À Sainte-Beuve.

[28 septembre 1828.]
Ce dimanche (minuit).

J’ai trouvé en rentrant, cher ami, votre précieux cahier. Je viens de le lire, et je vous écris ceci, non pas pour vous dire ce que cette lecture m’a fait éprouver, les paroles y suffiront à peine, mais pour jeter un peu sur le papier l’émotion dont vous m’avez pénétré avec vos vers graves et beaux, votre mâle, simple et mélancolique prose, et votre Joseph Delorme qui est vous. Cette histoire courte et austère, cette analyse d’une jeune vie, cette savante dissection qui met une âme à nu, tout cela est admirable et m’a presque fait pleurer. De quel beau livre vous allez doter l’art !

Je tâcherai de vous aller voir demain.

Votre frère,

Victor.

Monsieur L. Boulanger,
chez Monsieur Gilet, à Vauderland, près Paris.

Paris.

Je ne saurais vous dire, cher ami, quel plaisir m’a fait votre aimable et bonne lettre. J’avais besoin de quelque chose de vous. Il y a dans les épanchements de votre conversation d’artiste, de poëte et d’ami un charme duquel je sens maintenant que je ne saurais me passer. Votre lettre m’a rendu tout cela, à la vérité, moins le geste, moins le regard, moins l’accent. Mais vous nous reviendrez bientôt, n’est-ce pas ? et vous nous reviendrez bien portant et avec autant de vigueur dans le corps que dans le génie.

Nous parlons ici de vous à chaque heure, à chaque instant, et vos oreilles doivent être pleines des paroles que nous disons de vous. Vos beaux fruits ont été reçus avec bien de la reconnaissance et bien du regret que vous ne fussiez pas là pour en prendre votre part.

Savez-vous que le pays dont vous me parlez est fort beau et que votre lettre est fort belle aussi ? Vous êtes grand coloriste avec la plume comme avec le pinceau.

Quant à moi, cher Boulanger, je ne fais rien. Ma femme est sur le point d’accoucher et je ne pense plus qu’à cela. Vous me gronderez à votre retour et vous aurez d’autant plus droit de le faire que vous rapporterez (j’en suis sûr) un amas de belles choses.

Je vous envoie le Pacha que je n’ai pas eu le courage de copier, mais dont je puis fort bien me passer jusqu’à votre retour. Je ne sais pas trop si vous pourrez le lire, griffonné comme il est. Mais vous savez si bien me deviner !

À bientôt, cher ami, n’est-ce pas ? Tous nos bons amis vous remercient et vous embrassent. Moi, je vous espère et je vous réclame tous les jours, mais je veux que vous vous portiez bien.

Le meilleur de vos amis,

Victor.

Ce 11 octobre 1828.

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