À Monsieur Foucher.

Dreux, 20 juillet 1821.

Monsieur,

J’ai eu le plaisir de vous voir aujourd’hui ici même, à Dreux, et je me suis demandé si je rêvais. Je ne crois pas que vous m’ayez vu, j’ai pris du moins mille soins pour que cela ne fût pas ; cependant comme il serait possible que vous me rencontrassiez de manière ou d’autre ces jours-ci, et que ma présence ici fût diversement interprétée, je crois convenable et loyal de vous en avertir et de vous envoyer ci-incluse une lettre qui vous montrera combien elle est naturelle. Le motif de la vôtre ne l’est sans doute pas moins ; il ne nous reste qu’à nous étonner du plus bizarre de tous les hasards.

M. de Tollry, que je suis venu voir à la campagne qu’il habitait depuis quelques semaines entre Dreux et Nonancourt, étant parti avant-hier pour Gap, je suis venu loger à Dreux dans une auberge, n’ayant pas cru devoir accepter l’offre hospitalière de plusieurs habitants de cette ville, qui connaissaient mon nom, mais que je n’avais pas l’honneur de connaître. J’étais donc ici, cherchant des monuments druidiques et n’en trouvant pas, grimpant sur les ruines où je me suis même légèrement foulé le bras et vivant en somme assez tristement, quand j’ai été surpris par votre présence, qui aurait été pour moi un vrai bonheur, si je n’avais senti tout de suite dans quelle situation délicate elle me mettait. Je vous écris donc sans détour pour vous donner une preuve de candeur et vous informer en même temps de ce que je fais pour vous délivrer du déplaisir que vous cause sans doute ma présence involontaire.

J’attendais ici un de mes amis qui devait me mener à sa terre de La Roche-Guyon, je lui écris qu’il ne vienne pas et qu’une affaire indispensable m’oblige de retourner à Paris. Je serais même parti dès ce soir, vous auriez toujours ignoré ma présence ici, si je n’avais accepté d’obligeantes invitations qui me retardent quelques jours encore. J’écris encore à Paris pour y annoncer mon très prochain retour, qui ne pourra d’ailleurs pas nuire à mes affaires.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que je n’ai quitté Paris qu’avec beaucoup de répugnance. Le désir que vous m’aviez montré de me voir absent quelque temps a beaucoup contribué à me décider. Votre conseil a singulièrement tourné. Permettez-moi, monsieur, de vous en remercier un peu, car je ne puis m’affliger de cette rencontre que parce qu’elle vous déplaît sans doute.

Ne vous gênez nullement à cause de moi, j’en serais désespéré. Je sortirai le moins possible, et dans le cas où j’aurais l’honneur de vous rencontrer, je tâcherai de vous éviter, comme je l’ai fait aujourd’hui avec succès. Si cependant j’étais contraint, par la proximité ou quelque autre circonstance, de vous aborder, j’ose croire que Paris serait oublié à Dreux. Vous apprécierez cette démarche et tout ce que je fais. Je désire que vous soyez convaincu de ma loyauté, je le suis, moi, de votre bienveillance.

Tout bien considéré, je crains de ne pouvoir partir avant jeudi prochain, cependant je ne suis sûr de rien, que de ma ferme volonté. J’ignore par quel moyen je vous ferai parvenir cette lettre, le bon Dieu y pourvoira.

Adieu, monsieur, ayez confiance en moi. Mon désir est de vivre digne de l’admirable mère que j’ai perdue ; toutes mes intentions sont pures. Je ne serais pas franc si je ne vous disais que la vue inespérée de Mlle votre fille m’a fait un vif plaisir. Je l’aime de toutes les forces de mon âme, et dans mon abandon complet, dans ma profonde douleur, il n’y a que son idée qui puisse encore m’offrir de la joie.

Pour vous, monsieur, vous connaissez les vifs sentiments et l’entier dévouement avec lequel j’ai l’honneur d’être

Votre très humble serviteur,

Victor-M. Hugo.

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