À Adolphe Trébuchet.

19 mai 1820.

Lorsque je t’écrivis le 25 mai, je ne croyais pas, mon ami, que j’aurais à recommencer quatre jours après, et que cette occupation si agréable pour moi se changerait, en si peu de temps, en un devoir si pénible.

C’est un étrange effet du malheur que nous ayons déjà à remplir les fonctions les plus sacrées d’une amitié dont nous avons à peine formé les premiers nœuds, et que nous soyons appelés à consoler de la perte d’une parente que nous n’avons pas connue, une famille que nous n’avons jamais vue. C’est une chose étrange, je le répète avec un profond sentiment de tristesse, nous passons tous éloignés les uns des autres dans cette misérable vie ; nous nous chérissons sans nous être jamais rencontrés dans le monde, et souvent (le fatal événement qui nous prive d’une tante ne le prouve que trop) nous perdons ceux que nous aimions avant qu’ils nous aient jamais souri.

Devons-nous, mon cher Adolphe, remercier le ciel de n’avoir pas connu cette tante qu’il devait nous enlever si tôt, ou regretter qu’il ne nous ait pas été permis de la saluer avant son départ de la terre et de lui prouver, par notre respectueuse affection, qu’elle laisserait après elle d’autres enfants encore que ceux qui l’appelaient leur mère ?

Tu vois, mon ami, que ta lettre a fait naître en moi des réflexions bien amères. Pardonne-moi mes divagations et surtout oublie que j’ai été assez peu généreux pour t’entretenir de mon affliction avant de songer à soulager la tienne.

Je t’avouerai que mes idées sont tellement troublées, que je ne saurais comment m’y prendre pour te consoler. Heureusement, tu as, ainsi que ton excellent père, placé ta confiance dans une sphère plus élevée. Je ne suis, mon bon Adolphe, qu’un pauvre malheureux comme toi ; sans force contre le chagrin, je n’ai pas l’orgueil de prétendre inspirer aux autres un stoïcisme qui est aussi loin de mon cœur que de mes lèvres. Je sens avec énergie toute l’étendue de la perte que tu viens de faire, et je ne sais que partager ta désolation. On dit qu’une douleur partagée devient moins cuisante ; en ce cas, cher ami, jamais douleur n’a été plus sincèrement partagée que la tienne.

Que ne suis-je près de toi !

Oui, malgré tous les liens qui me retiennent à Paris, Dieu sait combien je désirerais maintenant être soudainement transporté au milieu de ta famille. Je tâcherais d’y remplir ce vide que rien ne vous fera oublier, et cet ami, que vous n’avez jamais vu, remplacerait parmi vous, du moins en affection, cette mère que vous ne verrez plus.

Je t’en supplie, Adolphe, ne te désespère pas, sois homme ! Songe que tu as ici de vrais amis : cette certitude-là est quelque chose contre les peines de la vie. Songe encore à ton respectable père, à tes sœurs. — Je te charge, mon ami, de consoler tout ce monde en mon nom. J’ai eu tort de te dire que vous ne verrez plus votre mère : sois bien assuré que tu la reverras ; il est impossible que l’on se sépare ainsi pour toujours. Tu es pieux, et la piété te donnera du courage.

Pardonne à l’incohérence de ma lettre et aime-moi comme je t’aime. Je t’embrasse cordialement.

Ton dévoué cousin,

V.-M. Hugo.

P. S. — Écris-moi, je t’en prie, le plus tôt que tu pourras. Présente mes respects à mon oncle, dis-lui combien je prends part à son malheur. Rappelle-moi au souvenir de ma cousine Joséphine et de tes sœurs, si toutefois, en un pareil moment, il peut y avoir place pour moi dans leur souvenir. Donne-moi le plus tôt possible des nouvelles de toute ta famille. Adieu.

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