À Sainte-Beuve.

7 juillet 1831.

Je reçois votre lettre, cher ami, elle me navre. Vous avez raison en tout, votre conduite a été loyale et parfaite, vous n’avez blessé ni dû blesser personne... tout est dans ma pauvre malheureuse tête, mon ami ! Je vous aime en ce moment plus que jamais, je me hais, sans la moindre exagération, je me hais d’être fou et malade à ce point. Le jour où vous voudrez ma vie pour vous servir, vous l’aurez, et ce sera peu sacrifier. Car, voyez-vous, je ne dis ceci qu’à vous seul, je ne suis plus heureux. J’ai acquis la certitude qu’il était possible que ce qui a tout mon amour cessât de m’aimer, et que cela avait peut-être tenu à peu de chose avec vous. J’ai beau me redire tout ce que vous me dites et que cette pensée même est une folie, c’est toujours assez de cette goutte de poison pour empoisonner toute ma vie. Oui, allez, plaignez-moi, je suis vraiment malheureux. Je ne sais plus où j’en suis avec les deux êtres que j’aime le plus au monde. Vous êtes un des deux. Plaignez-moi, aimez-moi, écrivez-moi.

Voilà trois mois que je souffrais plus que jamais. Vous voir tous les jours en cet état, vous le comprenez, remuait sans cesse toutes ces fatales idées dans ma plaie. Jamais rien de tout cela ne sortira au dehors, vous seul en saurez quelque chose. Vous êtes toujours, n’est-ce pas que vous le voulez bien ? le premier et le meilleur de mes amis. Voilà un jour pourtant sous lequel vous ne me connaissiez pas encore ! Que je dois vous sembler fou et vous affliger ! Écrivez-moi que vous m’aimez toujours. Cela me fera du bien... Et je vivrai dans l’attente du jour bienheureux où nous nous reverrons !

V.

À Sainte-Beuve.

10 juillet [1831].

Votre lettre m’a fait du bien. Oh ! oui, vous êtes toujours et plus que jamais mon ami ! Il n’y a qu’un bon et tendre ami comme vous qui sache sonder d’une main si délicate une douleur si profonde et si vive ! Nous nous reverrons en effet çà et là. Nous dînerons quelquefois ensemble. Ce sera une joie pour moi. — En attendant, mon pauvre ami, priez Dieu pour que le calme du cœur me revienne. Je ne suis pas habitué à souffrir !

V.

Écrivez-moi. Ne m’abandonnez pas.

Madame la baronne Victor Hugo,
9, rue Jean-Goujon, Champs-Élysées.

Bièvre, dimanche 17 juillet [1831],
2 heures après-midi.

C’est le moment où tu m’as promis que tu m’écrirais, chère ange, et je veux l’employer à t’écrire aussi. Il nous a été impossible de partir hier comme Édouard se le figurait ; nous n’aurions pas été attendus là-bas. D’un autre côté le temps était et est encore si mauvais (il a plu toute la nuit et il pleut en ce moment) que nous ne savons pas si nous ferons la partie. En ce cas-là, je reviendrais ce soir ou demain matin, et j’arriverais peut-être en même temps que cette lettre. Ces dames m’ont toutes parlé de toi avec une extrême amitié, et si elles ne t’ont pas demandée, je crois tout simplement que c’est qu’elles n’osent pas. Elles pensent probablement que cela te dérangerait beaucoup. D’ailleurs le temps est si vilain, et mon retour peut être si prochain que cela n’en vaudrait plus la peine. Cependant, chère amie, je suis bien décidé à ne plus venir une autre fois sans toi. Tu me manques trop. Depuis hier je ne pense qu’à m’en revenir, qu’à te revoir ; je suis triste. Cette maison que tu rendais si gaie et si peuplée pour moi il y a peu de jours me semble à présent vide et déserte. Je voudrais que tu pusses te figurer à quel point je t’aime ; oui, je le voudrais, mon ange adoré. C’est plus fort peut-être encore qu’il y a dix ans. Je ne suis rien sans toi, mon Adèle. Je ne puis pas vivre. Oh ! comme je sens cela surtout aux moments d’absence. Ce lit où tu pourrais être (quoique tu ne veuilles plus, méchante !), cette chambre où je pourrais voir tes robes, tes bas, tes chiffons traîner sur les fauteuils à côté des miens, cette table même où j’écris et où tu viendrais me déranger par un baiser, tout cela m’est douloureux et poignant. Je n’ai pas dormi de la nuit ; je pensais à toi comme à dix-huit ans ; je rêvais de toi comme si je n’avais pas couché avec toi. Chère ange !

Écris-moi, et bien longuement. Cela me consolera, si cette maudite partie se fait. J’espère pourtant qu’elle ne se fera pas, et alors attends-moi d’un moment à l’autre. En tout cas, j’abrégerai tout, et j’arriverai vite. Quand je pense que cette course est une corvée pour moi et que ce serait un si grand plaisir si tu en étais !

Du reste, je suis ici comme tu sais, au milieu de cette charmante hospitalité que tu connais. M. Bertin est toujours le même, excellent, gai, amusant, le meilleur des hôtes. Il me ferait bien rire avec sa gaîté si je pouvais rire quand je ne t’ai pas. Je leur ai dit hier soir mes vers sur Bièvre. Cela les a enchantés. M. Hérold est venu ce matin me relancer ici pour ces vers qu’on me demande pour le Panthéon. Je ne sais pas ce que je ferai, ni si je les ferai. Je ne pense qu’à toi, mon Adèle.

Je suis ravi. Il pleut toujours. Cela fera manquer la visite à Port-Royal, et je pourrai repartir tout de suite. Embrasse toujours pour moi nos chers petits enfants, et cette bonne Martine à qui je te recommande. Adieu, ange ! Soigne-toi, porte-toi bien, aime-moi, pardonne-moi. Quand je reviendrai, je te ferai ôter tes bas pour baiser tes petits pieds bien-aimés.

Ton Victor.

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