À Madame Victor Hugo.

19 mars. Bruxelles.

Je t’ai écrit avant-hier, mais je ne veux pas qu’un paquet parte sans un mot de moi pour toi. Chère amie, nos lettres se sont croisées. J’ai reçu la tienne au moment même où tu devais avoir la mienne. Je vais aller tout de suite chez M. Coppens. Dis à sa femme que je l’ai déjà vu plusieurs fois ici ; il ne me paraissait pas si accablé. Je tâcherai de le faire            habituellement avec nous. Tu as dû recevoir par Mme Noël Parfait une lettre à l’adresse de M. Duboy, avocat à la Cour de cassation. Il serait très important d’avoir le plus tôt possible la réponse à cette lettre. Tu vas le comprendre.

J’ai besoin, pour mon livre, de détails sur ce qui s’est passé le Deux Décembre à la Haute-Cour. Marc Dufraisse a écrit à M. Duboy, qu’il connaît, pour lui demander ces détails. Tâche d’avoir la réponse de M. Duboy. Envoie chez lui. Peut-être ne faudrait-il pas lui dire que ces détails me sont destinés. Il n’aurait qu’à avoir peur !

Depuis que je t’ai écrit, Charles s’est un peu remis au travail. Presse-le dans le même sens que moi : un livre solide et sérieux qui sente son proscrit et qui ne laisse à personne le droit de dire qu’il n’a rien tiré de sa prison.

Son volume de vers publié à présent serait une très grosse faute. On le démonétiserait tout de suite avec cela, bêtement, mais sûrement.

Voici une nouvelle d’ici. Qu’y a-t-il de vrai ?

Charles est ici très recherché. Il est charmant, et c’est tout simple. Je lui conseille la dignité, la tenue, même avec les femmes. Pas de légèretés, pas de dettes, et le plaisir après le travail. Il consent à tout, et je tâcherai qu’il pratique, mais j’aurais bien besoin de toi pour m’aider. Écris-lui toujours à ce point de vue, sans le gronder jamais.

J’ai vu hier Girardin, et nous avons causé beaucoup et longtemps. Il publie demain ici un livre socialiste, et part le même jour pour Paris. Je ne crois pas que ce qu’on t’a dit de lui soit exact, je l’ai trouvé hier très bien ; je lui ai dit : Allez à Paris le moins possible, restez-y le moins possible, soyez proscrit le plus possible. Vous êtes de ces hommes dont l’avenir a besoin. La quantité de pouvoir se mesurera à la quantité de proscription. Il m’a remercié et m’a dit une assez belle parole. Il m’a dit : il n’y a que vous qui ne bronchiez pas. Tous ont défailli, Cavaignac, Lamartine, Jules Favre, Michel de Bourges, Mathieu de la Drôme. Vous êtes l’homme fort. Vous avez été le javelot. Vous avez parcouru en un clin d’œil une distance immense, et vous vous êtes enfoncé si profondément dans la démocratie que rien ni personne ne pourra vous en arracher. — N’est-ce pas que c’est assez beau ?

Si tu vois Mme de Girardin, félicite-la de son courage et de sa grandeur d’âme. La visite de Mme Sand à l’Élysée et la place de Ponsard sont fort mal jugées ici. Charles te raconte ce qui s’est passé hier entre Étienne Arago et moi à propos du serment.

Chère amie, n’oublie pas qu’il me faut douze ou quinze longues pages la prochaine fois. Toutes tes lettres sont belles et fortes. Si j’avais besoin d’énergie, elles m’en donneraient. Ayons bon espoir. Tout va bien quand les têtes vont bien. Or nous n’avons jamais vu plus clair ni mieux su ce que nous faisons.

Embrasse mon Victor, embrasse mon Adèle, et dis-leur de t’embrasser. Il me semblera que je suis au milieu. Toutes mes tendresses à Paul Meurice, à Auguste Vacquerie. Mes respects à madame Paul.

As-tu parlé avec Vacquerie du cautionnement ? Qu’avez-vous fait ?

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