Chapitre XXI

Il faudrait un crayon plus habile et plus exercé que le nôtre pour peindre au vrai la physionomie désappointée de l’abbé lorsqu’il se présenta à l’hôtel de Champrosé à son heure ordinaire, et qu’il lui fut dit par le suisse que Mme la marquise était allée passer six semaines à la terre de sa tante, la vieille baronne de Kerkaradec, en Bretagne.

L’abbé, réjoui de l’idée de voir Mme de Champrosé, dont il aimait fort la société, était arrivé d’un air furtif et joyeux, sautillant sur la pointe de ses souliers à boucles d’or, son petit manteau galamment jeté sur le bras, sa jambe moulée dans un fin bas de soie noire et comme on dit in fiocchi .

Il était encore plus rose et plus épanoui que de coutume ; son sourire, motivé par un contentement intérieur, faisait étinceler les trente-deux perles de sa denture.

Il avait préparé deux ou trois plaisanteries à peu près neuves et autant de madrigaux presque inédits sur l’effet desquels il comptait beaucoup. Jamais il ne s’était senti si en verve, et, pour arriver plus tôt, il avait fait dire son bréviaire par son domestique.

Pauvre abbé ! aucun pressentiment fâcheux ne l’avait averti.

À force de grâce et d’amabilité, il se flattait de supplanter ce jour-là le sapajou, son élève et son rival dans le cœur de Mme de Champrosé, et Mme de Champrosé était partie pour un pays sauvage, inabordable, affreux, pire que la Chersonèse Taurique, et peuplé de Topinambous, d’Algonquins et de Hurons !… Quel coup !

Son sourire, qu’il ne pouvait fermer tout à fait, se rétrécit de moitié, ce qui était pour lui la suprême expression de la tristesse, et il se retira à pas lents, la mine défaite et l’air atterré, laissant prendre au taffetas de son manteau des plis désespérés, et se répétant machinalement :

« Quelle barbarie insoutenable et quelle irrégularité choquante de procédé de s’en aller ainsi sans tambour ni trompette chez une tante sempiternelle, et de nous planter là, nous ses amis, ses commensaux, ses adorateurs, et les animaux de sa ménagerie intime.

« À qui donc vais-je dire les petits vers impromptus que j’ai si laborieusement préparés pour elle ce matin ? Faudra-t-il les laisser rancir jusqu’à son retour ?… Ah ! sort cruel, destinée impie, que t’a fait un pauvre abbé de cour pour le persécuter de la sorte ! »

Après l’abbé vint le financier Bafogne, en carrosse surdoré, chargé de peintures et d’armoiries voyantes (car Bafogne avait acheté récemment des lettres de noblesse), encombré par-derrière d’un monde de laquais, chargé par-devant d’un cocher de la plus vaste corpulence.

Ce financier descendit lourdement de la somptueuse machine, vêtu avec un faste inouï : habit, veste et culotte de brocart d’or doublé de brocart d’argent, boutons de diamants larges comme des tabatières. Il rayonnait comme un paon dans sa queue, car ayant formé depuis longtemps le projet de faire une déclaration en règle à Mme la marquise de Champrosé, et ayant choisi ce jour-là précisément pour l’exécution de ce grand acte qui lui coûtait beaucoup, car Mme de Champrosé lui imposait, il s’était mis sous les armes et fait aussi beau que possible, c’est-à-dire fort laid, les grâces ne s’achetant pas chez le fournisseur.

Lorsqu’il apprit l’inconcevable départ qui dérangeait tous ses plans, il se mit dans une violente colère, de cramoisi devint violet, jura, maugréa, tempêta, frappa la terre de sa grande canne à pomme d’or, ciselée par Rœttiers, le graveur du roi, d’une force à la briser, quoique le jonc en fût d’un prix inestimable, et dit au suisse ce mot magnifique qui peignait au vif sa profonde croyance dans le pouvoir de l’argent :

« Maraud, dis-moi que ta maîtresse n’est pas partie et je te donne cent pistoles ! »

Le suisse consciencieux, qui ne demandait pas mieux que de gagner la somme, eut le chagrin de répondre à Bafogne que sa maîtresse était véritablement partie depuis la veille pour le château de sa tante, la baronne de Kerkaradec, près de Pen-Marck, dans la baie d’Audierne, détails qu’il se crut obligé d’ajouter pour remercier le traitant de la profusion de son offre, et que celui-ci récompensa par une poignée d’écus de six livres.

Au traitant succédèrent le commandeur de Livry et le chevalier, dans un phaéton attelé de grands chevaux anglais, importation mise à la mode par M. de Lauraguais qui revenait de Londres, où il était allé apprendre à penser.

Le commandeur fut sensiblement navré de l’absence de Mme de Champrosé dont le cuisinier avait un style qui cadrait avec ses opinions sur la science de bien manger.

Personne ne réussissait mieux à son gré le potage à la bisque et les quenelles à l’essence, et c’était un homme incomparable pour les salmis de bécasses !

Aussi le commandeur était-il de la fidélité la plus exemplaire aux soupers de la marquise. On pouvait difficilement le détourner à manger ailleurs, et après ses propres vins, qu’il soignait avec la sollicitude la plus minutieuse, il n’admettait comme dignes d’être bus par un gosier intelligent, que ceux de la marquise dont le sommelier avait pour lui la vénération la plus profonde à cause de ses grandes connaissances dans la matière.

Le chevalier, qui, trompé par les peintures que Justine lui faisait de ses progrès dans le cœur de sa maîtresse, croyait entendre sonner bientôt pour lui l’heure du berger, ne vit pas sans un dépit extrême ses espérances reculées indéfiniment.

Il s’imaginait, grâce à son esprit de ruelles et à sa jambe qu’il avait fort belle et dont il tirait vanité, avoir fait quelque impression sur l’aimable marquise : que de bons mots et de dandinements il lui faudrait pour rattraper le temps perdu ! pensa-t-il avec une sorte de rage. Mais ce dépit outré ne remédiait à rien.

Les quatre habitués de l’hôtel Champrosé se dispersèrent donc, cherchant à passer leur soirée du mieux possible.

L’abbé alla chez la présidente de T***, mais il trouva son carlin si mal élevé et son singe si maussade qu’il s’amusa médiocrement ; la présidente se couperosait d’ailleurs outrageusement, et pour comble de malheur jamais incarnat ne fut plus mal distribué que le sien, les roses de la pudeur avaient abandonné ses joues pour se réfugier sur son nez où, malgré l’eau de chicorée et de concombre dont on les arrosait, elles se changeaient en coquelicots du ponceau le plus vif.

L’abbé, comparant ce nez indomptable dans ses ardeurs au petit nez frais et blanc de Mme de Champrosé, sentit plus amèrement toute l’étendue de son infortune.

Il essaya vainement de placer les vers et les mots qu’il avait faits le matin : les circonstances n’y prêtaient pas, et au lieu de compliments ils eussent paru des injures sanglantes.

Accablé par tant de revers, il fut terne, et la présidente de T*** dit à la baronne de B*** :

« Décidément il baisse, ce cher abbé. »

Encore si le souper avait été bon ! Mais les vins étaient frelatés et les laquais ne versaient à boire qu’en rechignant ; les assiettes disparaissaient aussitôt qu’on tournait la tête, escamotées par les serviteurs pressés de s’aller coucher et d’emporter la desserte.

Malgré le luxe de la vaisselle plate, l’éclat des cristaux et des bougies, c’était une vraie chère de cabaret comme dans la plupart de ces maisons où l’ostentation se mêle à l’avarice.

Le malheureux abbé prit congé, indigéré à la fois et mourant de faim, et se retira chez lui avec des idées d’aller finir à la Trappe.

Bafogne ne fut pas beaucoup plus heureux ; ne sachant que faire de son temps, il se rendit chez la Desobry, qui l’aidait à prendre en patience les rigueurs des grandes dames ; mais comme l’impure avait compté que son Mondor passerait sa soirée ailleurs, elle avait pris ses mesures pour charmer la solitude où il la laissait.

Le traitant, qui entra inopinément avec l’autorité d’un homme qui paye, vit une petite table à deux couverts délicatement servie, et un bout d’épée et une basque d’uniforme qui disparaissaient par une porte refermée aussitôt.

En vain la Desobry chercha-t-elle à lui expliquer que rien n’était plus naturel que d’avoir deux couverts quand on est seule. Le traitant ne voulut point mordre à cette explication si plausible. Car il avait vu, de ses yeux vu, un pan d’habit disparaître dans le cabinet, qu’il voulut ouvrir à toute force.

Il en sortit un mousquetaire rouge de la plus belle venue, qui n’avait pas l’air le moins du monde déconcerté, et qui expliqua à Bafogne qu’il était le cousin de Mlle Desobry, personne fort respectable, et qu’il entendait qu’on traitât avec les plus grands égards : sinon, il jurait son grand sacrebleu qu’il couperait les deux oreilles au faquin qui lui manquerait.

Le financier, qui ne brillait pas précisément par l’héroïsme, et tenait à conserver ses oreilles, quoiqu’elles fussent longues, lança à la Desobry un regard de travers, comme celui des boucs dont parle Virgile ; mais il ne sonna mot et se retira en fermant les portes avec fracas, laissant le champ libre au mousquetaire et à la donzelle, qui riait impertinemment aux éclats.

Telle fut la soirée du traitant Bafogne.

Le commandeur de Livry, pour se consoler, dévora presque entière une hure de sanglier aux pistaches qui le faillit étouffer, bien qu’il l’eût arrosée de nombreux rouges-bords et qu’il possédât un estomac d’autruche, célèbre pour sa capacité digestive.

La nuit, il eut un cauchemar affreux. Le sanglier dont il avait mangé la hure, sinistrement décapité, piétinait sur sa poitrine et tâchait de l’écraser en se roulant sur lui.

Ce songe alarma beaucoup le commandeur, qui consulta Tronchin.

Le célèbre docteur répondit en souriant :

« Ce rêve signifie que le sanglier est lourd et que vous aurez une indigestion si vous en mangez encore. »

Quant au chevalier, il était de si mauvaise humeur, si aigre, si cassant, qu’il se fit, dans les coulisses de l’Opéra, une querelle avec Versac ; l’on prit l’heure pour se battre, et le chevalier reçut à la joue une estafilade qui le faillit éborgner, et le força de porter pendant quelques jours une grande mouche de taffetas d’Angleterre qui le défigurait si plaisamment, qu’elle faillit lui faire avoir un autre duel.

Voilà les fâcheuses extrémités où Mme de Champrosé contraignit ses quatre visiteurs habituels, en feignant d’aller passer six semaines chez sa tante, la baronne douairière de Kerkaradec, tandis qu’elle filait le parfait amour avec M. Jean, dans sa petite chambre d’ouvrière en dentelles.

Mais ce que Mme de Champrosé n’avait pas prévu, c’est le parti suprême que prirent tous ces désœuvrements aux abois.

Au bout de quelques jours d’essais infructueux pour se caser aussi agréablement ailleurs, l’abbé, le financier, le chevalier et le commandeur conçurent séparément une idée dont chacun crut avoir la primeur, et qu’ils mirent à exécution le plus sournoisement possible.

Cette idée amena la complication que nous allons raconter.

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