À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, 30 avril.

Chère amie, avant-hier, comme Lamoricière sortait de chez moi, Bixio y est entré. Il m’a remis ta lettre. Je voulais le retenir à dîner avec nous, mais il partait immédiatement pour Liège. Nous n’avons eu que le temps d’échanger quelques paroles.

Tu me grondes de la brièveté de mes lettres, et je te remercie de m’en gronder ; du reste, je ne mérite pas de reproche. J’écris sans cesse, plus je vais, plus les documents abondent, il est maintenant évident que cela fera deux volumes, le matin je fais le livre, à partir de midi je fais le dossier, recueillant les dépositions, écoutant les témoins, etc. Le soir je me remets au livre. Je n’ai pas même le temps de me promener une heure par jour. À peine, après le dîner, et encore fait-il très froid le soir. Tu vois que, lorsque je t’écris, j’ai plus de mérite à écrire deux pages que d’autres dix. Du reste, c’est mon bonheur de causer avec toi.

Mon Charles s’est mis au travail, et, j’espère, sérieusement. Il fera et nous t’enverrons avant peu la première lettre au Siècle. La chose est assez difficile à faire, éviter la politique en un tel moment et trouver le moyen d’intéresser, ce n’est pas commode, mais je suis sûr que Charles s’en tirera à merveille.

Je t’envoie quelques extraits des journaux d’ici : voici comment ils protestent contre l’obéissance de leur gouvernement au Bonaparte.

Trouvé-Chauvel est parti pour Londres. J’attends prochainement une lettre de lui m’apprenant ce qu’il aura fait pour la réalisation de nos projets. Son départ d’ici avait été retardé de quelques jours par suite d’une grippe qui l’avait empoigné dans son lit d’auberge.

Outre l’affaire Trouvé-Chauvel j’ai reçu d’un libraire de Paris qui est venu exprès pour cela une proposition de réimpression de Notre-Dame de Paris format des quatre sous. Voici l’offre : 6 000 fr. dont 4 000 comptant, 2 000 en deux ans pour le droit d’imprimer Notre-Dame à 4 sous pendant six ans, en me laissant le droit de vendre comme je voudrais d’autres éditions en d’autres formats. Demande à Hetzel son avis sur cette offre, s’il la trouve avantageuse, et s’il me conseillerait de l’accepter.

Chère amie, si la non-conclusion de mes affaires à Londres amenait la prolongation de mon séjour ici, nous prendrions immédiatement des mesures et tu viendrais nous rejoindre tout de suite. Nous vous désirons comme vous nous désirez. Notre vie ici est toute à tronçons rompus, et il nous tarde de reprendre la vie de famille, seule vraie joie des proscrits. Voici seulement à quoi il faudra parer : La loi annoncée contre les délits de presse commis par les français (moi) à l’étranger prononcera des amendes énormes et des confiscations. Immédiatement après mon livre publié, procès, jugement, etc., contre moi. Le fisc saisira mes meubles, mes revenus de l’Institut, mes revenus de théâtre, etc. — Il faudrait qu’avant de quitter Paris tu eusses (en te concertant avec Martin [de Strasbourg]) mis tout cela à l’abri. Demande aussi conseil à M. Bouclier. J’écrirai à sa femme par la prochaine occasion. Remercie-le bien de sa bonne et charmante lettre.

Chère bien-aimée, il y a dans ta lettre quatre pages bien injustes. Tu le reconnaîtras plus tard, car ton cœur est la droiture même. Moi, je ne veux pas même me plaindre de toi à toi. D’ailleurs, je n’ai plus que peu de place et je veux la remplir de tendresses. Je t’embrasse et ma Dédé et mon Victor. Dis à Victor que Charles travaille. Allons ! course au clocher entre Victor et Charles ! Je t’embrasse encore. Toutes nos plus tendres amitiés à Vacquerie et à Meurice, dont le Benvenuto m’enchante.

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