Chapitre XVIII

La solitude de la petite maison fit plaisir à Rosette qui, tout en désirant voir Candale, craignait de l’y rencontrer.

Pour laisser un signe de sa venue, elle défît un superbe bracelet orné d’un camée représentant Terpsichore dansant, tandis qu’Euterpe joue de la flûte, et le posa sur un oreiller du sopha, de façon à ce qu’il pût être vu et trouvé facilement ; mais elle se retira après avoir regardé à sa montre l’heure qu’il était, comme quelqu’un qui ne peut plus attendre.

« Je reviendrai, dit-elle au laquais.

– C’est bien, madame », répondit-il en s’inclinant.

En sortant de la petite maison, elle se fit conduire chez la Guimard, où le vicomte de Candale fréquentait, et qui aurait pu lui en donner des nouvelles, mais la célèbre danseuse n’avait pas vu Candale depuis le souper.

M. de Valnoir l’avait vainement cherché pour une fête qu’il donnait et où l’on devait jouer une parade amphigourique de Collé, des plus libres et des plus divertissantes.

Rosette rentra chez elle fort mécontente et fort triste. Elle n’avait plus qu’une chose à faire, attendre que le vicomte, mû de quelque résipiscence galante, la vînt trouver de lui-même, parti mélancolique et piteux qu’une amoureuse ne saurait admettre.

Le lendemain, elle retourna à la petite maison du faubourg et retrouva son bracelet à l’endroit où elle l’avait mis, preuve de la sagesse de Candale.

La chose devenait grave : un vicomte de vingt-cinq ans, beau, riche… et sage. Cela n’était pas naturel.

Il devait y avoir quelque passion là-dessous ; le bonheur peut seul distraire du plaisir.

Après avoir erré une demi-heure dans cette solitude voluptueuse dont il lui eût été si doux de profiter, Rosette se retira, à la grande surprise du grison qui ne pouvait comprendre que son maître manquât de la sorte deux rendez-vous qui devaient être agréables.

Il eût compris qu’il ne fût pas venu au second, mais qu’il eût oublié le premier, cela blessait ses principes de valet don Juan qui avait eu l’honneur d’appartenir à M. de Richelieu, et de travailler avec M. Lebel, ministre des plaisirs de Sa Majesté, aussi prit-il sur lui d’écrire à M. le vicomte ce qui se passait. Voici la missive du vénérable serviteur.

Monsieur le vicomte,

J’ai toujours rempli avec beaucoup de zèle la place que Monsieur a daigné me confier, et je crois m’en être montré digne. Sans vouloir en rien préjuger des intentions de Monsieur, qui est bien le maître de faire ce qu’il lut plaît, je pense qu’il est de mon devoir de l’avertir qu’il est venu deux fois à sa petite maison, dont j’ai la garde et la direction, une fort belle dame en grand équipage, point masquée ni cachée, et qui m’a paru être de l’Opéra. Elle semblait avoir un grand désir de voir Monsieur.

Il se peut qu’entre tant d’affaires que Monsieur a sur les bras, comme de princesses, de duchesses, marquises, baronnes, présidentes et autres, il ait oublié celle-ci. Je sais que ce ne sera pas pour Monsieur un bien grand triomphe, vu qu’il a tout ce qu’il y a de plus huppé ; mais, outre que cette dame est très bien de sa personne, elle en tient véritablement pour Monsieur et s’en va le cœur bien gros. Nous qui voyons passer beaucoup d’amours, nous nous y connaissons ; c’est du véritable, et j’en préviens Monsieur pour qu’il en fasse comme il lui conviendra.

ROUX, dit HECTOR, valet de cœur et
grison de M. le vicomte.

Cette lettre parvint à Candale qui reconnut tout de suite Rosette à ce portrait, et se promit d’aller chez elle ; mais l’homme propose et l’amour dispose, et Candale, vêtu de l’habit de droguet de M. Jean, se trouva dans la petite chambre de l’ouvrière en dentelles, au lieu d’être dans le boudoir de la danseuse comme il en avait le dessein.

Contrariée du peu de succès de ses démarches, Rosette se sentit si triste qu’elle se crut malade ; elle dit qu’elle avait ses nerfs et ses vapeurs, et s’établit dans une chaise longue. Ses amis la vinrent visiter, entre autres la Guimard, qui, au fond, était une assez bonne diablesse.

Elle vit tout de suite, en femme d’expérience, quel était le mal de Rosette, et au lieu d’y chercher une foule de noms barbares comme un membre des quatre facultés n’eût pas manqué de le faire, elle lui dit sans autre préambule :

« Tu es amoureuse.

– Hélas ! oui.

– Comment, hélas ! n’est pas amoureuse qui veut ; c’est un bonheur qui ne m’est arrivé qu’une fois, et je donnerais bien les mille écus de pension par semaine que me donne le prince pour en être encore là !

– Mais être amoureuse pour n’être point aimée !

– Qu’est-ce que cela fait ? On aime, cela est si bon ! Et, d’ailleurs, faite de la façon dont tu es, tu ne dois pas trouver de cruel.

« Tiens ! je ne sais pourquoi ce mot au masculin me fait rire. Il semble fait pour rimer avec belle dans les chansons et les madrigaux.

– Comme tu ris !

– Faut-il pleurer celui qui t’a inspiré cette flamme ? C’est donc un Hippolyte, un être farouche et maussade qui ne se plaît qu’aux bois et préfère au beau sexe les cerfs et les daims, comme celui de M. Racine ?

– Oh ! non, il n’est pas sylvestre à ce point.

– Et peut-on savoir son nom ?

– M. le vicomte de Candale.

– Alors la situation n’est pas désespérée ; car il n’est pas barbare outre mesure, et l’autre soir, à mon souper, vous paraissiez du dernier mieux.

– Oui, je le croyais assez tendre à mon endroit ; mais depuis ce souper, je n’ai pu le revoir.

– Il n’est cependant pas introuvable : on ne voit que lui à Versailles, au Cours-la-Reine, au Palais-Royal, aux Tuileries, à l’Opéra, à la Comédie, au Concert spirituel.

– Eh bien ! depuis quelques jours, il a passé à l’état de chimère.

– Il est peut-être allé dans quelqu’une de ses terres, ou bien il suit le roi au voyage de Marly.

– Point ; je m’en suis informée auprès de Lafleur, son valet de pied ; il n’a point emmené ses équipages, et même il paraît de temps en temps chez lui, mais sans suite et fort irrégulièrement.

– Voilà qui est singulier !

– Que peut-il faire ?

– S’il avait une affaire réglée avec quelque grande dame, le mari ou l’amant supplanté nous l’aurait dit, car c’est chez nous qu’on vient chercher consolation de ces désastres.

– C’est vrai.

– S’il avait donné dans les lacs de quelque beauté de théâtre, elle l’aurait déjà crié sur les toits ; quand on est de l’espalier ou des chœurs, ou même premier sujet, on ne cache pas un vicomte de Candale.

– Alors, où a-t-il logé son cœur ?

– J’ai bien peur qu’il n’ait donné dans quelque amour bourgeois ou de robe au Marais ou à l’île Saint-Louis.

– Tu m’effrayes, chère Guimard.

– Sans cela, il ne serait pas naturel, ma pauvre Rosette, que toi, une des plus belles filles de l’Opéra, tu soupirasses en vain.

– Je sens le vrai de ce que tu dis ; mais comment se conduire en une telle occurrence ?

– Fais-toi faire la cour par deux autres amants, cela te distraira toujours un peu.

– Point. J’écouterai tes conseils, à la condition qu’ils ne me diront pas de renoncer à mon amour.

– A la bonne heure, c’est être franche, et je vais te conseiller selon ton goût. Il faut absolument savoir ce que fait M. Candale.

« Tu y es bien décidée, n’est-ce pas, car tu n’es pas de ces courages pusillanimes qui préfèrent l’incertitude à la vérité ?

– Non, certes ; mais comment savoir ce qu’il fait ? Je l’ai essayé vainement.

– Belle manière de pénétrer le secret des gens que de l’aller demander à eux-mêmes !

– Alors, comment s’y prendre ?

– M. de Sartines, qui est fort de mes amis, m’a rendu quelques petits services dans les choses de son ressort, et cela le plus galamment du monde.

– M. le lieutenant de police ?

– Oui.

– Quel rapport y a-t-il entre la police et l’amour ?

– De très grands rapports. J’avais un amoureux que je soupçonnais de quelques frasques en dessous ; je n’y tenais pas autrement ; mais je n’aime pas à être prise pour dupe.

« M. de Sartines, pour éclairer sa conduite, me prêta ses deux plus fines mouches, des gens admirables pour la sape et l’intrigue, qui en revendraient à tous les Scapins de comédie, des hommes de génie qui lisent les lettres que vous avez dans vos poches, reconnaissant les gens masqués, voient à travers les murs et vous racontent tous vos secrets.

– En qu’en arriva-t-il ?

– Mes Sbrigani me démontrèrent en vingt-quatre heures que j’étais indignement trompée, et j’eus le plaisir de confondre le parjure avec des preuves de trahison si évidentes, qu’il crut qu’il y avait de la diablerie là-dessous, ou tout au moins de la magie blanche.

– C’est admirable !

– Je vais demander avec toi à M. de Sartines qu’il mette à ton service ces deux argus, ce qu’il t’accordera à coup sûr, à moins qu’ils ne soient employés à des choses qui concernent le salut de l’État. »

Rosette donna dans cette idée avec la furie d’une personne amoureuse et jalouse qui voit un moyen d’éclaircir ses doutes, et les deux danseuses s’en allèrent chez M. de Sartines qu’elles trouvèrent dans un cabinet plein de perruques, en train d’en essayer une nouvelle.

Ce magistrat les reçut de la manière la plus affable et la plus gracieuse, et se fit un plaisir d’attacher temporairement au service de Rosette les sieurs Clochebourde et Pincecroc qui, en virtuoses émérites, ne purent s’empêcher de sourire lorsque la danseuse leur dit ce qu’elle désirait savoir.

Le lendemain, un petit rapport fort proprement écrit se trouvait sous l’oreiller de Rosette, placé là par une main inconnue. Il contenait ces mots :

M. le vicomte de Candale va tous les jours chez M. Bonnard, son intendant, où il quitte ses habits de ville pour prendre ceux d’un jeune commis aux gabelles, puis il se rend, ainsi déguisé, rue de ***, n°***, au troisième étage, chez M lle  Jeannette, ouvrière en dentelles, emménagée là depuis peu. Il y reste deux heures environ.

Dimanche dernier, M. le vicomte et M lle  Jeannette sont allés se promener à la campagne et ont dîné au cabaret du Lapin blanc. Nous ne savons pas au juste ce qu’ils ont mangé, mais si Madame y tient, nous ferons nos efforts…

« Ah ! grands dieux ! soupira Rosette en lisant le fatal rapport, une grisette est encore pire qu’une bourgeoise » ; et, se laissant aller en arrière, elle perdit connaissance ; on ne put la faire revenir qu’avec l’eau de la reine de Hongrie et les gouttes du général la Mothe, souveraines dans ces occasions.

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