L'Iliade Scène 7 : L'ambassade à Achille

Tandis que les Troyens se gardaient ainsi, les Grecs étaient en proie à une folle panique. Agamemnon allait et venait, le coeur broyé de chagrin. Quand il eut convoqué les hommes à l'assemblée, il se tourna vers eux, le visage baigné de larmes.

« Mes amis, leur dit-il, Zeus a été très cruel envers moi. Il m'avait jadis promis que je détruirais les remparts de Troie, et voici qu'il m'invite à rentrer sans gloire à Argos, après avoir perdu tant d'hommes ! Eh bien ! si tel est le bon plaisir de Zeus, fuyons sur nos vaisseaux tandis que nous le pouvons, car sûrement nous ne prendrons plus Troie. »

Il dit. Tous demeuraient silencieux et cois. Enfin Diomède prit la parole.

« Agamemnon, dit-il, je dois te dire devant tous que ton avis est insensé. Pars si tu veux. Voici la mer, voici les vaisseaux – toute cette flotte que tu as amenée de Mycènes. Mais nous, les autres Grecs, nous resterons ici, jusqu'à la prise de Troie. Et s'ils veulent partir aussi, mon cocher et moi, nous resterons ici, pour faire la volonté du ciel. »

Tous applaudirent Diomède. Puis, Nestor se leva et leur dit :

« Tu as fort bien parlé, Diomède. Mais c'est à moi, qui suis plus âgé que toi, d'achever et de dire tout. Préparons d'abord le repas : nous avons tout ce qu'il faut. »

Quand ils eurent tous bu et mangé, Nestor reprit la parole.

« Glorieux Agamemnon, dit-il, il serait encore temps de faire la paix avec Achille, héros aimé des dieux. En cédant à ton coeur orgueilleux, tu lui as fait affront. Tu pourrais le fléchir par des dons agréables et de douces paroles. »

« Tu dis vrai, répliqua Agamemnon. J'étais insensé, je ne le nie pas. Maintenant, mon seul désir est de faire la paix avec lui. Et voici ce que je veux lui offrir : sept trépieds neufs, dix lingots d'or, vingt superbes chaudrons, douze chevaux de course et sept femmes habiles à l'ouvrage que nous avons ramenées de Lesbos. Je lui rendrai Briséis, sa captive, et si nous prenons la ville de Troie, il aura sa part de butin.

« Voilà ce que je lui donnerai, s'il renonce à sa colère. Car, à coup sûr, un homme que les dieux aiment tant vaut toute une armée. »

Nestor lui répondit : « Glorieux Agamemnon, tu n'offres pas à Achille des présents qui soient à dédaigner. Choisissons donc des envoyés pour les porter. Dépêchons le grand Ajax et le divin Ulysse. »

Ce choix fut approuvé de tous.

Tandis qu'ils marchaient le long du rivage, Ajax et Ulysse adressaient maintes prières à Poséidon, le dieu de la mer, afin qu'il leur permît de fléchir aisément l'âme hautaine d'Achille.

Quand ils arrivèrent aux baraques des Myrmidons, ils trouvèrent Achille jouant de la cithare, une belle cithare surmontée d'une traverse d'argent. Et il chantait pour son ami Patrocle et pour lui-même les exploits des héros.

À l'approche des deux envoyés, Achille se leva d'un bond. Il les salua et les fit asseoir sur des sièges et des tapis de pourpre.

« Maintenant, Patrocle, dit-il, apporte du bon vin et des coupes à chacun, car ces hommes sont mes meilleurs amis. »

Patrocle obéit à son compagnon. Achille alors, à la lueur du feu, se mit à découper des viandes ; il les enfila sur des broches et les fit rôtir sur la braise. Patrocle distribua le pain, tandis qu'Achille servait les viandes.

Quand ils eurent mangé et bu, Ulysse leva sa coupe et dit :

«À ta santé, Achille ! Les bons repas ne nous ont pas manqué aussi bien dans la baraque d'Agamemnon qu'ici même aujourd'hui. Mais ce n'est pas d'un festin que nous avons cure. Notre souci est de savoir si nous sauverons ou perdrons nos vaisseaux ... à moins que tu ne reviennes combattre avec nous. Les Troyens ont établi leur camp tout près des vaisseaux et du mur ; ils croient que nous ne tiendrons plus et que nous allons nous jeter sur nos vaisseaux. Lève-toi donc, si tu veux sauver les tiens.

« Souviens-toi que ton père, le jour de ton départ, te mettait en garde contre l'orgueil et les querelles. Il n'est pas trop tard pour changer, car nous venons de la part d'Agamemnon t'offrir les plus riches présents, si tu renonces à ta colère. » Puis, Ulysse lui énuméra les présents, l'or et les chevaux, les femmes habiles à l'ouvrage, et tout le reste.

Mais Achille ne fut pas ébranlé par ces promesses.

« Je dois te déclarer exactement ce que je pense, dit-il. Je hais cet homme du fond du coeur. Je suis las d'avoir passé tant de nuits d'insomnie et tant de jours sanglants pour son seul avantage. Pourquoi faut-il que les Grecs combattent les Troyens? Pour Hélène? Agamemnon et Ménélas sont-ils les seuls hommes ici à aimer leurs femmes? Tout homme bon et sensé aima la sienne, comme moi j'aimais la mienne de tout coeur, bien qu'elle fût captive.

« M'offrît-il tous les trésors de Delphes et de Thèbes, Agamemnon ne saurait me persuader. Car, pour moi, la vie vaut plus que tous les trésors du monde. On peut enlever des boeufs et des moutons, acheter de l'or et des chevaux, mais la vie d'un homme ne se ressaisit pas, une fois qu'elle a franchi la barrière des dents.

« Ma mère Thétis m'a montré deux chemins : ou bien rester ici à Troie et mourir en gagnant une gloire immortelle, ou bien vivre dans ma patrie de longues et paisibles années. C'est là ce que je ferai. Et je vous conseille de vous en retourner pareillement. Car Zeus étend son bras sur cette ville, et jamais vous ne verrez la fin de la haute Ilion.

« Allez porter mon message à vos princes, afin qu'ils trouvent un moyen meilleur que celui-ci de sauver leurs vaisseaux et leurs hommes. »

Quand Achille eut fini, les envoyés, prenant tour à tour la coupe à deux anses, firent une libation. Puis ils s'en retournèrent en longeant les vaisseaux. Ulysse était en tête.

Quand ils arrivèrent dans la baraque d'Agamemnon, les Grecs se levèrent de tous les côtés, les saluèrent de leurs coupes d'or et se mirent à les questionner.

« Glorieux Agamemnon, dit Ulysse, Achille refuse tous tes présents. Il est plus loin que jamais de céder. Il menace de prendre la mer dès l'aube, et nous conseille d'en faire autant. »

Tous restèrent silencieux, frappés de ce discours. Diomède enfin prit la parole.

« Laissons-le s'en aller ou rester à son gré, dit-il. Mais pour nous, allons nous reposer, et, dès l'aurore, conduisons nos hommes au combat, et inspirons-leur, par notre exemple, une conduite héroïque. »

Tous applaudirent ces paroles, puis ils se couchèrent et s'endormirent.

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