À Madame Victor Hugo.

Cognac, 2 septembre 1843.

Je t’écris, chère amie, un mot en toute hâte. Depuis huit jours, je voyage jour et nuit sans m’arrêter, ni me reposer un instant. J’ai quitté les Pyrénées, j’ai visité Tarbes, Auch, Agen, Bergerac, Périgueux, Angoulême, Jarnac, et je vais à Saintes, puis à la Rochelle, où je compte trouver de bonnes lettres de toi et de vous tous, mes bien-aimés. Je n’écris qu’à toi aujourd’hui, car j’ai les yeux brûlés par la route blanche de poussière et de soleil ; et puis, je sais que ce qui est à toi est à tous, tu es la mère. Cette lettre est donc pour tous parce qu’elle est pour toi.

J’ai reçu à Luz une bonne petite lettre de ma Didine chérie. Cette lettre était, comme toujours, pleine de tendresse et de bonheur. Et puis, j’en ai eu aussi une de mon pauvre Charlot. Cette fin d’année n’a pas répondu à nos espérances et à son travail ; il faut qu’il s’arme d’un nouveau courage pour l’année prochaine. Les gens de cœur peuvent s’éclipser, mais non s’éteindre ! Il faut donc reparaître, entends-tu, mon Charlot bien-aimé. En attendant, amuse-toi. Et toi aussi, mon Toto chéri, et toi aussi, mon petit ange de Dédé. La saison du travail approche ; mettez à profit la saison de la joie.

Dans peu, je serai des vôtres. Encore douze ou quinze jours, et je vous embrasserai tous, et nous serons réunis. Je vous raconterai toutes mes aventures. Vous me direz, comme quand vous étiez tous les quatre ensemble sur mes genoux, toutes vos pensées, toutes vos joies, tous vos désirs. Mon Toto me fera cent questions et je lui ferai deux cents réponses. Porte-toi bien, mon Toto.

Chère amie, ma prochaine arrivée va rendre mes lettres un peu plus rares ; ne t’en étonne pas. Vous écrire n’est que l’ombre d’une douce chose ; ce que je veux, c’est vous embrasser et vous avoir.

À bientôt donc, mes bien-aimés.

À Madame Victor Hugo

10 septembre [1843].

Chère amie, ma femme bien-aimée, pauvre mère éprouvée, que te dire ? Je viens de lire un journal par hasard. Ô mon Dieu ! que vous ai-je fait ! J’ai le cœur brisé... Je n’irai pas jusqu’à La Rochelle... Il me tarde de pleurer avec toi et avec mes trois pauvres enfants bien-aimés… Mon Adèle chérie, que ces affreux coups du moins resserrent et rapprochent nos cœurs

qui s’aiment...

À Mademoiselle Louise Bertin, aux Roches.

Samedi, 10 septembre [1843].

Chère mademoiselle Louise, je souffre, j’ai le cœur brisé ; vous le voyez, c’est mon tour. J’ai besoin de vous écrire, à vous qui l’aimiez comme une autre mère. Elle vous aimait bien aussi, vous le savez.

Hier, je venais de faire une grande course à pied au soleil dans les marais ; j’étais las, j’avais soif, j’arrive à un village qu’on appelle, je crois, Soubise, et j’entre dans un café. On m’apporte de la bière et un journal, le Siècle. J’ai lu. C’est ainsi que j’ai appris que la moitié de ma vie et de mon cœur était morte.

J’aimais cette pauvre enfant plus que les mots ne peuvent le dire. Vous vous rappelez comme elle était charmante. C’était la plus douce et la plus gracieuse femme. Ô mon Dieu, que vous ai-je fait ! Elle était trop heureuse, elle avait tout, la beauté, l’esprit, la jeunesse, l’amour. Ce bonheur complet me faisait trembler. J’acceptais l’éloignement où j’étais d’elle afin qu’il lui manquât quelque chose. Il faut toujours un nuage. Celui-là n’a pas suffi. Dieu ne veut pas qu’on ait le paradis sur la terre. Il l’a reprise. Oh ! mon pauvre ange, dire que je ne la verrai plus !

Pardonnez-moi, je vous écris dans le désespoir. Mais cela me soulage. Vous êtes si bonne, vous avez l’âme si haute, vous me comprendrez, n’est-ce pas ? Moi, je vous aime du fond du cœur et, quand je souffre, je vais à vous.

J’arriverai à Paris presque en même temps que cette lettre. Ma pauvre femme et mes pauvres enfants ont bien besoin de moi.

Je mets tous mes respects à vos pieds.

Victor Hugo.

Mes amitiés à mon bon Armand. Que Dieu le préserve et qu’il ne

souffre jamais ce que je souffre.

À Louis Boulanger.

Samedi, 10 septembre [1843].

Cher Louis, j’avais commencé à vous écrire une longue lettre et je vous écris quatre lignes. Vous savez. Je vous écris dans le désespoir. Vous êtes mon ami, il faut bien que je partage cette douleur avec vous. Dieu nous a repris l’âme de notre vie et de notre maison. Ô pauvre enfant, pauvre ange, elle était trop heureuse. J’avais donc raison dans mes rêveries qui étaient si souvent attachées sur elle, d’être effrayé de tant de bonheur. Cher Louis, aimez-moi. J’accours à Paris, mais j’ai voulu vous écrire. Hélas ! j’ai le cœur navré.

Share on Twitter Share on Facebook