Chapitre XIX

Le caprice de Mme de Champrosé de se transformer en Jeannette devait troubler plus d’un cœur.

Le sensible droguiste de la rue Sainte-Avoye avait reçu au bal du Moulin-Rouge une flèche de Cupidon en pleine poitrine. L’on n’ignore pas que ce petit dieu tire sur les mortels avec des flèches de deux sortes.

Les premières ont des pointes d’or, les secondes des pointes de plomb, les unes inspirent l’amour, les autres l’antipathie, ou tout au moins la froideur.

Le malheureux droguiste était si traversé par une des premières, que le dard lui sortait par le dos, tant la corde avait été bien tendue et l’arc bien bandé. Une des secondes avait été dirigée sur Mme Champrosé, qui se souciait du droguiste non plus que s’il n’eût pas été du monde.

Être l’héritier présomptif d’une belle droguerie, rue Sainte-Avoye, à l’enseigne du Mortier d’argent, et mourir d’amour pour une grisette sans le sou, c’est une position humiliante et triste.

C’était celle du jeune Rougeron, l’Alcibiade, l’Amilcar, le Galaor du quartier, celui que les Denise, les Nicole et les Javote regardaient tendrement en passant devant la boutique, où, assis au comptoir proprement ciré, il broyait quelque médicament, quelque épice, quelque aromate, ou se délassait des soins de la journée à tourner très dextrement en cornets de papier les œuvres de messieurs tels ou tels, dont plusieurs étaient cependant des quarante.

Plus d’une belle fille de la rue Maubuée, de la rue du Plâtre, de la rue Geoffroy-l’Angevin et Bar-du-Bec, rêvait d’être assise en robe de siamoise flambée dans ce comptoir triomphal ; car, si la droguerie touche d’un côté à l’épicerie, de l’autre, elle touche à l’apothicaire, ce qui la relève infiniment et lui donne de la majesté.

Mais elles rêvaient et soupiraient en vain, Rougeron ne pensait qu’à Mlle Jeannette, qui, vu l’effet divers des flèches dont nous avons parlé tout à l’heure, n’avait pas pensé une minute à lui.

Comment retrouva-t-il la jolie ouvrière en dentelles ? c’est un point d’histoire qui n’est pas bien éclairci.

Il est probable qu’il la rencontra par hasard et la suivit de loin jusqu’à son logis, ou peut-être le courtaud de boutique, galant de Justine, qui était son ami, fît-il quelque indiscrétion ; ce que nous pouvons dire, sans plus nous arrêter sur ce détail fastidieux, c’est qu’un matin Jeannette vit entrer chez elle le fils du droguiste ayant l’air le plus piteux, le plus décontenancé et le plus sot du monde, tournant son chapeau entre ses doigts, saluant comme un enfant de chœur, aussi empêtré de sa personne, aussi embarrassé de ses bras et de ses jambes qu’un amoureux de village devant les grands-parents de son accordée.

Ce triomphateur d’un si beau sang-froid et d’un si grand aplomb dans les bals de guinguettes faillit prendre un billet de parterre, comme le beau Léandre ou Jeannot dans les parades de la foire Saint-Laurent, lorsque Jeannette lui dit de s’asseoir, tant il avait mal pris ses mesures ; car l’amour, qui donne de l’esprit aux filles, rend les garçons bêtes, on ne sait pourquoi.

Jeannette, le voyant tout rouge, tout pantelant, le front couvert de sueur, eut pitié de son embarras et ouvrit la conversation par une phrase banale.

« Quel hasard vous amène ici, mon cher monsieur ?

– Je passais par là, et j’ai profité de l’occasion pour vous faire une petite visite, car je ne vous ai pas vue depuis ce fameux bal…

– Ce m’est bien de l’honneur, et vous m’y voyez on ne peut plus sensible », reprit Jeannette d’un ton froid qui contrebalançait ce que ses paroles pouvaient avoir d’honnête et d’engageant.

La conversation allait tomber de nouveau, lorsque l’infortuné droguiste, faisant un violent effort sur lui-même, reprit ainsi avec beaucoup de feu et de véhémence :

« Non, mademoiselle Jeannette, je ne passais pas par là, comme je viens de le dire tout à l’heure. Je suis bien venu tout exprès en prenant ma résolution à deux mains : je souffrais trop de ne pas vous voir.

« C’est le bal du Moulin-Rouge qui a tout fait. Vous étiez ce soir-là si jolie, si brave, si pimpante, que j’en ai eu le cœur pris tout de suite.

« Jusqu’à présent, j’avais eu des amourettes ; maintenant, c’est de l’amour tout de bon ; je le sens à la peine que j’endure ; j’en perds le manger, le boire et le dormir, encore que je voudrais si bien dormir pour rêver de vous ; ce serait toujours cela !

« Avant de vous connaître, je passais pour un garçon entendu dans ma partie, et qui ne manquait pas d’esprit ; on citait mes quolibets de la rue de la Verrerie à la rue des Vieilles-Audriettes ; à présent, je ne mets pas le poids qu’il faut, je pèse tout de travers, je fais des cornets qui se déroulent, je donne de la vanille pour de la cannelle, et me trompe sans cesse dans les sirops. Je ne sais plus distinguer un alcali d’un acide, et tout dernièrement j’ai raté une teinture de tournesol, à quoi j’excelle.

« Autrefois j’avais toujours le petit mot pour rire, et disais aux pratiques et aux jeunes filles les choses les plus drôles du monde ; mais ce n’est plus cela : je suis maladroit, tout stupide et tout chose, ce qui prouve, mademoiselle, que je vous aime ; car enfin ce n’est pas naturel, et il faut que le petit dieu malin s’en soit mêlé. »

Pendant cette étrange déclaration, Jeannette eut plus d’une fois envie de rire ; mais l’infortuné droguiste avait tant de feu et de conviction, son sentiment était tellement sérieux sous son discours burlesque, qu’elle put n’éclater point et répondre assez doucement pour ne pas aggraver ce chagrin véritable, quoique ridicule :

« Monsieur Rougeron, tout cela sans doute est fâcheux ; mais qu’y puis-je ?

– Celle qui a fait le mal le peut bien guérir.

– Je voudrais bien vous rendre la raison, mais pas de la manière que vous entendez.

– Et comment ?

– En vous exhortant à ne plus penser à moi, comme doit le faire toute honnête fille en cette occasion.

– Vous ne m’aimez donc pas ?

– Non ! et cela ne doit point vous blesser. On n’est point maîtresse de ses sentiments. Denise vous aime, et vous ne l’aimez pas.

– C’est vrai ; mais il me semble que si vous accueilliez mes vœux un peu favorablement, vous finiriez par avoir de l’affection pour moi.

– On ne finit pas par avoir de l’affection : c’est par là qu’il faut commencer.

– En amour, peut-être ; mais pour le mariage ce n’est pas nécessaire. Il y a la force du sacrement ; puis l’habitude ; les bons soins et les enfants font le reste.

« Oui, Jeannette, tel est l’entraînement de ma passion pour vous, que je vous épouserai, s’il le faut, malgré la grande distance qui sépare un droguiste établi d’une simple ouvrière en dentelles.

« Mes parents murmureront d’abord, on criera à la mésalliance dans la rue Sainte-Avoye, mais votre beauté triomphera de tout, et fera comprendre ma résolution.

« Je mets, divine Jeannette, le Mortier d’argent à vos pieds avec son comptoir de chêne, ses balances luisantes, ses pots de porcelaine étiquetés, ses tablettes et ses casiers remplis de cochenille, de safran, de mastic, d’outremer, de sang-de-dragon, de bézoar, de gomme adragante, de sandaraque, de cinname, de benjoin et d’aromates de l’Inde, aussi précieux que l’or ; j’y ajoute les trois mille livres de rente qui me viennent du chef de ma mère, et ma maison de la rue Culture-Sainte-Catherine, qui est d’un beau rapport, et une pièce de vigne près d’Orléans, dont je fais un vin assez joli, sans compter les hardes, nippes et bijoux.

– Tout cela est très beau », répondit Mme de Champrosé, peu émerveillée de cet inventaire persuasif qui eût dû éblouir Jeannette, et sur lequel le droguiste amoureux comptait comme sur le mouvement d’éloquence le plus irrésistible ; « mais je ne puis donner les mains à un mariage qui vous mettrait mal avec vos parents.

– S’il n’y a que cet obstacle, je saurai bien l’aplanir », répondit le droguiste tout pâle d’émotion.

« Et auquel, continua Jeannette, malgré tous les avantages qu’il présente et l’honneur dont il me comblerait, je ne me sens nulle inclination.

– Si vous me refusez de la sorte, mademoiselle Jeannette, c’est que vous en aimez un autre.

– Eh bien ! quand cela serait ! ne puis-je disposer de mon cœur à ma fantaisie ?

– Et c’est M. Jean l’heureux mortel ! un petit provincial d’Auxerre, dont tout l’avenir est d’avoir douze cents livres aux gabelles… Joli parti !

– Très bon pour moi, qui n’ai rien. Mais de grâce, mon cher monsieur Rougeron, ne vous laissez pas aller à ce mauvais goût de draper un rival. »

Sans ajouter un mot, le droguiste anéanti se retira blême de colère et de jalousie, méditant quelque vengeance contre Jeannette ou contre Jean, ou même contre tous les deux : car rien n’est plus amer dans son ressentiment qu’un droguiste aigri.

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