À Sainte-Beuve.

22 août [1833].

Je veux vous écrire sur-le-champ, sur l’impression de votre lettre. Je devrais peut-être attendre un jour ou deux, mais je ne pourrais. Vous connaissez bien peu ma nature, Sainte-Beuve, vous m’avez toujours cru vivant par l’esprit, et je ne vis que par le cœur. Aimer, et avoir besoin d’amour et d’amitié, mettez ces deux mots sur qui vous voudrez, voilà le fond heureux ou malheureux, public ou secret, sain ou saignant, de ma vie, vous n’avez jamais assez reconnu cela en moi. De là plus d’une erreur capitale dans le jugement bienveillant d’ailleurs que vous portez sur moi. Vous secouerez même peut-être la tête à ceci. Cela est bien vrai pourtant. Vous m’écrivez une longue lettre, mon pauvre et bon ami, pleine de détails littéraires et de petits faits grossis par l’éloignement qui s’évanouiraient et nous feraient rire tous les deux après une demi-heure de causerie. J’en suis tellement convaincu que je suis sûr que vous en conviendrez vous-même après deux minutes de réflexion et que je ne m’y arrête pas. Je vous l’ai déjà écrit une fois, je crois, Sainte-Beuve, il n’y a pas de question littéraire entre nous. Il y avait un ami et un ami. Rien de plus et rien de moins. J’avoue que l’absence a produit sur nous deux des effets inverses. Vous m’aimez moins qu’il y a deux ans, moi je vous aime plus. En y réfléchissant, on voit que c’est tout simple. C’est moi qui étais le blessé. L’oubli lent et graduel de part et d’autre des faits qui nous ont séparés tourne pour vous dans mon cœur et contre moi dans le vôtre. Puisque la vie est ainsi faite, résignons-nous.

Tout était encore tellement adhérent à vous de mon côté que votre lettre, en m’annonçant que je n’ai plus en vous un ami, me laisse tout à vif et tout déchiré. La plaie saignera longtemps. Adieu. Je suis toujours à vous du fond du cœur. Ma consolation dans cette vie sera de n’avoir jamais quitté le premier un cœur qui m’aimait.

Boulanger ne m’avait rien dit. Je vous l’aurais nommé.

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