À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, dimanche 11 janvier [1852].

Mme Coppens te portera cette lettre, chère amie. Depuis le 31 décembre je t’ai écrit (sans compter celle-ci) quatre lettres : 1°, par M. Bourson. — 2°, par Mme David. — 3°, par M. Couvreur (du Messager des Chambres). Cette lettre ne t’arrivera qu’un peu arriérée, car M. Couvreur a différé son départ, et ne sera à Paris que dans quelques jours. — 4°, par M. S. Lévy, ami de Crémieux. Je réponds en ce moment à la lettre que Mme Coppens m’a apportée et à ta lettre d’avant-hier vendredi. Il est utile de faire une récapitulation pour bien nous fixer.

Tu sais en ce moment que je suis banni par le Bonaparte, c’est-à-dire expulsé, c’est le mot dont se sert ce drôle. Hier, j’étais chez Schœlcher, Charras arrive, nous causons tous les trois. Charras était en train de nous raconter son arrestation, sa captivité, son élargissement, et des choses de l’autre monde. Survient Labrousse. Il me dit : — Vous êtes banni, avec 66 représentants de la gauche, comme chefs socialistes. J’ai vu le décret. Votre nom m’a frappé et je vous cherche pour vous le dire. — J’espère bien que j’en suis aussi ! a dit Charras. — Et moi aussi ! a dit Schœlcher. — Sur ce, nous avons continué notre conversation.

Du reste, ceci doit te rassurer un peu quant à la Belgique. Ce n’est pas le lendemain du jour où il nous expulse qu’il peut décemment nous reprendre. Je sais bien qu’il se fiche de la décence. Mais c’est égal, il n’étendra pas la main hors de la frontière pour nous saisir en ce moment-ci. Dans quelques mois, je ne dis pas. Mais il a fort à faire à cette heure. Sois donc tranquille.

Je demeure, comme tu sais, sur la Grande-Place. Le bourgmestre de Bruxelles est venu me voir. Je lui ai dit : Savez-vous qu’on dit à Paris que le Bonaparte me fera saisir ici et enlever la nuit chez moi par ses agents de police ? M. de Brouckère (le bourgmestre) a haussé les épaules et m’a dit : Vous n’aurez qu’à casser un carreau et qu’à pousser un cri, l’Hôtel de Ville est sous vos fenêtres. Il y a trois postes, vous serez bien défendu, allez !

En ce moment, le gouvernement belge se conduit bien. Jugez-en par ceci.

D’ailleurs, je ne fais pas d’établissement ici. J’y vis le pied levé, et comme je te l’ai déjà dit, il ne faut qu’une enjambée pour être en Angleterre.

Ce n’est pas seulement le bon marché qui me fait rester, quoique la considération soit grande, c’est la facilité de trouver des affaires de librairie. On a déjà entamé divers pourparlers. À Londres, ce serait plus difficile. — La contrefaçon se meurt ici, elle est cernée et bloquée par les traités internationaux, il y a donc toute une industrie belge qui réclame et qui va périr, 25 000 ouvriers imprimeurs sans pain, force plaintes, etc. — Le gouvernement belge serait frappé de cette idée qu’en profitant de notre présence (Dumas, Thiers et moi) à Bruxelles, on pourrait nous acheter des droits de propriété, légitimer ainsi la contrefaçon, faire tomber les traités par ce seul fait, et rendre vendables une foule de livres qui sans cela pourriront en magasin. En outre, rendre la vie à la librairie belge, etc. — M. Bourson s’occupe de cette affaire, et est venu m’en parler. Dans ce cas-là, comme les libraires belges ont peu d’argent, le gouvernement, dans un but d’intérêt national, leur ferait une avance. On pourrait en venir jusqu’à m’acheter, non seulement Les Misères, mais la propriété même de mes œuvres. On parlerait par cent mille francs. Ceci étant, il faut un peu voir venir. — Dis à Charles de faire une réponse dilatoire à son libraire. Je ne refuse pas du reste de lui parler, et quand Charles viendra à Bruxelles, si M. Brie veut venir avec lui, je serai charmé de causer de ses offres. L’inconvénient qu’elles ont, c’est de m’ôter (pour une faible somme) la faculté de vendre en Belgique la propriété absolue de mes œuvres complètes. Il faut bien songer à cela.

J’insiste, chère amie, pour que tu m’envoies la causeuse. Je n’ai ici que deux chaises. C’est une dépense de 6 ou 7 francs et je n’aurais pas ici un canapé à moins de 80 francs. On me demande 6 francs par mois pour m’en louer un.

Je ne comprends rien à ce prétendu billet Hugelmann. C’est quelque fraude. Tu as très bien fait, et tu feras toujours bien de ne rien signer sans me prévenir. Refuse net.

Je suis d’accord avec vous tous quant à la proposition de Londres. Je vais répondre dans ce sens. Renvoie-moi la lettre de Louis Blanc par la prochaine occasion.

Je travaille à force au récit du 2 décembre. Tous les jours les matériaux m’arrivent. J’ai des faits incroyables. Ce sera de l’histoire, et on croira lire du roman. Le livre sera évidemment dévoré en Europe. Quand pourrai-je le publier ? Je ne sais pas encore.

Je ne comprends rien, et personne ici ne comprend rien, à l’exception outrageante que le Bonaparte fait pour Jules Favre, Michel de Bourges et Carnot, tous trois membres comme moi du comité de résistance. Il paraît que Jules Favre plaide à Paris, C’est étrange. Qu’en dit-on à Paris ? Si tu entends quelque explication, envoie-la moi.

Dans mon prochain envoi, je répondrai à Auguste très en détail. Tout ce qu’il me dit est du plus haut bon sens, et j’adhère à tout. Je répondrai aussi aux trois charmantes lettres de Charles, de Victor et d’Adèle. Dis-leur de m’écrire souvent et sans attendre mes réponses.

J’ai tant à faire que je ne puis écrire autant de lettres que je voudrais à vous tous. Je passerais ma vie à vous écrire. Il me semble, chers bien-aimés, que c’est causer avec vous. Ma plume va au hasard. C’est illisible, mais qu’importe !

On fait ici, entre nous proscrits, une souscription pour les plus pauvres. J’ai demandé à Schœlcher s’il y avait un maximum. Il m’a dit quinze francs. Je les lui ai donnés.

Chère amie, j’emplis ces deux lignes d’effusions pour vous tous. Écrivez-moi tous et long.

Share on Twitter Share on Facebook