À Charles.

Saint-Sébastien, 31 juillet 1843.

C’est avec bien du plaisir, mon Charlot, que je tiens la promesse que je t’ai faite d’écrire à M. Henri Didier. M. Didier est un digne et noble jeune homme qui a du cœur, de l’âme et de l’esprit, les trois rayons de l’intelligence. J’ai toute confiance en lui, et je l’aime parce qu’il t’aime. C’est lui qui te remettra cette lettre.

Je suis ici à peu près en Espagne, étudiant une grammaire basque qui m’a coûté quatre réaux, et parlant espagnol avec les curés et les servantes d’auberge comme si je n’avais fait autre chose toute ma vie. Je n’étais pas en Espagne depuis deux heures que tout mon espagnol de 1813 me revenait, et je me suis remis à barboter en plein castillan comme un poisson vivant qu’on rejette à l’eau et qui se remet à nager. M. Didier te dira quel beau pays je vois ; et toi, mon Charlot, que fais-tu ? tu es plein d’ardeur, n’est-ce pas ? tu continues les concours. N’oublie pas de m’écrire à Pau les résultats que tu sauras.

Hier c’était dimanche. J’ai bien songé à toi. Il y avait un gros brouillard sur la ville. Je me promenais tout seul au bord de la mer, et je me disais : Il y a quinze jours, j’étais à Maisons avec mon Charlot. Il faisait un beau soleil, et nous avions le cœur plein de joie.

Pense à moi de ton côté, mon enfant chéri. Tu es mon bonheur dès à présent, je veux que tu sois un jour mon orgueil.

Je t’embrasse bien fort.

V.

À Léopoldine.

Tolosa, 9 août [1843].

Au moment d’écrire je me dis : c’est aujourd’hui le tour de Dédé, et j’écris à Dédé, et puis j’écris à Didine, et puis j’écris à Toto. C’est toujours le tour de tous. Vois-tu, ma fille chérie, une lettre qui partirait sans un mot pour toi ne serait pas une vraie image de mon cœur. Je pense à toi sans cesse ; il faut bien que je t’écrive toujours.

Je continue mon voyage dans ce pays inconnu et admirable. J’ai dit le premier que l’Espagne était une Chine. Personne ne sait ce que contient cette Espagne. Moi-même je suis honteux d’y entrer si peu et d’en sortir si vite. Il faudrait ici, non des jours, mais des semaines, non des semaines, mais des mois, non des mois, mais des années. Je n’ai visité que quelques montagnes, et je suis dans l’éblouissement.

Je te conterai tout cela, ma bien-aimée fille, quand je serai au Havre et quand tu seras à Paris. Cela remplira nos causeries après dîner. Tu sais, ces bonnes causeries qui étaient un des charmes de ma vie. Nous en ferons encore. Car je veux bien que tu sois heureuse sans moi, mais moi je ne puis être heureux sans toi. J’embrasse ton mari, et toi, et lui, et toi encore.

V.

À François-Victor.

Tolosa, 9 août [1843].

Vois-tu cette petite fleur, mon Toto bien-aimé ? il a fallu toute une grande montagne pour la faire. C’est l’image de la poésie en ce monde. La poésie est une chose exquise et délicate, et il faut un grand cœur pour la produire.

Depuis quelques jours j’avais cette montagne devant ma fenêtre, une côte aride, sauvage, pleine de rochers semés de bruyères courtes. Je me doutais qu’il y avait quelque chose en haut. Je me décide un matin à y monter, malgré l’escarpement, le soleil, la chaleur. J’ai trouvé en haut cette petite fleur.

Il n’y avait que cette fleur. La montagne se terminait par un plateau étroit semé de roches nues. Au plus haut d’une de ces roches, dans un creux abrité du vent, cette petite fleur croissait. Toute la grâce de la montagne était là. Je l’ai cueillie, et je te l’envoie. Je sais, mon enfant adoré, que tu la garderas.

Garde aussi à jamais dans ton cœur l’amour de Dieu, de la nature, de ta mère et de ton père. Que ces quatre sentiments n’en fassent qu’un. Être intelligent, c’est être bon. Être bon, c’est être tout.

Je t’embrasse tendrement, cher, bien cher enfant.

À Léopoldine.

Pierrefitte, 17 août [1843].

Si tu avais pu me voir, ma fille chérie, quand j’ai ouvert ta lettre, tu aurais été heureuse, car je sais, je sens combien tu m’aimes. J’aurais voulu que tu pusses voir ma joie. J’étais depuis si longtemps sans nouvelles de vous tous !

Tu as raison, le bon Dieu devrait transporter le Havre et la place Royale à Biarritz. Le ciel et la mer sont là dans toute leur beauté. Nous y serions, nous, dans tout notre bonheur.

Je suis maintenant dans les Pyrénées, autres merveilles. Je vais boire un peu de soufre pour mes rhumatismes de l’an dernier. Du reste je passe ma vie à admirer. Que la création est belle ! On ne peut pas se déplacer sans s’extasier à chaque pas. Avant-hier je voyais la mer, hier l’Espagne, aujourd’hui les montagnes. Tout cela est beau, beau différemment, mais également.

Admirons, ma fille chérie, mais n’oublions pas qu’admirer ne vaut pas aimer. Aimons surtout. On n’a pas besoin de te dire cela à toi qui as tous les amours à la fois. Dis à ton Charles que j’ai été bien charmé de son petit mot. Je sais qu’il a le cœur noble et l’esprit élevé. Vous vous entendrez toujours. Se comprendre, c’est s’aimer. Je t’embrasse du fond de mon cœur. Dans un mois !

Écris-moi toujours à Pau. Mille amitiés à Auguste Vacquerie.

À Léopoldine.

Luz, 25 août [1843].

J’écris à ta mère, ma fille chérie, la tournée que je fais dans ces montagnes. Je t’envoie au dos de cette lettre un petit gribouillis qui te donnera quelque idée des choses que je vois tous les jours, qui me paraissent bien belles, et qui me sembleraient bien plus belles encore, chère enfant, si je les voyais avec toi. Ce qui te surprendra, c’est que l’espèce de ruine qui est au bas de la montagne n’est point une ruine : c’est un rocher. Les Pyrénées sont pleines de ces blocs étranges qui imitent des édifices écroulés. Les Pyrénées elles-mêmes, au reste, ne sont qu’un grand édifice écroulé.

Les deux triangles blancs que tu vois dans les entre-deux des montagnes sont de la neige. Dans certaines Pyrénées, et particulièrement sur le Vignemale, la neige prend son niveau comme l’océan.

Je prends les eaux, mais j’ai toujours les yeux malades. Il est vrai que je travaille beaucoup. Je pourrais dire sans cesse. Mais c’est ma vie. Travailler, c’est m’occuper de vous tous.

Tu as maintenant deux Charles pour te rendre heureuse. Avant peu tu auras aussi ton père. Donc, continue d’engraisser, de rire et de te bien porter. Rayonne, mon enfant. Tu es dans l’âge.

Je charge ta mère de mes souvenirs pour madame Lefèvre et monsieur Regnauld. Et puis je t’embrasse, ton Charles et toi, du fond du cœur.

Écris-moi maintenant à La Rochelle poste restante.

Fais souvenir ta bonne mère, qui est un peu distraite, que c’est à La Rochelle qu’il faut m’écrire désormais.

À Toto.

Luz, 25 août [1843].

J’étais hier, mon cher petit Toto, au bord d’un lac vert et charmant qui est à quatre mille pieds de hauteur dans la montagne et qui a douze cent cinquante pieds de profondeur. Rien de plus gracieux et de plus joli que ce lac. — L’eau en est glaciale. — Si l’on y tombe, on est mort. — C’est ce qui est arrivé il y a deux ans à deux jeunes mariés dont le tombeau est au bord du lac sur un rocher. J’y ai cueilli cette petite fleur. Je te l’envoie pour la joindre à l’autre. Celle-ci s’appelle une cinéraire. Elle est bien nommée, comme tu vois, venant sur un tombeau. Le lac s’appelle le lac de Gaube.

À propos d’eau froide, garde-toi bien, cher enfant, de l’eau de la mer, à moins que M. Louis ne te permette d’en prendre des bains chauds. As-tu songé à le lui demander ? Il faudrait lui écrire pour cela.

Moi, je prends toujours des bains de soufre en compagnie d’une foule de lions qui viennent de Paris et d’ours qui viennent de la montagne. Les lions ont des gants jaunes, les ours ont la chaîne au cou ; les ours ont l’air philosophe, les lions ont l’air bête. On fait danser les ours et les lions les regardent ; si les ours n’avaient pas la chaîne au cou et la muselière au nez, ce sont eux qui feraient danser les lions.

Tout cela veut dire, mon enfant chéri, que je veux te faire rire et que je t’aime. Porte-toi bien, soigne-toi bien, aime-moi bien. Le petit point noir va bientôt approcher.

C’est maintenant à La Rochelle, poste restante, qu’il faut m’écrire. Je te charge, mon Toto, de le rappeler à tout le monde.

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