Chapitre XXIII

La situation se compliquait, Mme de Champrosé avait appris par Justine, qui avait gardé des intelligences à l’hôtel, le voyage de ses quatre familiers à Kerkaradec, et le bruit qui en résultait.

Ce qui aurait été grave avec M. Jean, devenait bien plus arrangeable avec le vicomte de Candale ; mais la marquise, avant de rejeter à tout jamais ce joli masque de Jeannette, sous lequel elle s’était déguisée pendant quelques jours, voulut pousser son personnage jusqu’au bout. Elle eut le caprice, ayant commencé cette intrigue, d’en tirer tout ce qu’elle contenait.

Cette ambition la prit, puisqu’elle avait donné dans le romanesque d’être aimée pour elle-même, de ne devoir qu’à ses agréments naturels un triomphe qu’elle eût si facilement conquis avec son titre, sa richesse et sa grande position.

D’un autre côté, le vicomte de Candale, en rentrant chez lui, où il déposa les modestes habits de M. Jean, désormais inutiles, sentit qu’il était éperdument amoureux de Jeannette, et qu’il lui serait impossible de vivre sans elle.

Il alla donc la voir, revêtu, cette fois, des habits de son rang, dans un costume magnifique et galant qui faisait ressortir merveilleusement les avantages de sa personne. Il avait mis ses ordres, comme pour une visite de cérémonie.

Quand il entra dans la chambre, l’air tout rayonnant et tout superbe, Jeannette eut un frisson de plaisir, et trouva le vicomte beaucoup plus beau que le commis aux gabelles.

« Ah ! monsieur Jean », s’écria-t-elle en jouant en perfection la surprise et la douleur, « monsieur de Candale, veux-je dire, c’est peu généreux à vous de poursuivre une pauvre fille dont vous avez troublé la vie, et qui ne demande qu’à vous oublier, si elle le peut, dans l’ombre où vous êtes venu la trouver.

– Jeannette, de grâce, continuez à Candale l’amitié, l’amour que vous sembliez avoir pour M. Jean.

– Ne me rappelez pas ce nom sous lequel vous avez surpris un cœur qui croyait pouvoir se donner.

– Eh bien ! soit. Ne parlons plus de Jean, parlons de Candale », dit le vicomte en se jetant aux pieds de Jeannette. « Que veux-tu, méchante fille, être vertueux et froid qui te fais un jeu de ma souffrance ? Tu refuses de me recevoir parce que je suis un vicomte.

« Ta roture est donc plus fière que ma noblesse ? Quand tu serais princesse, quand tu descendrais de Charlemagne en droite ligne, quand ton blason irait de pair avec le mien, que Saint Louis a enrichi d’une nouvelle pièce aux croisades, est-ce que je t’en aimerais moins, et dois-tu m’imputer à faute un avantage que je n’ai pas cherché ?

« Oui, Jeannette, je le sens, ma vie est désormais attachée à la tienne et ne peut s’en séparer ; il faut que tu m’aimes tout vicomte que je suis. Je vois ta réponse voltiger sur tes lèvres charmantes, mais tu ne la diras point, car ce baiser l’étouffera au passage.

« Tu es à moi de par la sainte nature, de par le droit sacré de l’amour, de par ton cœur qui tremble, de par le mien qui bondit ; duchesse ou grisette, prince ou manant, qu’importe ! Il n’y a ici que Cupidon et Psyché qui s’embrassent en se reconnaissant.

– Candale, laissez-moi », soupira Jeannette, cherchant à se dégager des bras du vicomte, « n’abusez pas de ce que je vous aime.

– Ne crains rien, cher ange ; reste sur mon cœur, c’est ta place ; que peut avoir à redouter de son mari la vicomtesse de Candale ?

– Ô ciel ! que dites-vous là ?

– Je dis que je vous épouse, parce qu’il n’y a plus maintenant qu’une femme au monde pour moi, et c’est vous.

– Bonheur inespéré ! » dit Jeannette, pâle et rose tour à tour, « mais que je ne dois pas accepter ! Y songez-vous, quelle mésalliance ! un des plus beaux noms de France s’unir à une pauvre ouvrière en dentelles qui n’a rien que sa vertu.

– Tu es reine par ta vertu. Et d’ailleurs, par les mœurs et les morales qui courent, personne n’est sûr du sang qu’il a dans les veines.

« Qui sait si tu n’es pas aussi noble que moi ? Nos princes sont assez galants pour se pouvoir dire à la lettre pères du peuple.

– Oh ! de grâce, Candale, ne calomniez pas ma mère », dit Mme de Champrosé, qui ne put s’empêcher de sourire intérieurement de la supposition de Candale, supposition beaucoup plus fondée qu’il ne se l’imaginait, « et ne persistez pas dans cette demande qui ferait le malheur de votre vie.

– Nullement ; je prétends que nous serons heureux à faire enrager tout le monde.

– Comment, moi, pauvre ignorante, qui ne sais rien de la vie ni du monde, me pourrais-je conduire dans ces sphères brillantes, parmi tous ces hauts personnages, ces femmes altières qui me regarderont du haut de leur orgueil, et me feront sentir mon humble origine par des coups d’œil méprisants et des rires dédaigneux ?

– Tout le monde respectera une femme que je présenterai en la tenant par la main.

– Ne craignez-vous pas les brocards de la ville et de la Cour ?

– D’abord, je ne crains personne : je suis jeune, libre, riche, et si quelque vieux gentillâtre, entiché des préjugés gothiques, me blâme de l’action la plus raisonnable de ma vie, j’aurai pour moi M. de Voltaire, le citoyen de Genève, Diderot et toute la clique encyclopédique, qui feront un bruit du diable en célébrant mon action comme digne d’un des Sept Sages de la Grèce.

« J’en deviendrai tout populaire. Vous voyez donc, Jeannette, que toutes vos raisons ne valent rien, et vous serez bientôt la femme la plus recherchée et la plus à la mode de Paris.

« Voulez-vous me donner, oui ou non, le bout de cette petite main blanche et frêle comme une main de marquise, pour que j’y passe la bague de M. Jean ? »

Jeannette, qui comprit que plus de résistance pourrait contrarier et rebuter le vicomte, les yeux baissés et les joues fardées de pudeur, tendit le doigt à l’anneau de fiançailles que Candale lui offrait ; et l’anneau accepté, elle se jeta au cou de son mari avec une effusion de tendresse adorable.

Le jour fut pris pour la célébration du mariage que l’impatient Candale voulut le plus rapproché possible ; et le vicomte se retira le cœur plein de joie et de rêves de bonheur, non sans que l’amant eût dérobé quelques baisers au trésor de l’époux.

Mme de Champrosé eut un moment l’idée de dire son vrai nom à Candale, après avoir reçu la bague ; mais elle voulut lui garder cette surprise pour le contrat : quel ineffable bonheur inonda son âme lorsqu’elle eut acquis cette certitude d’être aimée sans arrière-pensée d’ambition, de vanité ou d’intérêt par un homme noble, riche, illustre, qui la croyait obscure et pauvre, simple fille du peuple, gagnant sa vie à croiser des fils, et qui l’associait à son rang et à sa fortune ! Cet amour lui mettait au front une couronne plus rayonnante que sa couronne de marquise.

Le rôle de Jeannette allait finir, et Mme de Champrosé, accompagnée de Justine, rentra en chaise de poste à son hôtel avec un grand vacarme, pour que son retour s’aperçût ; l’abbé, le financier, le commandeur et le chevalier accoururent aussitôt, et la marquise leur expliqua qu’en allant à Kerkaradec elle s’était sentie indisposée assez gravement pour rester au lit quelques jours dans une chambre d’auberge, et qu’elle était revenue à Paris au lieu de continuer sa route, pour se trouver plus à portée, en cas de rechute, des soins de Bordeu, en qui elle avait toute confiance.

Cette histoire de maladie n’était guère soutenue par la mine de la marquise, qui était la plus radieuse et la plus fleurie du monde ; mais comme elle était rigoureusement plausible, il la fallut bien accepter, car personne n’avait le droit de la trouver mauvaise.

Les jours suivants, Mme de Champrosé eut soin de se faire voir en plusieurs endroits, pour bien constater sa présence à Paris.

Elle reparut en grande loge à l’Opéra et à Versailles, où elle fit sur le grand escalier de l’Orangerie une rencontre qui la faillit déconcerter.

Comme elle descendait l’escalier, Candale le remontait.

En voyant venir cette femme avec un panier de six aunes, des plumes, des diamants, et tout l’attirail d’une grande toilette de cour, poudrée à blanc et fardée en roue de carrosse comme une princesse, entourée d’un groupe de courtisans qui papillonnaient, Candale fut étrangement troublé.

Il avait démêlé dans les traits de la marquise une ressemblance la plus singulière du monde avec les traits de Jeannette.

Malgré la différence d’air et de costume, le rapport était si frappant qu’il ne put s’empêcher de s’arrêter sur la marche où il se trouvait et de regarder fixement Mme de Champrosé en s’écriant :

« Grands dieux ! Jeannette… »

La marquise, qui continuait de descendre, jeta sur lui un coup d’œil étonné et naïf, comme quelqu’un qui est surpris par une action qu’il ne comprend pas, et voyant Candale immobile, les pieds soudés au marbre par la Stupeur, elle continua légèrement son chemin, suivie du commandeur de Livry et de Bafogne, qu’elle se plaisait à faire marcher fort vite, parce qu’il était fort gros : petite méchanceté qui la réjouissait infiniment.

« Que la nature est bizarre dans ses jeux », pensa Candale en remontant l’escalier, lorsque la vision fut évanouie : « elle s’amuse à jeter deux visages dans le même moule, et à tirer une double épreuve d’une marquise ou d’une grisette ! Comme elles se ressemblent ! mais comme Jeannette est plus jolie ! »

Non, cher vicomte, Jeannette n’est pas plus jolie, et tu t’en convaincras bientôt. Seulement, tu fais ton devoir d’amoureux en trouvant ta maîtresse la plus belle du monde – plus belle qu’elle-même.

Il n’y a que la foi qui sauve, et la foi de l’amoureux vaut la foi du charbonnier, c’est la bonne.

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