Douzième tableau

Le décor représente le salon de cette résidence somptueuse, située à Passy, au cœur d’un parc – et que son propriétaire, Monsieur Le Ray de Chaumont, avait mise à la disposition de Benjamin Franklin lors de son séjour en France.

L’homme illustre, âgé de 71 ans à l’époque, se trouve seul en scène avec son petits-fils, William, qui doit avoir 20 ans.

(Ils s’expriment en anglais, bien entendu.)

FRANKLIN. – Perdez donc l’habitude de me poser des questions relatives à votre grand’mère. La vie privée d’une femme est une chose sacrée – et l’important pour vous, c’est que je sois votre grand-père. Quant à vous, mon enfant, je vous conseille de vous marier – car un célibataire ressemble à la moitié d’une paire de ciseaux. Pour être heureux en ménage – et la chose n’est pas impossible, après tout – il faut que vous ayez les yeux grands ouverts avant de vous marier, – après, tenez-les à demi fermés.

(Il tend l’oreille.)

Est-ce qu’on n’a pas sonné ?

WILLIAM. – Non, Grand-père.

FRANKLIN. – Bon. Maintenant, si vous ne voulez pas vous marier, ne négligez pas les vieilles femmes. Avec un panier sur la tête, elles ne sont pas différentes des femmes jeunes – et elles sont tellement reconnaissantes !… Que vous dirais-je encore ?… Redoutez les effets du vin, mais observez pourtant qu’il y a beaucoup plus de vieux ivrognes que de vieux médecins.

WILLIAM. – Et puis ?

FRANKLIN. – Aimez bien votre voisin – mais, cependant, ne retirez jamais la haie qui vous sépare.

WILLIAM. – Encore !

FRANKLIN. – Il y a deux choses inadmissibles sur la terre : la mort – et les impôts. Mais j’aurais dû citer en premier les impôts.

WILLIAM. – Grand-père, une voiture est entrée dans le parc.

FRANKLIN. – Restez auprès de moi pendant la visite de ce personnage – et vous me traduirez mot à mot tout ce qu’il me dira.

WILLIAM. – Ah ?

FRANKLIN. – Oui. Et tout ce que, moi, je dirai, vous le lui traduirez également. Vous parlez assez bien le français pour cela, n’est-ce pas ?

WILLIAM. – Certainement.

FRANKLIN. – Monsieur de Vergennes m’a fait savoir que cette rencontre pouvait avoir de grandes conséquences – et bien qu’il me l’ait dit d’une façon formelle, cela est peut-être vrai.

(Une porte s’ouvre et un valet de pied, qui est français, annonce :)

LE VALET. – Monsieur de Beaumarchais.

(Beaumarchais paraît. Le valet se retire.)

BEAUMARCHAIS. – J’éprouve en vous voyant, Monsieur l’Ambassadeur, une émotion inexprimable.

WILLIAM. – He says…

FRANKLIN. – Tell him that I, too, am deeply honoured to meet him.

WILLIAM, en français, mais avec un fort accent. – Le Docteur Franklin est lui-même très honoré de vous connaître.

FRANKLIN, en français et avec difficulté. – Mon petit-fils.

(Beaumarchais sourit à William qui le salue. Franklin fait signe à Beaumarchais de s’asseoir.)

(Au cours de ce dialogue – à trois – Beaumarchais n’essayera pas d’articuler un mot d’anglais.)

BEAUMARCHAIS. – J’ai trois choses à vous dire, Monsieur l’Ambassadeur.

WILLIAM. – He wishes to emphasize three things.

BEAUMARCHAIS. – À l’heure où nous parlons…

WILLIAM. – Now, while we aire talking…

BEAUMARCHAIS. – Trente bateaux qui m’appartiennent…

WILLIAM. – Thirty vessels which he owns…

BEAUMARCHAIS. – Se rendent en Amérique…

WILLIAM. – Are on their way to America.

BEAUMARCHAIS. – Ils portent aux Américains…

WILLIAM. – Bringing us…

BEAUMARCHAIS. – 200 pièces de canon…

WILLIAM. – 200 cannons…

BEAUMARCHAIS. – Des mortiers, des bombes, des boulets…

WILLIAM. – Mortars, bombs, bullets…

BEAUMARCHAIS. – 25.000 fusils…

WILLIAM. – 25.000 guns…

(Puis, à mi-voix, il ajoute :)

Listen, Grandpa – has he gone crazy ?

FRANKLIN, entre ses dents. – l’m not at all sure.

BEAUMARCHAIS. – Et des équipements pour 25.000 hommes.

WILLIAM. – And equipment for 25.000 men.

(Franklin se prend le front comme un homme qui croit rêver.)

FRANKLIN. – But… where, in God’s name, did he get all that ?

WILLIAM, traduisant en français. – Mais – d’où vient tout cela ?

BEAUMARCHAIS. – Des arsenaux de l’État d’où je les ai sortis en secret – d’accord avec le Roi.

WILLIAM. – From the State Arsenal where Monsieur de Beaumarchais has taken them, secretly, with His Majesty’s consent.

(Franklin sans mot dire tend sa main à Beaumarchais.)

FRANKLIN. – Why is this man doing this for us ?

WILLIAM. – Pourquoi, Monsieur, faites-vous tout cela pour l’Amérique ?

BEAUMARCHAIS. – Par amour de la liberté.

WILLIAM. – For the love of liberty.

FRANKLIN. – Why is he so fond of liberty ?

WILLIAM. – Pourquoi est-ce que vous aimez la liberté ?

BEAUMARCHAIS. – Parce que j’ai été en prison.

WILLIAM. – Because he has been in prison.

(Franklin sourit –  puis il prend des notes.)

FRANKLIN. – 200 cannons – 25.000 guns – equipment for ?

WILLIAM. – 25.000 men.

FRANKLIN. – What does he expect in return ?

WILLIAM. – Qu’est-ce que vous attendez en retour ?

BEAUMARCHAIS. – De l’ingratitude.

WILLIAM. – Ingrat…

FRANKLIN. – I understood.

BEAUMARCHAIS. – Mais – ce n’est pas tout.

WILLIAM. – But, Grandpa, there’s more to follow…

BEAUMARCHAIS. – Je vous annonce officieusement…

(Et tandis que Beaumarchais parle très lentement, William traduit très vite, et presque mot par mot les révélations suivantes :)

… que l’Amérique va recevoir immédiatement… un acompte de six cent mille livres… sur un emprunt de six millions consenti par la France aux Etats-Unis… et puissions-nous n’avoir jamais à vous en faire souvenir !… Enfin, le Roi, ce matin même, en Conseil Privé… a reconnu l’Indépendance des Etats-Unis… et, déjà, sont établies les grandes lignes d’un traité d’alliance entre la France et l’Amérique.

(Il prend un temps – puis il ajoute :)

Je dois à la vérité de dire que ce Traité sera signé… au lendemain de la première victoire américaine.

(Franklin, à son tour, prend la porte – et William, mot par mot, traduit à Beaumarchais ce que dit son grand-père :)

WILLIAM. – Des mots… ne sauraient exprimer… le sentiment profond… éprouvé par le Docteur Franklin… en entendant les paroles que vous venez de prononcer

FRANKLIN. – Yes.

(Franklin et Beaumarchais restent sans se parler pendant quelques secondes – puis :)

BEAUMARCHAIS. – Mais – je croyais que le Docteur Franklin parlait couramment le français.

(Et Franklin, souriant, lui répond alors en français :)

FRANKLIN. – Couramment, oui – mais, avec vous, je ne voulais pas courir ce risque.

BEAUMARCHAIS. – For the same reason I did not permit myself to address you in English.

ET LE RIDEAU SE FERME

Share on Twitter Share on Facebook