À Monsieur le comte Alfred de Vigny, officier au 5 e régiment de la Garde Royale, à Rouen.

20 juillet 1821.

Vous ne vous doutez guère, mon bon Alfred, d’où cette lettre est écrite ; je suis à Dreux ! c’est-à-dire assez près de vous, sans pouvoir toutefois être avec vous. Or, voici comment il se fait que ma machine fatiguée et épuisée soit maintenant dans ce vieux pays des Druides. Un de mes amis, qui va partir pour la Corse et habite momentanément une villa entre Dreux et Nonancourt, m’a demandé quelques jours de mon temps, que je n’ai point refusés, vu l’imminence de son départ.

Me voilà donc ici depuis hier, visitant Dreux, et me disposant à prendre la route de Nonancourt.

J’ai fait tout le voyage à pied, par un soleil ardent et des chemins sans ombre d’ombre.

Je suis harassé, mais tout glorieux d’avoir fait vingt lieues sur mes jambes ; je regarde toutes les voitures en pitié ; si vous étiez avec moi en ce moment, jamais vous n’auriez vu plus insolent bipède. Quand je pense qu’il faut à Soumet un cabriolet pour aller du Luxembourg à la Chaussée-d’Antin, je serais tenté de me croire d’une nature supérieure à la sienne, comme animal. Cette expérience m’a prouvé qu’on peut marcher avec ses pieds.

Je dois beaucoup à ce voyage, Alfred : il m’a un peu distrait. J’étais las de cette triste maison. Je suis seul ici, mais n’étais-je pas seul aussi là-bas ? Il y a seulement quelque chose de plus matériel dans mon isolement.

J’ai passé à Versailles une journée avec notre bon Gaspard. Vous lui avez écrit ; peut-être m’avez-vous écrit aussi, et votre lettre est-elle arrivée à Paris pendant mon absence, m’apportant une joie pour mon retour ? Je me complais dans cette idée. J’espère que vous n’aurez pas oublié les beaux vers que vous m’avez promis. Cher Alfred, vous êtes heureux et poëte ; moi je végète.

Il n’y a ici d’autres ruines que celles du château de Dreux ; je les ai visitées hier soir et, ce matin, je les visiterai encore, ainsi que le cimetière. Ces ruines m’ont plu. Figurez-vous, sur une colline haute et escarpée, de vieilles tours de cailloux noyés dans la chaux, décrénelées, inégales, et liées ensemble par de gros pans de mur où le temps a fait encore plus de brèches que les assauts.

Au milieu de toutes ces pierres, des blés et des luzernes ; et au-dessus de tout, un télégraphe, à côté duquel on construit la chapelle funèbre des d’Orléans.

Cette chapelle blanche et inachevée contraste avec la forteresse noire et détruite ; c’est un tombeau qui s’élève sur un palais qui croule. Du pied de la tour télégraphique, on voit dans le vallon de l’Ouest des croix de bois, des pierres ruinées et, debout, des touffes d’arbres ; c’est le cimetière. Dans le vallon de l’Est, c’est la ville. Aussi les deux vallées sont différemment peuplées. Il n’y a aucun monument druidique ; Dreux a donné son nom aux Druides, et ils ne lui ont point laissé de vestiges. J’en suis fâché pour eux, pour la ville, et pour moi.

Les bords d’une petite rivière où je me suis baigné hier en arrivant sont très frais ; je m’y promenais tout à l’heure sous les trembles et les bouleaux, et je pensais à tous nos amis qui sont ensemble dans la grande ville et nous oublient peut-être entre eux.

Mais vous, Alfred, qui êtes seul comme moi, vous pensiez à moi, n’est-il pas vrai ? pendant que je songeais à vous dans ma tristesse et mon abandon.

Adieu, cette lettre est pour vous donner signe de vie et vous montrer que vous avez un ami qui s’exerce à rejouer avec le malheur, qui pense comme un homme et qui marche comme un cheval.

Je vous embrasse cordialement, portez-vous bien et écrivez-moi.

Votre ami dévoué,

Victor.

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