Chapitre XVI

On voit dans certains contes indiens des personnages, soit dieux, soit génies, ou tout simplement magiciens, qui ont la facilité de changer de corps et d’existence sans changer d’âme pour cela.

Grâce à l’industrie de Justine, qui avait su mettre le caprice de sa maîtresse en action, Mme de Champrosé, sans talisman, sans paroles de grimoire, se trouvait dans la situation de ces personnages fabuleux.

La transformation, ou si vous l’aimez mieux, la métamorphose était complète. Rien dans ce réduit ne rappelait à Jeannette la marquise de Champrosé. C’était une existence toute nouvelle.

Il arrive souvent qu’on se déplace dans les conditions même les mieux réglées, mais l’on emporte toujours quelque chose de soi dans la situation qu’on traverse, ne fût-ce que le vêtement, ne fût-ce que le nom ; ici tout était différent, et Mme de Champrosé ne savait plus au juste si elle était marquise ou grisette.

Un rendez-vous avait été pris pour le dimanche. M. Jean, vous le pensez bien, n’eut garde d’y manquer.

Comme c’était jour de fête, le jeune protégé de M. Bonnard, qui était venu de bonne heure, et avait failli surprendre au lit la fausse Jeannette, habituée à se lever tard, proposa, comme c’est l’usage entre commis et grisette, une partie de campagne aux environs de Paris, avec une collation de fraises, course à âne dans le bois, et dîner au cabaret du Lapin blanc .

Ce plan fut agréé. Seulement Jeannette voulait emmener Justine ; mais celle-ci, qui préférait à la compagnie la plus aimable celle de son courtaud de boutique, garçon peu éloquent sans doute, mais expressif dans le tête-à-tête, s’excusa en disant qu’elle avait à faire des visites qui étaient d’importance et ne se pouvaient remettre. Jean lui sut beaucoup de gré de cette éclipse, et Mme de Champrosé ne lui en voulut pas.

On gagna la barrière en fiacre ; M. Jean, encore qu’il ne fût que surnuméraire aux gabelles, paraissait avoir apporté d’Auxerre un nombre suffisant d’écus de six livres dans sa bourse de peau, et se pouvait permettre ces magnificences qui eussent effrayé et épuisé de petits clercs de la basoche, et même des fils de droguistes.

Les environs de Paris, sans être de la beauté dont les voyageurs prétendent ceux de quelques autres villes, offrent cependant un agréable mélange de cultures, de jardins, de marais, et de bocages, où les oiseaux et les amours peuvent trouver à se nicher.

Les maisons des cultivateurs avec leurs toits rustiques, les moulins à vent tournant leur aile flasque, les guinguettes qui rient et qui chantent, animent ce paysage qui, sans être agreste ni pittoresque, a néanmoins de jolis détails, et des charmes imprévus.

Et d’ailleurs il n’y a pas besoin des ombres et des fraîcheurs de Tempé pour encadrer les amours d’une grisette parisienne et d’un commis.

Jean et Jeannette s’en allaient donc par la campagne, le long des haies où la jeune femme apercevait toujours quelque fleurette à cueillir, le long des blés trop jeunes encore pour pouvoir prêter leurs gerbes et leurs rideaux à l’amour.

L’on arriva ainsi en devisant au bois, où Jeannette fut hissée sur un âne, à son grand amusement, et parcourut plusieurs allées, accompagnée de Jean et de l’ânier, frappant de conserve la croupe de maître Aliboron. La bête à longues oreilles ne s’en inquiétait pas autrement et happait, tout en trottinant, quelque brindille de feuillage ou quelque tige de chardon, d’où s’envolaient les papillons aussi empressés à courtiser la fleur épineuse que la rose dont on les peint si épris.

La conversation qu’ils eurent ensemble serait difficile à rapporter. Des phrases insignifiantes prennent beaucoup de valeur par l’éclair de l’œil, le tremblement de la voix, la rougeur des joues.

Jean et Jeannette s’aimaient déjà trop pour se le dire, et jouissaient, sans avoir le besoin d’exprimer ce qu’ils sentaient, du bonheur de se trouver ensemble, dans les champs, parmi les fleurs et la verdure, un beau jour de printemps.

Comme l’amour est une passion primitive, on la ressent peut-être avec plus de vivacité quand on se trouve au sein de la nature. Les conventions humaines et sociales s’oublient plus facilement lorsque rien de factice ne les rappelle, et telle vertu qui serait restée farouche à la ville, s’humanise aux champs.

C’est pour cela que les poètes qui, sous leurs images, cachent quelquefois des idées philosophiques, ont peuplé les montagnes, les vallées, les bois et les prairies, les fontaines, d’oréades, de dryades, de napées, de limniades, de naïades, de Pans, d’ægypans, de satyres et de faunes, fort galants et fort amoureux, et n’ont rien imaginé de semblable pour les villes.

Mme de Champrosé, cependant, ne succomba point à ce charme, et, si elle entendit les conseils des oiseaux qui se becquetaient dans leurs nids, des fleurs qui se penchaient l’une vers l’autre en entrouvrant leurs calices, elle ne les écouta point.

Fut-ce par rigorisme ou par souvenir des recommandations de Justine, ou M. Jean, rendu timide par l’émotion, ne sut-il pas profiter de l’ombre protectrice des bosquets et des facilités de la fougère ? Non.

L’état où se trouvaient les deux jeunes gens était si délicieux, qu’ils craignaient d’en sortir par quelque entreprise qui eût pu augmenter leur bonheur, mais peut-être aussi le troubler.

C’est ainsi qu’une marquise et un vicomte, déguisés l’une en grisette, l’autre en commis, mangèrent des fraises dans les bois, sans que la vertu eût à gémir que de quelques serrements de mains et de quelques baisers sur le front ou les cheveux, dont la bergère la plus prude se serait à peine formalisée. – S’il semble étrange à quelque lecteur que M. Jean, qui avait paru plus vif et plus délibéré à son début, se soit alangui de la sorte, nous répondrons qu’alors il était pris de goût seulement, et que maintenant il est pris d’amour.

La sensible lectrice comprendra, nous y comptons, cette nuance délicate.

Les amoureux prétendent vivre d’air, à la façon des sylphes dont M. Crébillon le fils et M. le comte de Gabalis racontent des choses on ne peut plus étonnantes ; mais cette assertion nous paraît fort hasardée, et il est certain que Jean et Jeannette, malgré tout le plaisir qu’ils avaient à cueillir des violettes, des fraises et des baisers dans les bois, arrivèrent avec un certain contentement au cabaret du Lapin blanc.

Le cabaret du Lapin blanc faisait assez bonne figure sur le bord de la route.

Son enseigne, connue depuis un temps immémorial, avait été barbouillée par un descendant fort éloigné d’Apelles, des deux côtés d’une plaque de tôle qui brimbalait au vent et qu’ombrageait une longue branche de pin ; mais l’hôtelier, peu sûr du talent de l’artiste, et se défiant de la fidélité de la représentation du lapin blanc, avait jugé à propos d’établir dans une cage une enseigne parlante où les yeux les plus ignorants ne se pouvaient tromper.

Un énorme lapin blanc, aux oreilles démesurées, aux gros yeux vermeils, brochait des babines en broutant une carotte à côté de sa fallacieuse image, qu’on aurait pu prendre pour un cheval, un cerf ou un éléphant.

La façade du Lapin blanc était enluminée, comme le teint d’un buveur, d’une joyeuse couche de rouge qui indiquait aux desservants de la dive bouteille un temple ou tout au moins une chapelle de Bacchus.

Sur le toit de vieilles tuiles moussues où avaient fleuri quelques joubarbes se promenaient des pigeons de toutes couleurs, pauvres oiseaux de Vénus, ne prévoyant pas la crapaudine et les petits pois, et faisant l’amour comme si la broche ne tournait pas incessamment au rez-de-chaussée.

Les poulets montraient dans la cour la même insouciance, bien que quelque gâte-sauce, veste blanche au dos, en casque à mèche, coutelas au côté, sortît de temps à autre de la salle basse et en empoignât un par l’aile, malgré ses piaillements, car le cabaret était bien achalandé, et la vrille de fumée de sa cheminée, qu’on voyait monter en spirale bleuâtre sur un fond de verdure, ne s’arrêtait jamais.

Autour de la maison s’étendaient des tonnelles en treillages formant cabinets, et toutes couvertes de houblon, de vigne vierge, de rosiers grimpants et de chèvrefeuille. C’était champêtre, rustique et galant au possible.

Les parfums des fleurs corrigeaient à propos les arômes culinaires, plus substantiels, mais moins suaves, et une feuille de rose tombait dans un verre, comme pour mêler Vénus à Bacchus.

Les deux amants s’établirent sous une de ces tonnelles, vis-à-vis d’une table garnie d’une grosse nappe bise fort propre, traversée d’une large raie rose, de couverts d’étain, de verres à côtes, et d’un broc d’un petit cru d’Argenteuil assez vert, mais naturel, et n’ayant point reçu le baptême, chose rare chez les cabaretiers, grands convertisseurs de vins, et qui n’en souffrent point dans leurs caves qui ne soient bons chrétiens.

Le repas fut le plus gai du monde ; les mets, quoique simples, étaient assez bien préparés, et l’appétit leur servait de sauce.

À coup sûr, si quelqu’un eût passé sur la route et regardé à travers les découpures du feuillage ce commis et cette grisette mangeant et riant à belles dents, il n’eût pas soupçonné que ce commis était un vicomte, la grisette une marquise, M. Jean M. de Candale, et Mlle Jeannette Mme de Champrosé.

On revint à la ville par le plus joli clair de lune, et Jeannette, qui prenait tout à fait l’esprit de son rôle, salua gracieusement M. Jean au seuil de sa maison, dont elle lui referma fort proprement la porte sur le nez.

C’est ainsi que cette journée, commencée sous les auspices de Vénus, déesse de l’Amour, finit sous ceux de Minerve, déesse de la Sagesse.

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