Dixième tableau

Dans le Salon du Roi, à Versailles.

Le Comte de Vergennes et Monsieur de Sartine sont seuls en scène au lever du rideau.

Par la porte, ouverte à deux battants sur la Galerie, ils regardent et semblent guetter quelqu’un.

SARTINE. – Le voilà !

(Paraît alors Beaumarchais. Un laquais le suit qui porte une cassette assez volumineuse. Sur un geste de Beaumarchais le laquais dépose la cassette sur le bureau du Roi.

Entre temps, Messieurs de Vergennes et de Sartine ont accueilli Beaumarchais et tous trois se sont salués.

Le laquais se retire.)

VERGENNES. – Alors… ?

SARTINE. – Est-ce une femme ?

BEAUMARCHAIS, montrant la porte par laquelle, logiquement, doit venir le Roi. – Est-ce un homme ?

(Ils ne veulent pas répondre à la question de Beaumarchais.)

VERGENNES. – Il va vous recevoir tout de suite.

SARTINE. – Que d’événements considérables se sont produits pendant votre séjour à Londres !

VERGENNES. – La mort du Roi…

SARTINE. – La Déclaration d’Indépendance des États-Unis…

VERGENNES. –… et nous en attendons le texte…

BEAUMARCHAIS. – J’en ai la traduction sur moi.

(Vergennes en est surpris – Sartine, contrarié.)

VERGENNES. – Enfin, la nomination de Benjamin Franklin au poste d’Ambassadeur en France – et je suis particulièrement ravi de vous l’apprendre.

BEAUMARCHAIS. – Et, moi-même, je suis heureux de pouvoir vous informer que le Docteur Franklin s’est embarqué le onze Avril sur un navire qui – pure coïncidence – porte le nom de « Représaille ». Cet illustre savant débarquera sans doute en Bretagne dans les premiers jours du mois prochain.

(Une porte, à gauche, s’ouvre alors – un laquais s’efface et annonce :)

LE LAQUAIS. – Le Roi.

(Et Louis XVI paraît.

Tous s’inclinent – et le Roi, affable, tend la main à Beaumarchais.)

LOUIS XVI. – Je sais en quelle estime vous tenait mon aïeul vénéré, feu le Roi Louis XV – et j’ai hâte de connaître les résultats de votre mission en Angleterre.

(Tout en parlant, le Roi a pris place à sa table de travail et il a désigné un siège à Beaumarchais.)

BEAUMARCHAIS. – Sire, le résultat tangible de ma mission se trouve précisément sous les yeux de Votre Majesté. C’est dans cette cassette, en effet, que la Chevalière d’Éon conservait secrètement la correspondance que le défunt Roi lui avait adressée.

LOUIS XVI. – Vous dites : la Chevalière d’Éon ?

BEAUMARCHAIS. – Sire, je le dis, parce que le Chevalier d’Éon est une femme.

(Vif étonnement de Monsieur de Vergennes et de Monsieur de Sartine.)

LOUIS XVI. – En êtes-vous bien sûr ?

BEAUMARCHAIS. – Elle m’en a fait l’aveu.

LOUIS XVI. – Comme c’est amusant !… C’était une femme, ce dragon !

BEAUMARCHAIS. – Et séduisante qui plus est. Mais ce dragon n’était pas femme à vous rendre pour rien les lettres du feu Roi !… Lorsque j’aurai dit d’elle qu’elle témoigna d’un courage indomptable à la guerre, qu’elle fut grièvement blessée et décorée de la Croix de Saint-Louis sur le champ de bataille, j’ajouterai qu’elle nous a, diplomatiquement, rendu les plus grands services – et je conclurai enfin que c’est une créature intéressée, dangereuse – mais d’une très vive intelligence. Néanmoins, j’ai pu parvenir à lui faire signer une transaction – ô combien singulière ! – où, primo, elle reconnaît qu’elle est une femme – où, secundo, elle s’engage à restituer la totalité des lettres qu’elle avait reçues du Roi Louis XV – où, finalement, rentrant en France, elle consent à reprendre ses habits de femme et à ne plus jamais les quitter – de manière que nous ne connaissions pas ici le scandale des paris ouverts à Londres sur son sexe.

LOUIS XVI. – Ils en font des paris, à Londres ?

BEAUMARCHAIS. – Oui, Sire.

SARTINE. – Ce qui est inadmissible – d’autant plus que c’est lui qui doit tenir la caisse.

LOUIS XVI. – Pourquoi dites-vous « lui », puisqu’on vous dit que c’est une femme ?

SARTINE. – Parce que je suis sûr que c’est un homme.

BEAUMARCHAIS. – Mais non.

SARTINE. – Voulez-vous parier ?

LOUIS XVI. – Ah ! Cela commence, les paris !… Nous en resterons là, s’il vous plaît.

(À Monsieur de Sartine)

Monsieur de Sartine, il vous sera donné connaissance de la transaction consentie à la Chevalière d’Éon – et vous prendrez alors toutes dispositions relatives à son retour en France.

(À Monsieur de Vergennes)

Quant à vous, Monsieur de Vergennes, faites-moi la grâce de tenir à la disposition de Monsieur de Beaumarchais les sommes d’argent que nous restons lui devoir.

(À Beaumarchais)

Je vous remercie, Monsieur, d’avoir si heureusement rempli votre mission à Londres – et je vous félicite d’avoir pu tenir la promesse que vous aviez faite au feu Roi Louis XV dont nous vénérons la mémoire.

BEAUMARCHAIS. – Sire, j’ose me flatter d’avoir tenu toutes les promesses que j’avais faites au Roi Louis XV.

LOUIS XVI. – Qu’entendez-vous par « toutes » ?

BEAUMARCHAIS. – La restitution de ces lettres avait, certes, son intérêt – mais, Sire, il est une question – combien plus importante – et plus brûlante encore. Pour amener à résipiscence la Demoiselle d’Éon, il ne m’a pas fallu moins de trois mois – durant lesquels je n’ai pas chômé, je vous prie de croire. À mon départ pour Londres, j’avais pu convaincre sans peine le Roi Louis XV de la nécessité absolue pour la France d’intervenir secrètement dans les affaires d’Amérique.

VERGENNES, à l’oreille de Sartine. – Qu’est-ce qu’il est encore allé chercher là, mon Dieu !

BEAUMARCHAIS. – Or, les événements se sont précipités. Et je donnerais vingt ans de ma vie, Sire, pour avoir en un moment pareil l’éloquence qu’il faut pour convaincre un monarque aussi jeune, aussi déterminé que Votre Majesté le paraît à nos yeux.

VERGENNES, à l’oreille encore de Sartine. – Mais, de quoi se mêle-t-il – qu’il nous laisse donc faire !

SARTINE. – Monsieur de Beaumarchais pousse les choses au noir…

BEAUMARCHAIS. – Ah ! Vraiment ?

VERGENNES. – L’Angleterre considère les insurgés d’Amérique d’un œil, certes, attentif – mais, pourtant, paternel.

BEAUMARCHAIS. – Quelle erreur est la vôtre !… Et je n’en veux pour preuve que ces paroles prononcées par William Pitt à l’ouverture du Parlement de Londres – récemment – paroles qui témoignent de son génie politique et de la grandeur de son caractère : « Ces colons, que nous avons à l’origine méprisés comme des rebelles, il nous faut bien aujourd’hui les reconnaître comme des ennemis. » Et il ajouta : « Si j’étais un Américain comme je suis un Anglais, tant qu’un soldat étranger resterait dans ma patrie, jamais je ne déposerais les armes – jamais, jamais, jamais ! » Or, Sire, en conséquence, le moindre échec de l’armée anglaise mettra le Roi d’Angleterre en fâcheuse posture – et, dès lors, sa couronne ne sera pas plus assurée sur sa tête que la tête de ses ministres sur leurs épaules. L’Indépendance Américaine est proclamée – c’en est fait maintenant ! – et tenez pour certain que si la France tend les bras à l’Amérique avant qu’elle ne lui ait tendu la main, les Yankees ne l’oublieront jamais.

VERGENNES. – Vous n’allez tout de même pas jusqu’à penser que l’Amérique pourrait un jour nous rendre la pareille.

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Pourquoi pas ?

SARTINE. – Monsieur de Beaumarchais voit grand !

LOUIS XVI. – Et si nous admettions plutôt qu’il ait vu juste.

(S’adressant à Messieurs de Vergennes et de Sartine.)

Ne restez pas debout, Messieurs.

VERGENNES. – Sire, je l’admettrais, quant à moi, volontiers, si Votre Majesté voulait bien envisager, d’autre part, la victoire possible de l’Angleterre.

BEAUMARCHAIS. – Mais c’est l’envisager, Monsieur, que de tout faire pour l’empêcher – car la victoire de l’Angleterre ne serait pas autre chose pour nous que la perte immédiate de nos possessions. Et considérez bien que la triste économie de deux ou trois millions en ferait perdre au Roi plus de trois cents avant deux ans !… Qu’est-ce que c’est qu’un million. Sire ?

LOUIS XVI. – C’est un million. Vous parliez de trois millions, d’ailleurs.

BEAUMARCHAIS. – Si Votre Majesté voulait me permettre de lui en avancer un sur ma fortune personnelle – le troisième, je l’obtiendrais du Roi d’Espagne.

(Animés de sentiments divers, le Roi, Monsieur de Vergennes et Monsieur de Sartine se regardent.)

LOUIS XVI. – Vous êtes un bien étonnant personnage, Monsieur de Beaumarchais.

(Après un moment de silence, il reprend :)

Vous aviez obtenu, disiez-vous tout à l’heure, le consentement du feu Roi, mon aïeul, à une intervention secrète dans les affaires d’Amérique ?

BEAUMARCHAIS, mentant effrontément. – Oui, Sire.

(Vergennes et Sartine marquent une grande surprise – et Beaumarchais ajoute aussitôt :)

Vous n’étiez point présents, Messieurs – et je l’ai regretté.

(Or, à vrai dire, il ne ment pas, car – franchement – il n’a pas le souvenir que le Roi Louis XV ne le lui ait pas dit. Un homme de sa trempe, inventif de nature, observateur aigu, possédant par ailleurs le sens inné du dialogue, imagine aisément ce qu’aurait pu, ce qu’aurait dû être un entretien secret – et, du diable, si, par la suite, il peut vous assurer que les choses se sont – ou non – passées telles qu’il vous les rapporte.)

LOUIS XVI. – En quoi consistait-elle, cette intervention ?

BEAUMARCHAIS. – En une autorisation accordée à moi-même de faire sortir nuitamment des Arsenaux de France cent pièces de canon, trente tonnes de poudre et vingt mille fusils.

(Cette déclaration semble avoir pétrifié Messieurs de Vergennes et de Sartine.

Il n’en va pas de même du Roi qui, très calme, et sans hâte, prend dans sa poche une pièce d’or – et la fait tourner sur elle-même en la lançant dans l’air.

À peine est-elle retombée sur son bureau qu’il pose sa main sur elle – puis, cette main, il la soulève – mais avec une telle lenteur que l’on ne connaît pas la décision du Sort quand…

LE RIDEAU SE FERME

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