Chapitre XX

Nous avons laissé Rosette évanouie en apprenant cette déplorable nouvelle que M. le vicomte de Candale était préoccupé d’une grisette ; quand elle fut revenue de cette pâmoison, elle n’eut d’autre idée que de voir cette Jeannette, assez belle pour couper les roses sous le pied à une déesse d’Opéra, et débaucher au sentiment un jeune seigneur qui jusque-là s’était contenté du plaisir.

Elle comprit, avec cet instinct de femme qui ne trompe jamais, que l’ouvrière en dentelles devait être un rare morceau pour séduire à ce point M. de Candale, qui était fort usagé et avait beaucoup de monde.

Ce qui l’alarma principalement, c’est que Mlle Jeannette, quoique courtisée du vicomte, restait dans sa petite chambre, au lieu d’être transportée dans quelque petit hôtel meublé avec un luxe ruineux, comme c’est l’usage lorsqu’un seigneur distingue avec quelque suite une fille de peu.

Il fallait que Jeannette fût d’une vertu à toute épreuve, ou que M. de Candale la respectât infiniment, pour ne pas s’être conduit avec elle de la sorte dont il l’aurait fait avec toute autre.

Elle se disait bien que le vicomte s’était déguisé d’abord pour ne pas effaroucher la donzelle, et pénétrer dans la place à l’abri de ce travestissement ; mais elle s’étonnait qu’il le gardât ; et, pour éclaircir ses doutes, elle fit venir une chaise, s’y plaça, enveloppée d’une grande thérèse de couleur sombre, et dit à ses porteurs de la conduire à la rue de ***.

Jeannette, qui se croyait inconnue à l’univers et perdue comme un oiseau au fond des bois dans ce nid d’amour, fut on ne peut plus surprise lorsqu’elle vit entrer une belle femme bien mise, et l’air passablement dédaigneux, qui lui dit :

« Mademoiselle Jeannette ?

– C’est moi, madame.

– Vous travaillez en dentelles ?

– Oui, madame.

– Pourriez-vous me faire trois aunes d’un dessin pareil à celui-ci ?

– Ce sera long et difficile, mais on peut en venir à bout », dit Mme de Champrosé, soutenant à tout hasard devant cette inconnue, dont elle ignorait les intentions, son personnage d’ouvrière.

« Et ce sera cher ?

– Trois louis, madame.

– Les voilà d’avance », dit Rosette, qui voulait se donner le temps d’examiner sa rivale, et qui ne put, avec la meilleure volonté du monde de la trouver affreuse, s’empêcher de convenir vis-à-vis d’elle-même que Jeannette était charmante.

Elle admira en enrageant ces beaux yeux bleus si tendres et si fiers, cette bouche rose, ce teint délicat, ces traits si purs, ce beau col si bien attaché, tous ces charmes modestes que faisait valoir un frais déshabillé ; et cette contemplation lui arracha un soupir.

Certes, sa beauté valait celle de Jeannette, et pourtant l’ouvrière en dentelles avait quelque chose d’indéfinissable, un charme particulier, une noblesse naturelle, un certain air aristocratique, si ce mot peut s’appliquer à une simple grisette.

« D’où vient donc qu’elle est plus belle que moi ? » se disait la danseuse vis-à-vis de l’ouvrière ; « mes yeux valent les siens, mon teint est aussi éclatant, et ma taille est mieux prise. Serait-ce, comme dit ce philosophe, imitateur de Jean-Jacques, que je fais dîner à l’office, qu’à la beauté physique elle joint la beauté morale ? J’étais venue pour lui chanter pouilles, et voilà que je reste presque embarrassée devant elle. »

Ces réflexions rapides traversèrent la tête de Rosette, causèrent un silence de quelques secondes qui devenait gênant ; la danseuse le rompit :

« Ma chère petite », fit-elle du ton le plus affectueux qu’elle put prendre, « cette dentelle n’était qu’un prétexte ; je voulais vous voir et vous parler pour des choses d’importance, qui vous regardent vous et moi : car, bien que je ne vous aie jamais vue, tout ce qui vous intéresse me touche fort.

– Ce que vous dites, madame, est une énigme où je ne comprends rien. »

Que peuvent avoir de commun deux personnes qui ne se sont jamais rencontrées, et qui ne se rencontreront probablement plus ?

« Mademoiselle Jeannette, vous avez un amant ? »

À cette interpellation si brusque, le noble sang de ses aïeux monta aux joues de Mme de Champrosé qui, se rappelant qu’elle était Jeannette, se remit aussitôt et garda un silence hautain.

« Un amant, c’est peut-être trop dire, un amoureux, comme cela se nomme dans votre caste.

– Que j’aie un galant ou non, que vous importe ? laissez-moi, madame ; vous me tenez, dans je ne sais quel but, des discours que je ne puis entendre.

– Cela m’importe beaucoup, j’aime le vicomte de Candale.

– Et moi, M. Jean, cela m’est bien égal.

– Pas si égal que vous croyez.

– Et pourquoi ?

– M. le vicomte de Candale et M. Jean ne sont qu’une seule personne.

– Je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Vous voulez me tourmenter ; en tout cas, je ne suis point jalouse : vous n’êtes pas aimée. Sans cela vous ne viendriez pas chercher le vicomte de Candale chez Mlle Jeannette.

– Hélas ! vous avez bien raison, mademoiselle Jeannette, il ne m’aime point, et maintenant je le comprends, car vous êtes belle, très belle, oui, plus belle que moi ; mais l’amour que vous acceptiez de M. Jean, pouvez-vous l’accepter du vicomte de Candale, un jeune seigneur de maison illustre, bien placé à la Cour, qui a pris ce déguisement pour vous séduire, comme Jupiter lorsqu’il se transformait pour se divertir avec de simples mortelles ? Il n’a d’autre idée que de vous suborner, d’abuser de votre innocence.

« Rien de sérieux ne peut exister entre vous. Vous êtes nés dans des sphères trop différentes pour que vos existences ne se séparent pas d’elles-mêmes. Que pouvez-vous être dans sa vie ? Une heure de plaisir.

« Bientôt il retournera au monde où il est fait pour briller, et vous resterez dans votre ombre pleurant votre crédulité.

« Assurément il vous donnera autant d’or que vous voudrez, il vous fera des rentes ; mais ce n’est pas là ce que vous désirez de lui, puisque vous êtes sage et ne visez qu’au sentiment.

« Peut-être, chère petite, aviez-vous l’espoir de vous faire épouser par M. Jean.

« C’est une chimère avec M. de Candale, qui sera duc et grand d’Espagne de première classe après la mort de son oncle.

– Qui sait ? » dit Jeannette en souriant le plus tranquillement du monde ; « nous reparlerons de cela quand vous viendrez chercher votre dentelle. »

« Mais c’est qu’elle le fera comme elle le dit », pensa Rosette atterrée, en regagnant sa chaise.

« Ces grisettes, avec leurs semblants de désintéressement et de vertu, sont mille fois plus rouées que les sujets du chant, et ce n’est pas peu dire.

« Ah ! mon pauvre cœur de bonne fille, dans quelle galère t’es-tu embarqué en aimant Candale ! »

Cette révélation étrange si bizarrement faite causa-t-elle peine ou plaisir à celle qui la reçut ? Si Jeannette y perdit, Mme de Champrosé y gagna.

Elle se sut bon gré de la perspicacité de son choix : elle aima son sang de ne s’être point trompé, et fit compliment à son cœur de n’avoir pas aidé ce caprice plébéien né des conseils de l’ennui et des intrigues d’une femme de chambre.

Elle eut une joie d’hermine en sentant sa blanche fourrure vierge de tache. Au fond, quoique très amoureuse de Jean, elle trouvait ce nom bien vulgaire, et fut heureuse de le voir s’allonger de la vicomté de Candale : alors, bien des élégances, bien des distinctions et des finesses qui lui semblaient étonnantes dans le faux commis aux gabelles s’expliquèrent d’elles-mêmes.

Elle se livra à son amour avec une sécurité plus complète, n’en redoutant pas les suites et pouvant faire une liaison éternelle de ce qui ne devait être qu’une fantaisie de passage.

Ainsi Rosette, au lieu de nuire aux amours de Candale, les avait servies ; mais elle ne pouvait savoir que Jeannette était la marquise de Champrosé, elle ne l’avait pas demandé aux mouchards qui, en gens discrets, lui avaient laissé ignorer ce détail à la recommandation de M. de Sartines toujours prudent, mystérieux et sage.

Lorsque M. Jean vint rendre sa visite accoutumée à Jeannette, celle-ci le reçut de l’air le plus cérémonieux du monde et avec toutes les marques du plus profond respect.

« Quelles belles révérences vous me faites aujourd’hui, mademoiselle Jeannette ; vous m’aviez habitué à une réception plus amicale et plus familière ; un baiser me plairait mieux que trente révérences.

– Ah ! c’est que je ne croyais pas recevoir dans mon humble chambre un si grand et si puissant personnage.

– Quel personnage ? que voulez-vous dire ? où tendent ces simagrées ? » dit Candale, assez inquiet de la tournure que prenait cette conversation.

« C’est vraiment beaucoup d’honneur pour la pauvre Jeannette.

– Pardieu ! trêve de raillerie ; Jean et Jeannette peuvent se faire plaisir, mais non honneur : leurs titres se valent.

– Non. Mlle Jeannette ne peut aller de pair avec le vicomte de Candale. Votre généalogie, monsieur Jean – permettez-moi de vous appeler encore une fois de ce nom sous lequel je vous ai tant aimé –, remonte beaucoup plus haut que la mienne. »

Ce coup subit étourdit un peu Candale, mais il se remit bientôt, et, avec un air d’extrême noblesse, il dit :

« Quelle que soit la manière dont vous ayez appris mon nom, je ne le renierai pas. Oui, je suis le vicomte de Candale. Je dois cela à mes aïeux de le dire quand on me le demande.

– Ah ! monsieur de Candale, comme vous avez abusé de la simplicité d’une jeune fille ! comme vous m’avez trompée !

– Trompée ! et en quoi ? Ai-je menti ? Regardez, mes yeux ne sont-ils pas pleins de flamme et d’amour ? Ce que M. Jean a dit, Candale le répète.

– Mais Mlle Jeannette peut-elle l’écouter ?

– Dédaigneuse ! elle écoutait bien M. Jean. Allez-vous faire la fière parce que je ne suis qu’un vicomte ? Tout le monde ne peut pas être roturier. Je n’ai pas eu la chance de naître sans particule et sans titre. Il faut me pardonner.

– Comment se fait-il que le vicomte de Candale fût à la noce au Moulin-Rouge ?

– Mon Dieu ! pur caprice, désœuvrement, ennui de plaisirs fastidieux, amour de l’inconnu, vague espérance du cœur qui cherche ce qu’il rêve et que j’ai trouvé, grâce à mon travestissement ; vous avez accueilli le commis aux gabelles et vous auriez repoussé le vicomte.

« Écoutez, Jeannette », continua-t-il d’un ton plus sérieux : « je vous aime comme je n’ai jamais aimé personne ; fiez-vous à moi.

« Loin de cacher ma passion, je veux m’en glorifier, je veux vous remettre à votre place, je veux enchâsser votre beauté dans l’or, vous faire une vie d’enchantements et de fêtes, vous rendre riche, éclatante, heureuse à faire envie aux duchesses, vous donner sur des plats d’argent les clefs de vermeil de tous mes châteaux ; la maîtresse du roi, qui est presque reine de France, pâlira de jalousie en vous voyant passer, car elle se sentira tombée du trône de beauté qu’elle n’occupe que parce que vous daignez rester dans l’ombre.

« Ma vie, mon sang, mon or, tout est à vous. Je vous donne tout.

– Oui, tout, excepté cet anneau, que M. Jean aurait passé au doigt de Jeannette, et qui, seul, me permettrait d’accepter les trésors de M. de Candale.

« Adieu, vicomte, nous ne devons plus nous revoir. Baisez ma main pour la dernière fois… Ah ! monsieur Jean, pourquoi êtes-vous venu danser au Moulin-Rouge ! »

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