Au général Hugo.

Gentiily, 27 juin 1823.

Mon cher papa.

Eugène, après un séjour de quelques semaines au Val-de-Grâce, vient d’être transféré à Saint-Maurice, maison dépendant de l’hospice de Charenton, dirigée par M. le docteur Royer-Collard. La translation et le traitement ont lieu aux frais du gouvernement ; il te sera néanmoins facile d’améliorer sa position moyennant une pension plus ou moins modique ; on nous assure que cet usage est généralement suivi pour les malades d’un certain rang. Au reste, le docteur Fleury a dû écrire à l’un de ses amis qui sera chargé d’Eugène dans cette maison, et M. Girard, directeur de l’École vétérinaire d’Alfort, a promis à M. Foucher, qui le connaît très particulièrement, de recommander également les soins les plus empressés pour notre pauvre et cher malade, et d’en faire son affaire. M. Foucher, Abel ou moi, comptons t’écrire incessamment de nouveaux détails sur ces objets, ainsi que sur la santé toujours douloureusement affectée de notre infortuné frère. Les souffrances de mon Adèle, qui augmentent à mesure que son terme approche, ne m’ont point encore permis d’aller le voir dans son nouveau domicile ; je ne puis donc t’en donner des nouvelles aussi fraîches que je le désirerais. Au reste, l’état de sa raison, comme j’ai eu l’occasion de l’observer dans mes fréquentes visites chez le docteur Esquirol et au Val-de-Grâce, ne subit que des variations insensibles ; toujours dominé d’une idée funeste, celle d’un danger imminent, tous ses discours, comme tous ses mouvements, comme tous ses regards, trahissent cette invincible préoccupation, et je crains que les moyens dont la société use envers les malades, la captivité et l’oisiveté, ne fassent qu’alimenter une mélancolie dont le seul remède, ce me semble, serait le mouvement et la distraction. Ce qu’il y a de cruel, c’est que l’exécution de ce remède est à peu près impossible, parce qu’elle est dangereuse.

Je t’envoie ci-inclus une lettre de M. Esquirol qui n’éclaircit rien, et n’ajoute rien à mes idées personnelles, à mes observations particulières sur notre Eugène ; je crois t’avoir déjà écrit la plupart de ce qu’écrit le docteur, auquel j’avais exposé tous les faits qu’il présente ; il est vrai que le malade a fait chez lui un bien court séjour, mais je pense que cette maison lui était plus nuisible qu’utile. M. Katzenberger a envoyé chez M. Foucher les 400 francs que demande le docteur Esquirol pour un mois de pension, et M. Foucher a prévenu le docteur qu’ils sont à sa disposition.

Je suis heureux, cher papa, de reposer tes idées sur des sujets moins tristes en t’entretenant aujourd’hui de l’heureux événement, qui doit en amener un autre également heureux pout nous, ton retour.

Ma bien-aimée Adèle accouche dans cinq semaines environ. Viens le plus tôt qu’il te sera commode. Il me sera bien doux que mon enfant reçoive de toi son nom, et c’est pour moi un sujet de joie immense de penser qu’il m’était réservé, à moi le plus jeune de tes fils, de te donner le premier le titre de grand-père. J’aime cet enfant d’avance, parce qu’il sera un lien de plus entre mon père et moi.

Je te remercie de la proposition que tu me fais relativement à M. de Chateaubriand, mais la position intérieure du ministère rend particulièrement délicates les communications actuelles entre MM. de Chateaubriand et de Corbière ; tu comprendras ce que je ne peux dire ici qu’à demi-mot.

Au reste les espérances dont on me berce depuis si longtemps ont acquis depuis deux jours un caractère assez positif. Si elles se réalisaient enfin, je m’empresserais de t’en faire part. Quant aux biens d’Espagne, je ne doute pas qu’une réclamation de toi en fût parfaitement accueillie, et je la présenterai moi-même au ministre des Affaires étrangères ; seulement j’appréhende que la décision de cette affaire ne dépende moins de mon illustre ami que de M. de Martignac qui est l’homme de M. de Villèle. Adieu, bon et cher papa, notre Adèle désire que je lui cède le reste de ce papier ; j’avais pourtant encore bien des choses à te dire, mais il faut obéir à une prière si naturelle, et me borner à t’embrasser avec autant de tendresse que de respect.

Ton fils,

Victor.

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