À Monsieur Foucher.

Montfort-l’Amaury, 3 août 1821.

Monsieur,

C’est de dix lieues que je vous écris, affligé de ne pouvoir que vous écrire, dans un moment où j’aurais tant de choses à vous dire. Je sens qu’on dit plus en un quart d’heure de conversation qu’en douze pages de lettres. Vous avez pu savoir combien la rotation du ministère avait reculé quelques-unes de mes espérances. Croyons que cette crise ne sera que momentanée et que les royalistes reprendront bientôt l’influence qu’ils doivent naturellement avoir dans les affaires de la royauté. Dans la lésion de tant de grands intérêts, le naufrage de mon intérêt particulier n’eût été rien pour moi s’il n’eût nui qu’à moi ; mais mon intérêt touche maintenant de bien près à un intérêt bien autrement cher, bien autrement précieux, et voilà pourquoi je veux en prendre soin. Rien n’est désespéré, et un petit échec n’abat pas un grand courage. Je ne me dissimule ni les incertitudes, ni même les menaces de l’avenir ; mais j’ai appris d’une mère forte qu’on peut maîtriser les événements. Bien des hommes marchent d’un pas tremblant sur un sol ferme ; quand on a pour soi une conscience tranquille et un but légitime, on doit marcher d’un pas ferme sur un sol tremblant.

Je travaille ici à des ouvrages purement littéraires, qui me donnent la liberté morale en attendant qu’ils me donnent l’indépendance sociale. Les lettres considérées comme jouissances privées, sont un bonheur dans le bonheur, et une consolation dans le malheur. Pardonnez-moi de vous en parler un peu, je leur dois tant. En ce moment même, elles m’arrachent au tourbillon du petit monde d’une petite ville pour me faire un isolement où je puis me livrer tout entier à de tristes et douces affections. À défaut de bonheur, je dois aux muses d’heureuses illusions, il me semble dans ma retraite que je suis près de deux êtres qui rempliront toute ma vie, quoique l’un vive loin de moi et que l’autre ne vive plus. Mon existence matérielle est trop vide et trop abandonnée pour que je ne cherche pas à me créer une existence idéale, peuplée de ceux qui me sont chers. Grâce aux lettres, je le puis.

Pardon : je me montre à vous tel que je suis avec mes amis les plus près de mon âme, avec des amis qui partagent mes goûts et sourient à mes rêves, mais quand j’écris à un père occupé du bonheur de sa fille, n’est-ce pas comme si j’écrivais à un poëte enfantant une idée généreuse ?

Non, quel que soit l’avenir, quels que soient les événements, ne perdons point l’espérance : l’espérance est une vertu. Faisons tout pour être heureux noblement, et si nous échouons, nous n’aurons de reproches à faire qu’au bon Dieu. Ne vous effrayez pas de l’exaltation de mes idées. Songez que je viens d’éprouver un immense malheur, que je vois mon sort mis en question, et que je ne manque pas de sérénité. Peut-être eût-il mieux valu pour Mlle votre fille qu’elle se fût attachée à un homme adroit et souple, prompt à tendre la main à la fortune et à demander grâce aux événements, à l’un de ces hommes commodes qui ferment les yeux devant le danger pour ne pas être contraints de le combattre et se croient heureux en somme parce qu’ils sont obscurs. Cependant un tel homme l’eût-il aimée comme elle mérite de l’être ? Y a-t-il tendresse véritable sans énergie ? Je lui présente ces questions en tremblant, parce que je sais que je ne lui offre d’autre gage de bonheur qu’un indicible désir de la rendre heureuse. Si l’enthousiasme de mon affection l’épouvante, c’est qu’il ne lui sera pas difficile de m’oublier. Je ne force personne à m’aimer ; mais quand on m’aime, je reçois un peu d’amour avec une inexprimable reconnaissance. Ces réflexions n’ont rien d’affligeant pour elle ; je me verrais effacé de son souvenir, qu’elle ne serait ni moins pure, ni moins généreuse à mes yeux. Je croirais seulement qu’elle a trouvé un plus digne, et je m’avoue à moi-même que ce n’est pas difficile. — Néanmoins je crois fermement à sa constance, parce que je veux croire au bonheur.

Je serai de retour dans huit ou dix jours. Mon père doit venir à Paris vers la mi-août. Vient-il en ami ou en ennemi ? Qu’il vienne toujours, nous l’attendons les bras ouverts, car il sera pour nous un père, tant qu’il voudra l’être. J’ai eu quelques jours avant mon départ une vision de mauvais augure. Une femme dont le nom ne souillera pas ma plume, la demi-sœur de mon malheureux père, la femme des scellés de 1814, s’est rencontrée sur mon passage. Ce mauvais génie de la vie de ma noble mère et de notre enfance a osé me parler, et ce qui m’étonne, c’est que j’ai entendu sa voix, sans que tout mon sang ait jailli de mes veines. Est-il bien vrai que je sois encore mineur ? — Pardon encore, monsieur, de tous mes amis, vous êtes le seul avec lequel je puisse m’épancher ainsi.

Cette lettre se ressent beaucoup du désordre de mes idées. Comme je vous informe de tout ce qui m’arrive de bien et de mal, je dois vous parler d’un honneur qui m’a été donné ces jours derniers, honneur qui n’est peut-être pas indiffèrent pour mon avenir. Les journaux ont pu vous apprendre que j’ai été choisi pour remettre à M. de Chateaubriand ses lettres de maître ès-Jeux Floraux. Il y avait pourtant à Paris cinq autres académiciens plus dignes que moi, dont un est son collègue à la Chambre des Pairs. N’importe, j’ai dû représenter, tout indigne que j’en suis, l’une des premières académies de l’Europe devant le premier écrivain du siècle. Mon insuffisance n’en ressortait que mieux. Ce qui me cause une joie véritable, c’est que d’après la hiérarchie académique, c’est Chateaubriand qui sera chargé de mon oraison funèbre. Je vous parle de tout cela comme un enfant égayé par un jouet. J’ai été heureux de cet incident, parce qu’il établit un nouveau rapport entre Chateaubriand et moi. Adieu, monsieur, comptez sur mon exactitude à vous instruire de tout. Les changements politiques ont remis le doute de ce côté dans mon avenir ; mais ce qui est certain, c’est que je travaille, et comme disait La Fontaine : c’est le fonds qui manque le moins.

En attendant que je vous le prouve, monsieur, veuillez croire à mon profond et inaltérable attachement.

Victor.

Mes hommages respectueux à ces dames. J’attends impatiemment votre réponse. Parlez-moi, je vous prie, d’une santé qui m’est bien chère et dont je suis inquiet. J’espère que vous excuserez ce griffonnage. Je suis très

pressé, le courrier va partir.

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