À Louis de Maynard, à la Martinique.

Du 21 mai 1837.

Nous vous attendons toujours. Votre lettre si bonne et si charmante promettait votre prochain retour, nous nous en sommes tous fait une fête, et vous ne venez pas ! Nous aurions pourtant bien besoin de vous ici : nous aurions besoin de vous pour nous, parce que nous vous aimons et que, quant à moi, votre amitié généreuse et loyale était une des réelles joies de ma vie ; nous aurions ensuite besoin de vous pour vous-même, parce qu’ici vous nous feriez, j’en suis sûr, un beau livre ; parce qu’à une grande pensée comme la vôtre il faut un grand spectacle comme le nôtre, et que Paris est le tourbillon naturel des planètes de votre ordre. Nous aurions besoin de vous pour les idées que vous feriez avancer, pour le style que vous édifieriez, pour la critique que vous sauriez redresser, pour l’art qui a si peu d’hommes comme vous, pour tout ; et puis je le redis encore, parce qu’une figure noble et sincère comme la vôtre, droite et debout au milieu de tant de regards inclinés et obliques, repose l’œil et console le cœur. Croyez que nous vous aimons véritablement ici.

Voyez-vous, la distance grandit les hommes tels que vous ; on vous compare à ce qui est resté et ce n’est pas vous qui perdez à la comparaison.

Au moins, que faites-vous là-bas ? Dédommagez-nous donc par quelque belle œuvre, votre fruit nécessaire. À défaut du grand spectacle des hommes que vous aviez ici, vous avez le grand spectacle de la nature ; à défaut de la lutte des idées, vous avez la calme harmonie des choses ; si vous avez moins du siècle, vous avez plus du soleil. L’art doit vous ouvrir encore là-bas de belles perspectives. Venez donc à nous. Venez ou donnez-nous un livre de vous ; il nous faut votre personne ou votre pensée. Moi, je continue ici mon œuvre, eau fort troublée, comme vous savez, par les pierres qu’on y jette ; je travaille, j’étudie ; j’ai trois pièces prêtes à être écrites ; vous en verrez une quelqu’un de ces jours ; et puis, çà et là, je fais des vers.

J’ai vu M. B. qui m’a paru homme distingué et qui d’ailleurs venant avec une lettre de vous, avait tout de suite la meilleure attitude à mes yeux.

Nos choses politiques sont toujours médiocres et basses, vous vous souvenez ; cela n’est pas devenu plus grand depuis que vous nous avez quittés. De petits hommes travaillant autour d’une petite idée ; peu de chose s’agitant autour de rien. Somme toute, il y a des heures où je vous envie, vous poëte exilé sous le soleil, exil qu’Ovide eût aimé, dans cette Martinique que vous avez si admirablement peinte.

M. Granier, qui est toujours notre excellent ami à tous deux, se charge de vous faire passer cette lettre, à laquelle je joins un exemplaire de Notre-Dame de Paris pour vous et un autre pour M. D… que vous seriez bien bon de lui transmettre avec tous mes remerciements pour le beau hamac qu’il a envoyé à ma femme. Je lui écrirai prochainement. En attendant, adressez-lui mille affectueux compliments ainsi qu’à monsieur Auguste, que nous aimons aussi beaucoup.

Je vous embrasse en frère.

Victor Hugo.

Ma femme vous dit mille bonnes et vraies amitiés.

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