Monsieur le comte Alfred de Vigny, capitaine au 55 e régiment d’infanterie, en garnison à Pau.

29 décembre 1824.

Avant que cette année finisse, bon Alfred, je veux lui dérober un moment pour vous, et de force ou de gré je vous écrirai enfin aujourd’hui. J’ignore si ma lettre sera pour vous ce que les vôtres sont pour moi, mais j’y puise du courage, de l’enthousiasme et du talent. Elles me rendent plus grand et meilleur, quand je les reçois et quand je les relis. Votre courant est comme électrique, et mon mérite est de pouvoir quelquefois me mettre de niveau et entrer en équilibre avec vous, surtout pour ce qui tient à la manière de sourire et d’aimer.

Que vôtre dernière lettre était belle ! j’y ai tout vu, votre grande nature et votre beau génie ; ces hautes Pyrénées ont dû vous inspirer de bien admirables vers, et il me tarde d’entendre ce que vous devez faire chaque jour.

Nous, mon ami, nous n’aurons rien à vous offrir en échange, à votre retour. Là-bas, tout vous inspire ; ici, tout nous glace. Que voulez-vous que l’on fasse au milieu de tant de tracasseries politiques et littéraires, de ces insolentes médiocrités, de ces génies poltrons, de l’élection de Droz, de l’échec de Lamartine et de Guiraud ? Que voulez-vous que l’on fasse à Paris, entre le Ministère et l’Académie ? Pour moi, je n’éprouve plus, quand je me jette en dehors de ma cellule, qu’indignation et pitié.

Aussi je ne m’y expose guère, je reste chez moi, où je suis heureux, où je berce ma fille, où j’ai cet ange qui est ma femme. Toute ma joie est là, rien ne me vient du dehors que quelques marques d’amitié qui me sont bien chères, et parmi lesquelles je compte avant tout les vôtres.

Vous savez combien je vous aime, Alfred. Saluons ensemble cette nouvelle année qui vieillit notre amitié sans vieillir notre cœur. Envoyez-moi quelques-uns des vers que la muse vous dicte, et tâchez de revenir vite les écrire ici, dussiez-vous courir, comme moi, le risque de ne plus être inspiré.

Mais c’est pour vous un danger illusoire ; votre talent résiste à tout, même au chagrin, même à l’ennui. Quant à moi, toutes mes idées s’envolent et je suis tout de suite vaincu quand je vois les passions et les intérêts entrer dans la lice. Les petites blessures me tuent. Je suis, passez-moi l’orgueil de cette comparaison, je suis comme Achille, vulnérable par le talon.

Victor.

Marquis de Clermont-Tonnerre, alors ministre de la Marine. Bibliothèque municipale de Blois. Julie Duvidal exposa au Salon, de 1819 à 1827, des tableaux qui connurent le succès ; elle fut le professeur de dessin d’Adèle Foucher, et devint en décembre 1827 la femme d’Abel Hugo. On voit que les sentiments de Victor Hugo sur les artistes en général et sur Mlle Duvidal en particulier s’étaient bien modifiés depuis 1822. (V. Lettres à la Fiancée, pages 123-124.) Communiquée par M. le marquis de Montferrier. Lieutenant-général en 1821 et conseiller d’État en 1823, le comte de Coëtlosquet était alors directeur général au ministère de la Guerre. Une ordonnance du 6 juin 1824 venait de remplacer Chateaubriand au ministère des Affaires étrangères. Victor Hugo et sa femme quittaient les Foucher et s’installaient 90, rue de Vaugirard. Bibliothèque municipale de Blois. En réponse la lettre de Victor Hugo (publiée au Journal du Débats, juillet 1824, et réimprimée dans Odes et Ballades, Revue de la Critique, édition de l’Imprimerie Nationale), le Journal des Débats inséra, le 26 juillet 1824, cette lettre adressée par M. Z... (Hoffmann) au Rédacteur des Débats :
« J’ai reçu de M. Victor Hugo l’invitation ou plutôt l’ordre de faire insérer dans votre journal une longue lettre où il prétend venger les romantiques auxquels je n’ai fait aucune injure, et surtout les Nouvelles Odes que je n’ai point maltraitées. Comme cette insertion dépend de vous et du silence de la politique, je vous prie instamment de vouloir bien saisir une occasion opportune pour communiquer au public le factum de M. Victor Hugo en faveur de ses coreligionnaires en Apollon ; j’espère que vous voudrez bien aussi me permettre de vous envoyer un second et dernier article sur les Nouvelles Odes de M. Victor Hugo ; je les examinerai avec moins de timidité aujourd’hui que je ne doute plus de ses opinions littéraires, puisqu’il dit nous en parlant des écrivains romantiques. »
Brouillon écrit au verso d’une lettre adressée à Victor Hugo par le marquis d’Aguilar, de l’Académie des Jeux Floraux. Archives de la Famille de Victor Hugo. Louis Hugo. Voir page 387. Collection Louis Barthou. La Gazette de France, 12 août 1824. Le deuxième article de M. Z… avait paru ce même jour 31 juillet dans le Journal des Débats, il commençait ainsi :
« M. Victor Hugo est beaucoup trop poli : cela est fort embarrassant pour un journaliste qui a de bonnes vérités à dire et que l’on condamne à l’inertie par des complimens plus adroits que sincères, comme on fait taire le chien à triple gueule en lui jetant des gâteaux emmiellés. »
La Gazette de France, 12 août 1824. — Cette lettre et celle qui la précède sont reproduites dans le Drapeau Blanc du 13 août 1824. Par inadvertance, Victor Hugo a ajouté une s au nom de Villar. Villar était secrétaire perpétuel de la classe des belles-lettres. Comte de Frayssinous, grand maître de l’Université, ministre des Affaires ecclésiastiques. Dès 1817, Victor Hugo et F. de Neufchâteau échangèrent des vers, et le vieil académicien encouragea et protégea le jeune poète. Il le pria de confronter les textes espagnol et français pour un rapport qu’il préparait sur Gil Bios de Santillane ; Victor Hugo fit le rapport, que F. de Neufchâteau publia et signa. En 1820, c’est par son entremise que l’Ode sur la mort du duc de Berry fut présentée au roi qui accorda spontanément à l’auteur une gratification de 500 francs. Publiciste et philosophe ; en 1823, directeur des Annales de la littérature et des arts qui ont fusionné avec le Conservateur littéraire ; en 1826, directeur de la revue Le Catholique, où il publia de nombreux articles sur le romantisme et sur les œuvres de Victor Hugo. De la littérature populaire dans les diverses contrées de l’Europe. — Le Drapeau blanc, 13 et 22 novembre 1824. Moraliste et historien. Son Histoire du règne de Louis XVI fut très appréciée. Lamartine et Guiraud s’étaient portés candidats à l’Académie et avaient échoué tous deux. Léopoldine, née le 28 août 1824.

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