuse de l’idée que tout en paraissant s’éloigner de M. Jean, elle s’en rapprochait en réalité.

Quand la chaise s’arrêta au relais, Mme de Champrosé se prétendit un peu fatiguée, et demanda une chambre d’un air languissant, comme une personne qui se sent attaquée d’une indisposition qu’elle n’a pu prévoir, et voudrait ne s’être pas mise en route.

La chaise fut dételée, et Mme de Champrosé dit qu’elle verrait si dans deux heures elle pourrait continuer son chemin. Comme vous le pensez bien, l’indisposition ne fit qu’augmenter, et Justine, du ton d’autorité d’une personne qui s’entend aux choses de la médecine, décida qu’il fallait rebrousser chemin, et l’on repartit, non cette fois dans la chaise de poste, mais dans une carriole louée d’avance par Justine.

Le cheval percheron, attelé à la carriole, ramena d’un joli petit train la marquise et la soubrette à la barrière Saint-Denis, où les malles furent emballées dans un fiacre, et bientôt les deux femmes se trouvèrent dans le petit logis dont M. Jean, quoiqu’il n’en eût pas l’adresse par écrit, et qu’il n’y fût venu que le soir, sut parfaitement retrouver le chemin.

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