À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, mardi 30 décembre [1851].

Avant tout, chère amie, rassure-toi. Mme Taillet m’a apporté ta lettre ce matin à mon auberge, mais Dumas avait déjà dû hier te remettre la mienne, et au moment où je t’écris, tu dois savoir ce qui s’est passé. Petite tracasserie, rien de plus, et à l’heure qu’il est je la crois complètement terminée. Du reste, tout le monde ici me témoigne les plus ardentes sympathies, et de tous les côtés et de tous les partis à la fois. Ce matin j’avais près de moi, en déjeunant à la table que tu sais, M. de Perseval, l’orateur de l’opposition démocratique à la Chambre belge, et M, Deschamps, l’orateur de l’opposition catholique. Tous deux me faisaient offre cordiale de services. M. Deschamps, qui a été deux fois ministre, m’a parlé de cette petite affaire de passeport, et m’a dit qu’il s’entremettrait au besoin, mais que je pouvais me considérer comme défendu ici par tout le monde. Il m’a dit : Bien des gens vous haïssent, mais tout le monde vous honore.

Je crois en effet que pour l’instant je puis rester ici en parfaite sécurité. Mais dans tous les cas, sois tranquille, l’Angleterre n’est qu’à une enjambée.

Quant à l’autre question dont tu me parles, j’ai vu le notaire, M. Vanderlinden. Il ne croit pas beaucoup à l’efficacité du moyen proposé. Cependant il m’a dit qu’il chercherait pour l’acte une rédaction inattaquable. En attendant, abritons toujours ce qui est là.

Je dois à M. Wisch les 1 000 francs que tu as emportés. Je viens de lui remettre un bon de 1 000 francs sur Guyot qu’il fera toucher à Paris par son correspondant. De plus, je t’envoie un bon de 2 000 francs que tu feras prendre immédiatement en signant le reçu au bas du billet. Voici comment tu emploieras ces 2 000 francs. D’abord deux mois de ta dépense, ce qui, ajoutés aux trois mois que tu as emportés (savoir jusqu’au 15 mars) fera ta dépense payée jusqu’au 15 mai. En outre, les deux termes de janvier et d’avril que tu ferais peut-être bien de payer d’avance :

Dépense du 15 mars au 15 avril 460 — du 15 avril au 15 mai 460 Terme du 15 janvier 458 — du 15 avril 458 1 836

Il te restera sur les deux mille francs 164 francs que tu tiendras en réserve pour les éventualités ainsi que l’argent de Porcher. (Il va sans dire que si Charles restait à Paris, je t’ajouterais par mois les 80 francs convenus).

Je récapitule :

Guyot a en caisse 3 626 55

Sur cette somme :

Remboursement à M. Wisch 1 000 00 Envoi à toi 2 000 00 Reste 626 55

Or, j’ai 400 francs à payer d’ici au 1er mai que je ferai prendre chez Guyot, sans compter ce qui surviendra. Tu vois que voilà la somme à peu près entière retirée.

Quant au mobilier, il faut s’en occuper. Consulter M. Bouclier. J’ai consulté M. Vanderlinden. Il dit qu’il faudrait faire mettre le bail (avec antidate) au nom d’un de mes fils majeur (Victor, en ce cas, car Charles a des dettes exigibles). Le propriétaire, surtout en payant deux termes d’avance, ne s’y refuserait pas.

Du reste, tout en prenant ses précautions, il ne faut pas s’effarer. On y regardera à deux fois avant de mettre le séquestre sur mes meubles, sur mes droits d’auteur et sur mon traitement de l’Institut. Cela me ferait moins de mal qu’à eux. Calme-toi donc, chère maman, en veillant toutefois.

À défaut du dessin, envoie-m’en la copie non signée. J’en ai besoin pour mon travail. Je n’ai plus que deux lignes, j’y mets mille tendresses pour vous tous.

Je suis plus populaire ici que je ne croyais. Hier, dans un banquet de typographes, on a porté un toast aux trois hommes qui personnifient la résistance au despotisme, à Mazzini, à Kossuth, à Victor Hugo.

Mon Charlot, mon Victor, mon Adèle, je vous embrasse sur vos six joues.

Écrivez-moi.

Le Constitutionnel ayant parlé, les journaux belges rectifieront. Je tâcherai de te les faire passer.

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