Cinquième tableau

Le décor représente la Chambre des Appels au Palais de Justice, à Paris.

Le Tribunal se trouve à gauche.

À droite est Beaumarchais – placé de telle sorte qu’il paraît être seul – j’entends : seul contre tous.

L’assistance, en effet, nombreuse et mélangée, lui est visiblement hostile.

Et quant à M. le Conseiller Goëzman, Avocat Général, lui, il l’exècre, ni plus ni moins – car lorsque le rideau s’ouvre il achève en ces termes le prononcé de son réquisitoire :

GOËZMAN, désignant Beaumarchais. – En conséquence, je n’hésite pas à le déclarer formellement ici : cet homme est un faussaire – et c’est un imposteur !

(L’assistance applaudit à cette ânerie. Prend-elle pour un aveu l’impassibilité de Beaumarchais ? Espérons-le pour elle.)

GOËZMAN, continuant de plus belle et s’adressant au Tribunal. – N’ayez nulle pitié, Messieurs, pour ce misérable qu’il faudrait marquer d’un fer chaud sur la joue, pour cet abîme d’enfer que Jupiter a tort de ne pas foudroyer, pour ce monstre achevé, cette bête venimeuse dont on doit purger la Société !

(Nouvelle approbation de la foule méchante – et même impassibilité, quelque peu singulière de l’auteur du « Barbier ».

Le Président du Tribunal et Goëzman échangent quelques mots que l’on ne perçoit pas tant est houleuse l’assistance.

Un cri de : « Vive Beaumarchais ! » – poussé peut-être par Gudin – surprend tout le monde, à commencer par Beaumarchais.

Profitant du désordre et du bruit qui se fait, un homme se détache alors de cette foule et vient à lui, précisément. C’est Lejay, le libraire. En s’en cachant le mieux possible, il remet à Beaumarchais on ne sait quoi que celui-ci glisse très vite dans sa poche. Ne s’étant dit que peu de chose, ils se séparent aussitôt.

Or, le Tribunal plie bagages – et déjà l’assistance fait mine de se retirer, quand Goëzman – persuadé que Beaumarchais n’a rien à dire – le lui demande imprudemment.)

GOËZMAN. – Avez-vous quelque chose à dire ?

(Beaumarchais le regarde avant de lui répondre – et il se fait alors un silence absolu, d’autant plus absolu qu’il est observé par des gens qui, tous, tendent l’oreille, et Beaumarchais, les bras croisés, lui répond :)

BEAUMARCHAIS. – Oui.

(Un « oui » formel et prometteur – dont Goëzman est éberlué.)

GOËZMAN. – Qu’est-ce que vous avez à dire ?

BEAUMARCHAIS. – Tout.

(Et, comme un diable, il s’est dressé.)

Oui – et, ma foi, je vais tout dire…

(Et l’on comprend qu’il va tout dire – et l’on voit bien qu’il attendait cette minute – et ceux qui pouvaient se rasseoir se sont rassis pour l’écouter – comme au spectacle – car les voilà tous convaincus que l’insolent fameux – sourire aux lèvres et nez au vent – va leur donner la comédie.)

Et, disant tout, ne ménageant rien ni personne – si je dois me rompre le cou, j’aurai du moins l’honneur de vous avoir vous-même entraîné dans ma chute ?

GOËZMAN. – Ah ! Çà, mais – c’est à moi que vous vous adressez ?

BEAUMARCHAIS. – Oui, Monsieur le Conseiller Goëzman, c’est à vous – parce que vous êtes à mes yeux le personnage le plus représentatif d’un Parlement que j’abomine. Il y a de cela peu de temps, vous avez évincé les magistrats de carrière – et voilà qu’à présent nous sommes assignés par des sectaires et non pas par des juges. Vous disposez de notre honneur – et de nos biens – et de notre travail – et de notre bonheur – et nous n’en pouvons plus ! Nous en avons assez des lettres de cachet – nous en avons assez d’être mis en prison pour des raisons secrètes – nous en avons assez du scandale quotidien qui nous est révélé chaque jour au réveil, et qui, le soir venu, tombera dans l’oubli – nous en avons assez des ministres falots qui prétendent nous diriger, alors qu’ils ne savent pas se conduire bien eux-mêmes !… Or, de tant d’impostures, ne sentez-vous donc pas que la France est lassée ?

(La foule retournée s’anime en sa faveur.)

GOËZMAN. – Laissez donc la France tranquille !

BEAUMARCHAIS. – Mais c’est qu’elle ne veut justement plus rester tranquille – écoutez-la – et prenez garde !

GOËZMAN. – Vous m’avez provoqué !

BEAUMARCHAIS. – Je vous ai prévenu. Ce ne seront pas toujours les mêmes qui seront prévenus, vous savez !… Il faut que l’aventure qui m’arrive ait un sens – et je me consolerais d’en être la victime si d’autres, par la suite, en bénéficiaient !… Je veux me faire ici l’avocat des absents. Vous m’avez insulté pendant trois heures d’horloge – à mon tour maintenant. Vous avez déclaré publiquement que vous vous proposiez de me poursuivre jusqu’aux enfers – eh ! bien, mais, allons-y ! – et nous verrons lequel des deux y laissera l’autre !

GOËZMAN. – Monsieur, je vous défends…

BEAUMARCHAIS. – Ah ! Non, surtout, Monsieur, ne me défendez pas – je serais condamné ! – et je préfère ici me défendre moi-même.

GOËZMAN. – Il n’est plus temps de vous défendre.

BEAUMARCHAIS. – S’il n’est plus temps de me défendre, alors je vais vous attaquer. Et n’étant pas un maître illustre du Barreau, je ne vais dire ici que la vérité pure. Conseiller Goëzman, lorsque j’obtins l’autorisation de sortir de prison afin d’aller solliciter mes juges, je vous ai rendu visite à dix reprises – et vous ne m’avez pas reçu. Or, un certain libraire – et vous savez son nom, car c’est votre libraire – or, un certain libraire, au courant de vos mœurs, – enfin, disons : de vos usages, a cru devoir me faire informer gentiment par un ami commun – et quand je dis commun… enfin, disons : vulgaire – que j’obtiendrais de vous l’audience espérée si par son entremise je remettais à votre épouse deux cents louis…

GOËZMAN, bondissant. – Quoi ?

BEAUMARCHAIS. – Ne me demandez pas « quoi » – demandez-moi « combien » !… J’ai dit deux cents louis. Or, vous sachant très occupé, je ne vous croyais qu’inaccessible – mais quand on m’a dit deux cents louis, j’ai compris que vous étiez alors inabordable !… Car ces deux cents louis, je ne les ai pas donnés.

GOËZMAN, triomphant. – Ah !

BEAUMARCHAIS. – Je ne les avais pas. Je n’ai pas la fortune de mon adversaire…

MONSIEUR DE LA BLACHE. – Mais c’est une infamie…

BEAUMARCHAIS. – Pourquoi vous mouchez-vous ? Vous êtes donc morveux ?… Non, je n’avais pas deux cents louis – non, mais j’en avais cent – et je les ai donnés – avec une petite montre, ornée de diamants – qui en valait le double – et vous m’avez reçu : simple coïncidence ! Pièces d’or et bijou devaient m’être rendus si je perdais mon procès. Or, Messieurs – je dis « or » très souvent, je m’en excuse – mais : c’étaient des pièces d’or !… Or, Messieurs…

GOËZMAN. – Taisez-vous !

BEAUMARCHAIS. – Non, Monsieur. Vous m’avez demandé ce que j’avais à dire – vous devez l’écouter. Il faut vous incliner, Monsieur, devant la loi.

(Goëzman consulte du regard le Président navré.)

Mais – politicien ! – connaissez-vous la loi ?

GOËZMAN. – Vous m’insultez, Monsieur.

BEAUMARCHAIS. – Politicien est une insulte – notons-le – car, en conséquence, homme politique est une injure – et ministre pourrait devenir un outrage !

GOËZMAN. – C’en est assez !… Contre le Sieur de Beaumarchais, je dépose une plainte en diffamation.

BEAUMARCHAIS. – Moi, je dépose votre bilan.

GOËZMAN. – Vous êtes un menteur !

BEAUMARCHAIS. – Vous en avez menti !

(S’adressant à l’assistance.)

Dois-je citer les noms de ses complices ?

L’ASSISTANCE. – Oui ! Oui !

BEAUMARCHAIS. – Le libraire : Lejay – regardez-le, Messieurs – ne le regardez pas, Mesdames, il est affreux ! – il a le teint terreux des intermédiaires !… Si Madame Goëzman était là…

MADAME GOËZMAN. – Je suis là !… Heureuse d’être là pour vous dire, bien en face, que vous êtes un homme atroce !

BEAUMARCHAIS. – Atroce signifie « cruel » – et non « menteur » – attention, Madame !

MADAME GOËZMAN. – Monsieur le Président, observez je vous prie, que je viens d’être menacée par le Sieur de Beaumarchais – où, plutôt, par le Sieur Caron, car tout me choque en lui, et jusqu’au nom qu’il porte !

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Là, Madame, que faites-vous ?… Quoi, vous vous attaquez à ma Noblesse – et de quel droit, je vous prie ? Cette Noblesse est bien à moi, en bon parchemin, scellé du grand sceau de cire jaune. Elle n’est pas comme celle de beaucoup de gens, incertaine et sur parole – et personne n’a le droit de me la disputer… car j’en ai la quittance !

(Un tel aveu, cynique, imprévu, inouï, met la foule en gaieté – et la partie déjà semble gagnée pour lui, puisqu’il a les rieurs maintenant de son côté.)

Madame, en vérité, vous êtes une enfant…

MADAME GOËZMAN. – Non, Monsieur, je suis une femme : j’ai trente ans.

BEAUMARCHAIS. – Oh ! Madame, trente ans – lorsque votre visage en accuse dix-huit ! Et comment désormais voulez-vous qu’on vous croie ?

MADAME GOËZMAN. – Mon âge importe peu d’ailleurs en l’occurrence. Me voyez-vous, Messieurs, recevant de cet homme une montre et cent livres ! Je les aurais sur moi du moins, pour les lui rendre. Fouillez mon sac, Messieurs… tenez, tenez… tenez !

BEAUMARCHAIS. – C’est peut-être Lejay qui les a dans sa poche.

MADAME GOËZMAN, troublée. – Monsieur Lejay… les avez-vous dans votre poche ?

LEJAY. – Non, Madame.

MADAME GOËZMAN, tranquillisée. – Ah !… Alors, s’ils ne sont ni dans mon sac ni dans sa poche, où sont-ils ?

BEAUMARCHAIS. – Dans la mienne. Monsieur Lejay vient, en effet, de me les rendre.

(À ses voisins :)

En êtes-vous témoins, Messieurs ?

SES VOISINS. – Oui, oui, oui !

BEAUMARCHAIS. – Voici d’ailleurs la montre – et voici les cent louis.

GOËZMAN. – Eh ! Bien, mais – tout s’éclaire. Le Sieur de Beaumarchais, faussaire et corrupteur, à remis à Lejay cette somme et ce bijou pour attendrir ma femme – celle-ci repoussa ces infâmes présents – que Lejay conserva – pour les lui rendre enfin.

MADAME GOËZMAN. – Voilà !

BEAUMARCHAIS. – À vous en croire, alors, Monsieur, nous serions quittes ?

GOËZMAN. – Eh ! Oui !

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Non – j’avais donné cent quinze louis – parce que Madame votre épouse en avait exigé quinze autres – par la suite. On m’en rend cent et c’est fort bien – mais qu’on m’en rende quinze encore pour que nous soyons quittes.

(S’adressant à Lejay :)

Pourquoi ne m’avez-vous pas rendu mes quinze louis ?

(Lejay gesticule et montre Madame Goëzman.)

On ne les a donc pas remis ?

(Lejay fait signe que non.)

Madame Goëzman les a gardés pour elle !

MADAME GOËZMAN. – Monsieur, ces quinze louis ne m’étaient pas destinés.

BEAUMARCHAIS. – Ah ! Vous les aviez donc reçus ?

MADAME GOËZMAN. – La question n’est pas là.

BEAUMARCHAIS. – Elle n’est pas ailleurs.

MADAME GOËZMAN. – Je les avais demandés…

BEAUMARCHAIS. – Elle les avait demandés ! Vous les aviez demandés, Madame… ?

MADAME GOËZMAN. – Pour les remettre au secrétaire de mon mari, parfaitement. Je n’allais pas garder ces quinze louis pour moi !

BEAUMARCHAIS. – Les avez-vous donnés au secrétaire de votre mari ?

(Un homme s’est dressé dans l’assistance.)

LE SECRÉTAIRE. – Non – jamais !

GOËZMAN, hors de lui. – C’en est assez, Monsieur – vous tendez à plaisir des pièges à ma femme – et j’en appelle au Tribunal de l’invraisemblance éhontée de vos assertions !… Pour quelle raison, Messieurs, Madame Goëzman aurait-elle agi de la sorte – et des gens comme nous, dans notre position, ne sont-ils pas à l’abri d’un soupçon si infâme ?

BEAUMARCHAIS. – Ah ! Que j’aurais la part belle, si Madame Lejay, la libraire, était là !

MADAME LEJAY, se levant. – Je suis là !

(Madame Goëzman se trouble de nouveau.)

BEAUMARCHAIS. – Alors, je suis navré !… Chère et douce Madame Lejay, levez votre main droite et jurez de dire la vérité, rien que la vérité – mais toute la vérité.

MADAME LEJA Y. – Je le jure, Monsieur le Président.

(Et comme c’est à Beaumarchais qu’elle a donné ce titre, le Président lui-même en sourit le premier.)

BEAUMARCHAIS. – Madame Goëzman a-t-elle, vous présente, reçu cent louis pour une audience de son mari ?

MADAME LEJAY. – Oui.

BEAUMARCHAIS. – En a-t-elle exigé quinze autres ?

MADAME LEJAY. – Oui.

BEAUMARCHAIS. – A-t-elle – en votre présence toujours – sollicité Lejay, votre mari, de nier ce qui s’était fait entre eux ?

MADAME LEJAY. – Oui.

(Chaque réponse affirmative de Madame Lejay est soulignée bien entendu par l’assistance, amusée certes, mais écœurée aussi.)

BEAUMARCHAIS. – Ne lui a-t-elle pas également proposé de le faire passer à l’étranger pendant qu’on accommoderait l’affaire à Paris ?

MADAME LEJAY. – Si.

BEAUMARCHAIS. – Enfin – et là, Messieurs, vous allez tout comprendre – et Monsieur Goëzman va connaître lui-même pour quelle raison des gens comme sa femme et lui ne sont pas à l’abri d’un soupçon si infâme – chère, douce, aimable et modeste Madame Lejay, accusez-vous Madame Goëzman d’avoir dit en parlant de Monsieur Goëzman, devant plusieurs personnes : « Il serait impossible de se soutenir honnêtement avec ce qu’on nous donne… »

MADAME LEJAY. – Oui.

LE TRIBUNAL. – Oh…

L’ASSISTANCE. – Oh !

(Le malheureux Goëzman en est atterré.)

BEAUMARCHAIS. – Et Madame Goëzman a-t-elle ajouté : « Mais nous avons l’art de plumer la poule sans la faire crier ! »

MADAME LEJAY. – Oui.

(Une immense clameur accueille ces paroles.)

BEAUMARCHAIS. – Et c’était moi, Messieurs, la poule !

(Madame Goëzman s’évanouit. Brouhaha général, cris d’animaux, dominés par le chant du coq – et triomphe de Beaumarchais.)

ET C’EST À CE MOMENT QUE LE RIDEAU SE FERME

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