Dix-septième tableau

Le décor représente le salon, d’ailleurs somptueux, de la demeure nouvelle de Beaumarchais. Ce fut sa demeure dernière.

Il y a des portes, bien entendu – et devant la grande baie vitrée qui se trouve au fond du décor, Beaumarchais et le Général Bonaparte sont là, dos au public et regardant dehors.

BEAUMARCHAIS. – Ayant eu gain de cause à ma sortie de prison – le Roi m’ayant tendu la main par-devant sa Cour – m’ayant ensuite pensionné par-devant notaire – ayant donné enfin Le Barbier de Séville à Trianon avec la pauvre Reine dans le rôle de Rosine et le Comte d’Artois dans celui d’Almaviva – en un mot, satisfait, je me suis fait construire cette maison de mes rêves – juste en face de la Bastille !… Oui, je voulais être aux premières loges – persuadé qu’un jour on y mettrait le feu – et j’ai tout vu de ma fenêtre. Mais, malheureusement, ça n’a pas été beau. Non. Cela manquait à la fois de force et d’élégance – et cela n’avait plus de signification. Ils ont voulu tuer – ce n’était pas utile.

BONAPARTE. – Je crois qu’ils ont voulu surtout libérer les prisonniers qui s’y trouvaient.

BEAUMARCHAIS. – En savez-vous le nombre ?

BONAPARTE. – Non.

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Bien, ils étaient sept – quatre faussaires, deux fous et un noble – assassin – le Comte de Solages. Or, n’y avait-il pas assez d’assassins, de faussaires et de fous en liberté, déjà ?

BONAPARTE. – Combien avez-vous vu passer de charrettes qui s’en allaient à l’échafaud ?

BEAUMARCHAIS. – Trop. Dans l’une d’elles, j’ai reconnu le Conseiller Goëzman, mais il était en compagnie d’André Chénier – et cela m’a gâté mon plaisir.

(Ils ont depuis un instant quitté la baie vitrée.)

Asseyons-nous, mon Général.

(Ils s’asseyent.)

Posséder Lavoisier vivant, et le mener à la guillotine !

GUSTAVE, entrant et annonçant. – Monsieur le Docteur Guillotin.

(Paraît le Docteur Guillotin. C’est un homme d’une soixantaine d’années, triste au possible et doux.)

BEAUMARCHAIS. – Nous parlions presque de vous, Docteur.

GUILLOTIN, – Oh ! Je m’en doute bien – et c’est mon cauchemar.

BEAUMARCHAIS, les présentant. – Monsieur le Docteur Guillottin – le Général Bonaparte.

GUILLOTIN. – Oh – tout à fait honoré, mon Général.

BONAPARTE. – Docteur.

GUILLOTIN. – Oui, vraiment, n’y être pour rien, avoir seulement souhaité que les condamnés à mort fussent décapités par le moyen d’un mécanisme – et que l’on ait donné mon nom à cet instrument dont on fait un usage horrible à l’heure actuelle, c’est trop injuste – et c’est affreux.

BONAPARTE. – Car vous n’en êtes pas le père ?

GUILLOTIN. – Mais non, mon Général. C’est un Allemand qui l’inventa – et, terrible détail, il l’a garantie cinquante ans ! Et Couthon répète à qui veut l’entendre : « Nous allons voir si c’est bien vrai qu’elle peut fonctionner si longtemps ! »… Monsieur de Beaumarchais, j’ai traversé Paris pour vous apprendre une nouvelle – qui peut avoir pour vous de l’intérêt, dit-on. La Chevalière d’Éon, qui s’était retirée à Londres, a rendu l’âme.

BEAUMARCHAIS. – Ah…

(Le Docteur Guillotin a sorti de sa poche une lettre. Il va la lire.)

GUILLOTIN. – Et mon confrère anglais, le chirurgien Copeland, me fait l’amitié de me communiquer ceci : « Je certifie par le présent acte que j’ai examiné et que j’ai disséqué le corps du Chevalier d’Éon et cela en présence de Messieurs Addair et Wilson – et que nous avons trouvé les organes mâles de la génération parfaitement constitués sous tous les rapports ».

BEAUMARCHAIS. – !

GUILLOTIN. – Je veux espérer que cela ne vous contrarie pas.

BEAUMARCHAIS. – Du tout, du tout – mais cela remue en moi bien des souvenirs. C’était un homme !

GUILLOTIN. – Oui. Et, non contents d’en avoir fait un dessin, ils ont pris un moulage des parties en cause – et Madame William Bouning, présente elle-même à l’autopsie, les a certifiées parfaitement conformes. Ils se sont entourés de toutes les garanties.

GUSTAVE, entrant et annonçant. – Monsieur le Marquis de La Fayette.

(Et paraît La Fayette.)

LA FAYETTE. – Monsieur de Beaumarchais, j’ai à vous embrasser de la part de Franklin.

BEAUMARCHAIS. – Oh – faites-le, je vous en prie.

(Ils se donnent l’accolade.

Beaumarchais présente ses hôtes :)

Le Général Bonaparte – Monsieur Guillotin.

LA FAYETTE. – Ah – ah ?

BEAUMARCHAIS. – Non, non – il n’y est pour rien.

LA FAYETTE. – Pardon. Mon Général.

BONAPARTE. – Mon Général.

(Ils se sont froidement salués tous deux.)

LA FAYETTE, à Beaumarchais. – Le très vénérable Docteur Franklin m’a prié de vous dire que jamais la victoire décisive de Saratoga n’eut été remportée sans vous.

BEAUMARCHAIS. – Mon Dieu !

LA FAYETTE. – Et ils ne l’oublieront pas !

BEAUMARCHAIS. – Pourvu qu’ils s’en souviennent.

LA FAYETTE, à Bonaparte. – Vous qui êtes républicain dans l’âme, mon Général, ne serez-vous pas navré d’apprendre que dans la rédaction du texte des Droits de l’Homme – au sujet duquel j’avais été consulté – ces Messieurs refusent d’introduire deux mots admirables qui se trouvent précisément dans la Déclaration d’Indépendance des États-Unis ?

BONAPARTE. – Lesquels ?

LA FAYETTE. – Ceux-ci : le droit au bonheur – ils ne veulent pas du mot « bonheur » !

BEAUMARCHAIS. – Je n’en suis pas surpris. Chez nous, l’Égalité, c’est que tout le monde soit malheureux !… La Liberté, nous savons maintenant à quoi nous en tenir – et quant à la Fraternité…

BONAPARTE. – Quoi – vous n’y croyez pas non plus ?

BEAUMARCHAIS. – Si vous aviez des confrères, mon Général, vous sauriez ce que c’est que la fraternité !

(Entre Marie-Thérèse. Tous se lèvent. Beaumarchais la présente :)

Madame de Beaumarchais. Et c’est d’ailleurs exact – car je vais l’épouser.

(Salutations – et chacun se rassied.)

LA FAYETTE. – Eh ! Bien, Monsieur de Beaumarchais, allez-vous nous donner bientôt quelque nouveau chef-d’œuvre ?

BEAUMARCHAIS. – Ah ! Grands dieux, non – pour plaire à qui ?

LA FAYETTE. – Mais – au public.

BEAUMARCHAIS. – Ce n’est plus le public, hélas ! ce sont des citoyens. Vous pouvez amuser des gens qui meurent de faim – n’essayez pas de faire sourire des gens qui meurent de peur.

GUILLOTIN. – Et les Français ont peur.

BONAPARTE. – Ils ont eu peur, c’est vrai.

BEAUMARCHAIS. – Et vous aimez qu’ils aient eu peur, mon Général ?

BONAPARTE. – Ah ! Non – c’est un sentiment vil…

GUILLOTIN. – Contagieux…

LA FAYETTE. – Funeste.

GUILLOTIN. – S’ils n’avaient pas eu peur, ils n’auraient pas supporté que…

(Il fait le geste de couper la tête.)

que l’on guillotinât…

LA FAYETTE. – Il n’y a pas d’autre mot.

GUILLOTIN. – Malheureusement !… Que l’on guillotinât Lavoisier, par exemple…

BEAUMARCHAIS. – Nous en parlions, précisément.

GUILLOTIN. – Et ce qu’il y a de plus affligeant, c’est ça – c’est que tous ces gens-là…

(Il désigne les gens qui passent dans la rue.)

… qui sont tous des Français, ne s’en soient pas indignés davantage !

BEAUMARCHAIS. – On guillotine – (à Guillotin.) pardon ! – on guillotine André Chénier… et les poètes ne crient pas !… Nos assassins, que l’on connaît, ne sont guère plus d’une demi-douzaine – leurs complices, les silencieux, sont innombrables maintenant – et ce n’est pas le moment de les réunir dans une salle de théâtre.

GUILLOTIN. – Monsieur de Beaumarchais voit juste – une fois de plus. Les cinq années que nous venons de vivre nous ont été fatales – et nous ne nous en remettrons pas si tôt, croyez-le bien.

BEAUMARCHAIS. – Époque, à mon avis, non seulement néfaste, mais nulle et non avenue. Vous parliez gentiment de chef-d’œuvre, Monsieur de La Fayette – or, depuis cinq ans, depuis 89, a-t-on publié, a-t-on exposé, a-t-on joué un chef-d’œuvre ? Non. Rien. Sinon des pièces de circonstance ou des tableaux allégoriques. Et il ne restera rien de tout cela.

LA FAYETTE. – Peut-être aurons-nous des surprises.

BEAUMARCHAIS. – Des surprises ?

LA FAYETTE. – Attendons le retour de ceux qui sont partis.

BEAUMARCHAIS. – Un Français ne peut rien faire de bien à l’étranger – sinon la guerre.

(Il salue Lafayette – qui lui rend son salut.)

Et de tout exil volontaire on ne peut rapporter qu’une tristesse indélébile – ou de la haine. Et Rivarol a été fou de s’en aller ! Sans doute l’a-t-il fait pour faire croire qu’il était vraiment noble !

BONAPARTE. – Permettez-moi de m’étonner de vous voir, vous, vous élever contre un mouvement dont vous avez été, par vos œuvres, l’une des causes déterminantes. Vous avez dépassé Voltaire et Diderot, Monsieur de Beaumarchais. Depuis plus de vingt ans, vous vous plaignez de tout : des magistrats, de la noblesse et du clergé…

BEAUMARCHAIS. – Oui – nous demandions à vivre – et c’était naturel – mais non pas à mourir ! Or, on nous tue en ce moment.

BONAPARTE. – Dame, à l’égal de Jean-Jacques, vous avez plaidé pour le peuple – et réclamé la Liberté !

BEAUMARCHAIS. – La Liberté – oui, en effet, j’ai souhaité qu’on la lui donnât – mais je n’ai jamais désiré les lui voir prendre toutes ! Et pourquoi ? Parce que s’il continue d’en faire un tel usage, un homme se dressera demain qui la lui reprendra, sa liberté, soyez-en sûr.

BONAPARTE. – Un homme ?

BEAUMARCHAIS. – Oui – et n’importe qui, pourvu que ce soit un soldat vainqueur. Il est grand temps de leur mettre un uniforme, à ces gens-là. Quand ils auront tous des fusils, ils cesseront de se battre entre eux, croyez-le bien. Dans l’état de désordre où se trouve la France, elle se jettera au cou du premier vainqueur venu. Quand partez-vous pour l’Italie, mon Général ?

BONAPARTE. – Je pars demain.

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Bien, mais – revenez vainqueur : la France sera sauvée – et le peuple, foutu.

LA FAYETTE. – Pourquoi n’allez-vous pas leur dire tout cela ?

BEAUMARCHAIS. – Leur dire ? À qui ?

LA FAYETTE. – Au Comité de Salut public.

(Marie-Thérèse bondit en entendant ces mots.)

LA FAYETTE. – Eh ! Pourquoi pas ?

BONAPARTE. – Vous qui disiez au Roi ses quatre vérités – quoi, vous n’oseriez pas…

BEAUMARCHAIS. – Ne pas oser ?

BONAPARTE. – Ce n’est pas un défi…

LA FAYETTE. – C’est une proposition.

MARIE-THÉRÈSE. – Oui, en somme, vous lui proposez d’aller se constituer prisonnier !

(La porte s’ouvre et Gudin paraît – brusquement.)

GUDIN. – Pardonnez-moi d’entrer ainsi – mais j’ai un message urgent à te faire.

BEAUMARCHAIS. – Je t’en prie.

GUDIN. – Le Comité de Salut public veut te voir aujourd’hui sans faute avant quatre heures.

(Tous en sont atterrés.)

BEAUMARCHAIS, souriant. – Est-ce que vous saviez que Chamfort, convoqué – comme moi – mais préférant ne pas étendre le cercle de ses relations – s’est ouvert la gorge avec son rasoir, plutôt que de se rendre à leur invitation ?

(À Marie-Thérèse.)

Cachez-moi mon rasoir !

(À Gudin.)

Et dis à ces Messieurs que j’arriverai sans faute à quatre heures moins vingt !

(À tous.)

Je tiens une fois de plus à me mettre en avant !

ET LE RIDEAU SE FERME

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