À Sainte-Beuve.

Ce vendredi 18 mars 1831.

Mon ami,

Je n’ai pas voulu vous écrire sur la première impression de votre lettre. Elle a été trop triste et trop amère. J’aurais été injuste à mon tour. J’ai voulu attendre plusieurs jours. Aujourd’hui, je suis du moins calme, et je puis relire votre lettre sans trop raviver la profonde blessure qu’elle m’a faite. Je ne croyais pas, je dois vous le dire, que ce qui s’est passé entre nous, ce qui est connu de nom deux seuls au monde, pût jamais être oublié, surtout par vous, par le Sainte-Beuve que j’ai connu. Oh ! oui, je vous le dis avec plus de tristesse encore pour vous que pour moi, vous êtes bien changé ! Vous devez vous souvenir, si vos nouveaux amis n’ont pas effacé en vous jusqu’à l’ombre de l’image des anciens, vous devez vous souvenir de ce qui s’est passé entre nous dans l’occasion la plus douloureuse de ma vie, dans un moment où j’ai eu à choisir entre elle et vous ; rappelez-vous ce que je vous ai dit, ce que je vous ai offert, ce que je vous ai proposé, vous le savez, avec la ferme résolution de tenir ma promesse et de faire comme vous voudriez ; rappelez-vous cela, et songez que vous venez de m’écrire que dans cette affaire j’avais manqué envers vous d’abandon, de confiance, de franchise ! Voilà ce que vous avez pu écrire trois mois à peine après. Je vous le pardonne dès à présent. Il viendra peut-être un jour où vous ne vous le pardonnerez pas.

Toujours votre ami malgré vous.

V. H.

À Sainte-Beuve.

Ce 4 avril [1831].

C’est moi, mon ami, qui veux vous aller voir, vous remercier, vous serrer la main. Votre lettre m’a causé une vive et réelle joie. Croyez, mon ami, du moins je l’éprouve, qu’on ne se défait pas si vite d’une vieille amitié comme la nôtre. Ce serait un profond malheur que de pouvoir vivre après la mort d’un si grand morceau de nous-mêmes.

Victor Hugo.

Vous viendrez dîner un de ces jours avec nous, n’est-ce pas ?

À Monsieur le docteur A.-P. Requin

15 juin [1831].

Je veux tous les jours vous aller voir, mon excellent ami, vous aller remercier, car il me semble qu’une lettre est toujours bien plus froide et dit bien moins de choses qu’un serrement de main. Mais vous savez que je ne m’appartiens pas en ce moment. Je suis tyrannisé par une mauvaise catin qui en tyrannisait bien d’autres il y a deux cents ans et qui me force à courir tous les jours des Champs-Élysées à la Porte Saint-Martin. C’est une persécution pour moi en attendant que c’en soit une pour vous et pour le public. Soyez donc indulgent, je vous prie, et donnez-moi la première de celles de vos soirées dont vous pourrez disposer.

Votre ami,

Victor H.

À Sainte-Beuve.

Ce vendredi matin, 1er juillet 1831.

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Dans un concours heureux brillaient de toutes parts

Le sentiment, le charme et l’amour des beaux arts.
Sur quarante mortels qui briguaient son suffrage

Est-ce peu qu’aux traits séduisants
De votre muse de quinze ans

L’Académie ait dit : Jeune homme, allons ! courage !

Tendre ami des neuf sœurs, mes bras vous sont ouverts !

Venez, j’aime toujours les vers !

Voilà tout ce que je me rappelle, mon cher ami. C’était en 1817. Faites de cela ce que vous voudrez. Ce sont de bien pauvres vers à encadrer dans votre riche prose, et vous avez bien de la charité d’enchâsser ainsi cet infortuné François de Neufchâteau.

Nous sommes ici admirablement, si bien que nous ne savons guère quand nous en partirons : ma femme est ravie, gaie, émerveillée, heureuse, bien portante. C’est une charmante hospitalité. Adieu. On sonne la cloche pour le déjeuner.

N’oubliez pas de m’écrire de Liège.

Toujours bien à vous,

Victor.

À Sainte-Beuve.

Ce 6 juillet [1831].

Ce que j’ai à vous écrire, cher ami, me cause une peine profonde, mais il faut pourtant que je vous l’écrive. Votre départ pour Liège m’en aurait dispensé, et c’est pour cela que je vous ai semblé quelquefois désirer une chose qui en tout autre temps eût été pour moi un véritable malheur, votre éloignement. Puisque vous ne partez pas, et j’avoue que vos raisons peuvent être bonnes, il faut, mon ami, que je décharge mon cœur dans le vôtre, fût-ce pour la dernière fois. Je ne puis supporter plus longtemps un état qui se prolongerait indéfiniment avec votre séjour à Paris.

Je ne sais si vous en avez fait comme moi l’amère réflexion, mais cet essai de trois mois d’une demi-intimité, mal reprise et mal recousue, ne nous a pas réussi. Ce n’est pas là, mon ami, notre ancienne et irréparable amitié. Quand vous n’êtes pas là, je sens au fond du cœur que je vous aime comme autrefois ; quand vous y êtes, c’est une torture. Nous ne sommes plus libres l’un avec l’autre, voyez-vous ! nous ne sommes plus ces deux frères que nous étions. Je ne vous ai plus, vous ne m’avez plus, il y a quelque chose entre nous. Cela est affreux à sentir, quand on est ensemble, dans la même chambre, sur le même canapé, quand on peut se toucher la main. À deux cents lieues l’un de l’autre, on se figure que ce sont les deux cents lieues qui vous séparent. C’est pour cela que je vous disais : partez ! Est-ce que vous ne comprenez pas bien tout ceci, Sainte-Beuve ? où est notre confiance, notre mutuel épanchement, notre liberté d’allée et de venue, notre causerie intarissable sans arrière-pensée ? Rien de tout cela. Tout m’est un supplice à présent. L’obligation même, qui m’est imposée par une personne que je ne dois pas nommer ici, d’être toujours là quand vous y êtes, me dit sans cesse et bien cruellement que nous ne sommes plus les amis d’autrefois. Mon pauvre ami, il y a quelque chose d’absent dans votre présence qui me la rend plus insupportable que votre absence même. Au moins, le vide sera complet.

Cessons donc de nous voir, croyez-moi, encore pour quelque temps, afin de ne pas cesser de nous aimer. Votre plaie est-elle cicatrisée ? je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que la mienne ne l’est pas. Chaque fois que je vous vois, elle saigne. Vous devez trouver quelquefois que je ne suis plus le même. C’est que je souffre avec vous maintenant. Cela m’irrite, contre moi d’abord et surtout, puis contre vous, mon pauvre et toujours cher ami, et enfin contre une autre dont c’est peut-être aussi le vœu que je vous exprime dans cette lettre. De toutes ces souffrances du cœur, il s’échappe toujours, quoi que je fasse, quelque chose au dehors ; et cela nous rend tous malheureux, plus malheureux qu’avant de nous être revus.

Cessons donc de nous voir en ce moment, afin de nous revoir un jour, le plus tôt possible, et pour la vie. L’éloignement de nos quartiers, l’été, les courses à la campagne, qu’on ne me trouve jamais chez moi, voilà des prétextes suffisants pour le monde. Quant à nous, nous saurons à quoi nous en tenir. Nous nous aimerons toujours. Nous nous écrirons, n’est-ce pas ? Quand nous nous rencontrerons quelque part, ce sera une joie, nous nous serrerons la main avec plus de tendresse et d’effusion qu’ici. Que dites-vous de tout cela ? Écrivez-moi un mot.

J’arrête ici cette lettre. Ayez pitié de toutes ces idées sans suite. Cette lettre m’a bien fait souffrir, mon ami. Brûlez-la, que personne ne puisse jamais la relire, pas même vous.

Adieu.

Votre ami, votre frère,

Victor.

J’ai fait lire cette lettre à la seule personne qui devait la lire avant vous.

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