À Monsieur le général Hugo, à sa terre de Saint-Lazare près Blois.

11 avril 1822.

Mon cher papa.

Depuis hier nous sommes dans la désolation. Il y a bien longtemps qu’Eugène était tout à fait changé pour nous. Son caractère sombre, ses habitudes singulières, ses idées bizarres avaient mêlé de cruelles inquiétudes aux dernières douleurs de notre mère bien-aimée. Si nous n’avions mené une vie aussi paisible et aussi simple, on eût pu croire que quelque chose de violent se passait en lui. Depuis la perte de notre pauvre mère il avait cessé de témoigner à ses frères et à ses amis aucune affection. Avant-hier enfin il a disparu, nous laissant un billet froid et laconique où il nous annonce que des événements imprévus l’obligent à partir à l’instant même, et où il nous fait pressentir qu’un jour il reviendra. Nous nous perdons en conjectures et en recherches ; depuis longtemps nous remarquions qu’il sortait à des heures extraordinaires, nous empruntait notre argent, souvent en revenant plusieurs fois en demander dans la même journée, qu’il écrivait des lettres cachées pour ses frères qui n’avaient point de secret pour lui.

Pourquoi faut-il que ce dernier acte de folie nous force à te révéler ce que nous aurions voulu te laisser toujours ignorer, afin de t’épargner au moins celle-là d’entre les souffrances de notre mère ? Mais après avoir attendu son retour vingt-quatre heures, il est de notre devoir de t’informer de cette disparition déplorable. Nous t’en supplions, mon cher papa, songe que ce pauvre Eugène est encore plus à plaindre que nous ; quelques mots de son billet nous font craindre qu’il ne t’écrive une lettre qui serait marquée au coin de la plus inexplicable ingratitude si elle n’était dictée par la démence. Rappelle-toi, mon cher papa, toute ta tendresse de père, toute ton indulgence d’ami ; Eugène a un excellent cœur, mais la position incompréhensible où il paraît placé le force à chercher des prétextes bons ou mauvais pour colorer sa conduite. Peut-être ton fils, qui semble avoir été entraîné par des liaisons funestes, sortira-t-il pur et honorable de l’abîme où nous le croyons tombé. Mais alors pourquoi ne nous avoir laissé en partant aucune trace d’affection ? Suspendons notre jugement, mon cher papa ; Eugène a un bon cœur, il reconnaîtra sa faute ; en attendant, plaignons-le et plains-nous comme nous te plaignons. En attendant ta réponse, nous t’embrassons tendrement. Peut-être va-t-il revenir et nos bras comme les tiens lui seront ouverts.

Tes fils désolés et respectueux,

Victor, A. Hugo.

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