Onzième tableau

Le cabinet de travail de Beaumarchais.

Marie-Thérèse et Gudin sont en scène au lever du rideau – et ils achèvent en bavardant une partie de tric-trac.

MARIE-THÉRÈSE. – Oh ! Je n’ai pas grand mérite, allez, croyez-le bien. Je l’aime comme on aime un livre – et il est le roman le plus passionnant que j’aie lu de ma vie.

GUDIN. – Grand roman d’aventure…

MARIE-THÉRÈSE. – Avec de l’imprévu toujours – et de l’esprit.

GUDIN. – En imaginez-vous parfois le dénouement ?

MARIE-THÉRÈSE. – Non. Je préfère aller de surprise en surprise.

GUDIN. – Comment était-il ce matin ?

MARIE-THÉRÈSE. – Pierre est heureux ou malheureux.

GUDIN. – Vous ne répondez pas à ma question.

MARIE-THÉRÈSE. – Il ne paraissait pas heureux.

(Le bruit d’une sonnette agitée par une main nerveuse – une porte qu’on fait claquer – et Beaumarchais paraît.)

BEAUMARCHAIS. – Voulez-vous voir un homme heureux – regardez-moi !… Je couvre de baisers la femme que j’adore – et je serre les mains de mon unique ami !

(Il se laisse tomber dans un fauteuil.)

Je vais vous étonner…

MARIE-THÉRÈSE. – Nous sommes là pour ça.

BEAUMARCHAIS. – Je ne déteste pas du tout ce gros garçon.

GUDIN. – De qui nous parles-tu ?

BEAUMARCHAIS. – Du nouveau Roi de France. Il a grand tort d’avoir du ventre, assurément – et ce double menton fait d’un visage aimable une caricature – mais l’homme n’est pas sot. Je dirai même plus : je le crois volontaire.

GUDIN. – Volontaire ?

MARIE-THÉRÈSE. – Il a donc fait tes volontés – pour que tu le dises volontaire ?

BEAUMARCHAIS. – Vous ne saurez rien aujourd’hui – mais il se peut que, dès demain…

(Il se dresse soudain – mû par une pensée qui vient de lui traverser l’esprit.)

Roderigue Hortalez !… Est-ce que ce n’est pas un nom ronflant ?… Roderigue Hortalez – et, si j’ajoute : et Compagnie – ç’a grande allure !

(Il s’est assis à son bureau et, sur une feuille de papier blanc, il appose à plusieurs reprises ces deux noms dont il fait une signature.)

Roderigue Hortalez !… Roderigue Hortalez !…

(Marie-Thérèse et Gudin le regardent bouche bée.)

BEAUMARCHAIS, les tranquillisant. – Non, je ne suis pas devenu fou – mais je suis devenu Roderigue Hortalez !… J’étais Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais – ce n’était pas si mal – mais Roderigue Hortalez, c’est bien plus éloquent pour un exportateur – d’ailleurs importateur !

(À Gudin.)

Il faut que tu me trouves, et sans perdre de temps, dix, vingt, trente bateaux à vendre – et que j’achèterai.

GUDIN. – Pour exporter ?

BEAUMARCHAIS. – Pour exporter.

GUDIN. – Mais – pour exporter quoi ?

BEAUMARCHAIS. – Des canons, des fusils – de l’or – et de la poudre !

GUDIN. – Allons donc !

MARIE-THÉRÈSE. – Et tout cela s’en ira bientôt… ?

BEAUMARCHAIS. – Vers l’Amérique.

(Et l’on voit maintenant qu’il ne plaisantait pas.)

Lesquels bateaux s’en reviendront chargés d’épices, d’indigo et de tabac.

GUDIN. – Mais… l’argent ?

BEAUMARCHAIS. – Il me faut trois millions. Je donne le premier.

MARIE-THÉRÈSE. – Les deux autres ?

BEAUMARCHAIS. – Je les espère.

GUDIN. – Hum !

BEAUMARCHAIS. – Oui – oh ! mais, c’est que j’espère comme personne, tu sais.

(Marie-Thérèse, souriante, discrète, et cependant formelle, glisse entre les mains de Beaumarchais le manuscrit du « Barbier de Séville ».)

Oui, mon amour – et j’y pensais précisément, figure-toi. La preuve en est que, tiens…

(Il a choisi une feuille de papier – et il se dicte à lui-même la lettre suivante :)

« Messieurs les Comédiens Français, j’ai l’honneur de solliciter de vous deux heures d’attention, car j’aimerais soumettre à votre jugement une comédie nouvelle intitulée « Le Barbier de Séville »…

(Il s’arrête d’écrire.)

Mais ne trouvez-vous pas navrant qu’un écrivain soit obligé de solliciter des acteurs – et d’être, en somme, à leur merci ?

(Marie-Thérèse et Gudin sont bien de cet avis.

Beaumarchais sort de sa poche une dizaine de feuilles de papier pliées en deux – et il les passe à Gudin.)

Pour occuper votre loisir – Gudin, lis à Marie-Thérèse la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis – c’est un chef-d’œuvre.

GUDIN. – Je comprends mal l’anglais.

BEAUMARCHAIS. – C’en est la traduction. Lis tout haut les passages que j’ai soulignés au crayon – j’aimerais les entendre.

MARIE-THÉRÈSE. – Pendant que tu écris ?

BEAUMARCHAIS. – Je peux très bien faire encore trois choses à la fois. À cet égard, l’idée m’est venue de me faire éditer – occasionnellement – et de publier cette année-ci l’œuvre complète de Voltaire en quatre-vingts volumes.

(À Gudin.)

Lis. On t’écoute.

(Il se remet à écrire et Gudin lit à haute voix.)

GUDIN. – « Nous regardons comme évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont égaux… » – ça, Voltaire, justement.

BEAUMARCHAIS. – Si tu veux.

GUDIN. – « Doués par le Créateur de droits inaliénables… »

– Ça, Montesquieu.

BEAUMARCHAIS. – Continue.

GUDIN. – « Au premier rang desquels on doit placer la vie… »

– Ça, Diderot.

BEAUMARCHAIS. – Continue, continue.

GUDIN. – « La liberté… » – Jean-Jacques.

BEAUMARCHAIS. – Soit – et maintenant ?

GUDIN. – « Et la recherche du bonheur ! »

BEAUMARCHAIS. – Voltaire ? Jean-Jacques ? Montesquieu ? Diderot ?… Non : Franklin – et Jefferson. La recherche du bonheur ! Jamais encore ces mots ne s’étaient vus sur un acte officiel. Voilà pourquoi j’affirme, je suis sûr – je pressens qu’il faut aider ces hommes-là.

(Puis sans transition, il revient à sa lettre.)

Quant à ceux-ci, je vous préviens que s’ils reçoivent ma pièce – et si celle-ci a du succès – ils verront de quel bois je me chauffe !… Nous devons, nous, auteurs, nous réunir en une société qui percevrait nos droits – car il nous faut des droits d’auteur – et nous exigerons que Messieurs les Acteurs nous les payent par représentation. Corneille avait reçu pour le Cid – une fois pour toutes – mille livres ! Et, Racine, huit cents écus – pour trois chefs-d’œuvre ! C’en est fini de ce temps-là ! Vraiment, les comédiens oublient un peu trop ce qu’ils doivent aux auteurs.

MARIE-THÉRÈSE. – Tu n’as jamais aimé les acteurs.

BEAUMARCHAIS. – Non, jamais. Cela m’agace de partager avec eux mon succès – car je ne sais jamais s’ils m’en laissent ma part !

MARIE-THÉRÈSE. – C’est très vilain d’avouer cela.

BEAUMARCHAIS. – Eh ! Oui – mais c’est si bon d’avouer quelque chose !

Et tandis qu’il continue d’écrire sa lettre…

LE RIDEAU SE FERME

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