À Mademoiselle Mars, 64, rue Saint-Lazare.

Mardi, 10 mars 1831.

Madame,

Je veux tous les jours vous aller voir et tous les jours mon temps s’en va en mille affaires. J’ai pourtant besoin de vous parler, besoin de vous donner bien des explications que vous entendrez avec votre charmante bonté ordinaire, besoin de vous exprimer bien des regrets auxquels vous croirez sans peine. Vous avez été assez bonne pour venir deux fois chez moi. J’ai été bien fâché de ne pas m’y être trouvé. Vous auriez vu qu’il n’y a eu aucun tort de ma part dans le parti que j’ai dû prendre de retirer définitivement Marion de Lorme du Théâtre-Français. Vous savez que le ministère a osé essayer de rétablir la censure ; les auteurs ont dû s’engager à ne donner aucune pièce aux théâtres censurés, le Théâtre-Français était dans cette catégorie ; j’ai adhéré, comme je le devais, à l’acte d’union des auteurs. La Porte-Saint-Martin est venue me faire offre de jouer ma pièce avec toutes les résistances que je voudrais contre la censure. J’en ai prévenu Taylor, comme je l’avais promis, en lui donnant communication des conditions que M. Crosnier offrait de souscrire ; je lui ai déclaré que je donnerais la préférence au Théâtre-Français aux mêmes conditions. Je l’ai chargé de vous prévenir et de prévenir aussi le comité, et je lui ai donné ma parole que j’attendrais vingt-quatre heures avant de rien signer. Je n’ai plus eu de nouvelles de lui. J’ai pourtant attendu trois jours au lieu de vingt-quatre heures, et enfin, ne voyant rien venir, j’ai signé. Une chose encore, tout à fait impérieuse, m’a déterminé. J’ai eu avis que mon sujet m’avait été dérobé, et que déjà deux Marion de Lorme, en prose, avaient été offertes à deux théâtres. (On m’assure à l’instant même que l’une de ces pièces a été lue au Théâtre-Français ces jours-ci.) Il n’y avait donc pas un moment à perdre. Le Théâtre-Français placé en interdit par l’affaire de la censure, votre procès avec les sociétaires, la presque certitude [avouée par Taylor lui-même et confirmée depuis par les démarches du Théâtre-Français pour avoir Mme Dorval] que vous ne vouliez plus jouer, la nécessité dans tous les cas d’attendre un temps indéfini pendant lequel mon sujet me serait pris et ma pièce déflorée par d’autres théâtres, tout cela m’a décidé pour la Porte-Saint-Martin. J’apprends aujourd’hui que vous auriez pu me jouer. C’est un regret bien profond. J’apprends aussi que vous êtes assez bonne pour regretter un peu ce rôle où je vous voyais si belle. C’est presque une consolation. C’est une espérance que vous ne rejetterez pas le prochain rôle que je serai bien heureux de mettre à vos pieds. En attendant, madame, pardonnez-moi, si vous croyez qu’il y a quelque chose à me pardonner. Écrivez-moi un mot pour me dire que vous ne me gronderez pas trop fort et que vous me permettrez de travailler encore pour vous ; plaignez-moi surtout, et conservez-moi, en échange d’une admiration sans borne et d’un dévouement profond, quelque amitié.

Victor Hugo.

À Sainte-Beuve.

Ce 11 mars [1831].

Nous sommes à l’Odéon, cher ami ; vous y avez vos entrées, vous seriez mille fois aimable de venir nous y rejoindre.

À vous du fond de l’âme,

Victor.

À Sainte-Beuve.

Ce dimanche 13 [mars 1831].

Je ne vous ai pas vu hier soir, mon ami, et vraiment, ç’a été un chagrin. J’ai tant de choses à vous dire, tant de peines que vous me faites à vous conter, tant de prières à vous faire, mon ami, du plus profond de mon cœur, pour vous, Sainte-Beuve, qui m’êtes plus cher que moi, j’ai tant besoin que vous me disiez encore que vous m’aimez pour le croire, qu’il faudra que j’aille un de ces matins vous chercher et vous prendre pour causer longuement, profondément, tendrement, de toutes ces choses avec vous. N’avez-vous pas quelquefois l’idée que vous vous trompez, mon ami ? Oh ! je vous en supplie, ayez-la, c’est la seule prise qui me reste peut-être encore sur vous. Nous en causerons, n’est-ce pas ?

Maintenant, les misères. Voulez-vous vous charger de Notre-Dame de Paris ? Croyez-vous encore n’avoir pas trop de mal à en dire, car si l’on en dit du mal, je ne veux pas que ce soit vous ? En ce cas, faites insérer, demain ou après, un de ces fragments dans le Globe, avec annonce que le livre paraît mercredi. J’ai chargé Gosselin de vous envoyer un des premiers exemplaires. Vous le lirez, n’est-ce pas ? Vous me direz après franchement si vous croyez pouvoir en rendre compte, et j’irai un de ces matins écrire sur votre exemplaire que je suis toujours et que j’ai toujours été et que je serai toujours

Votre meilleur ami,

V. H.

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