À Madame Victor Hugo.


Bruxelles, 17 mai, 9 heures du soir.

Chère amie, ta lettre m’arrive. Quoique je ne me fasse aucun reproche, car mes heures se passent dans un travail acharné, j’ai du remords de penser que tu as été quinze jours sans lettres, et que tu es triste. Pourtant j’ai écrit le 9 mai à Auguste et il a dû te montrer la lettre ; et puis, au moment même où je recevais la tienne, ce soir, tu devais en recevoir deux par B... qui est parti hier dimanche pour Paris, une de moi et une de Charles t’apportant son article pour le Siècle. Tu es donc rassurée en cet instant où je t’écris, mais n’importe, chère maman bien-aimée, puisque tu as été quinze jours sans lettres, je veux que tu en reçoives deux coup sur coup. Charles qui a bien travaillé toute la semaine, est ce soir au théâtre où Mme Guyon joue, et moi je reste au logis pour t’écrire.

Je n’ai pas encore vu l’homme de Londres. Je l’attendais hier, et je l’attends toujours. Je crois, chose triste, que même en Angleterre il n’y a plus de presse libre et qu’on recule devant l’audace de publier mon livre.

Ceci entre nous, car il ne faut parler de cet obstacle à personne, les gens de l’Élysée s’en réjouiraient et feraient en sorte d’augmenter les difficultés. Dans ce cas-là, je suis résolu, je publierais le livre à mes frais, et n’importe comment.

Du reste il est toujours possible que l’affaire de Londres aboutisse et même probable qu’elle aboutira.

Tu sais qu’Hetzel n’est pas encore à Bruxelles, mais j’ai eu ta lettre.

On me dit, comme à toi, que Jersey c’est le paradis, et nous nous y rejoindrons bientôt, je l’espère. Mais tu ne me réponds pas à ces questions que je t’ai posées : As-tu vu Martin (de Strasbourg) ? Mme David t’a-t-elle mise en rapport avec lui ? Il faut trouver moyen de mettre notre mobilier à l’abri. Au besoin, il vaudrait mieux le vendre à l’hôtel de la rue des Jeûneurs que le laisser confisquer par le Bonaparte. Et puis il faut abriter aussi mon revenu de l’Institut, c’est possible, je crois, par une délégation, et mon revenu de théâtre. M. Martin, qui est un de nos amis politiques les plus sûrs et les plus honorables, pourra te conseiller excellemment pour toutes ces choses. Mais c’est important et urgent, car notre réunion à tous en est retardée. Pendant que tu feras cela, moi de mon côté, j’achèverai le livre et je le publierai. — Garde le plus grand silence sur ce que je t’ai dit de l’Angleterre.

Tu as en ce moment l’article de Charles. Il est très remarquable et sera, je crois, très remarqué, il écrit à Auguste, et je serai bien obligé à Auguste de lui venir en aide à cette occasion. Mais Auguste est-il encore à Paris ? Ne sera-t-il pas parti pour Villequier ? En ce cas-là, supplée-le, et fais de ton mieux ce que Charles indique. Ce premier article inséré, je suis convaincu qu’il travaillera, et c’est un grand point.

Chère femme, ma chère petite fille, mon Victor, que vous me manquez ! J’ai ici de bien tristes heures. J’aspire au moment où nous vous retrouverons tous. Je voudrais voir sourire le doux visage de mon Adèle-Dédé. Sais-tu, ma Dédé, qu’il y a tout à l’heure six mois, six mois ! que je ne t’ai vue ! Et toi, mon Victor, en m’attendant, rends ta mère heureuse.

Je me réfugie de toutes mes tristesses dans le travail, travail le matin, travail le jour, travail la nuit ; mais c’est encore une tristesse que ce travail-là, labeur austère de châtiment et de justice.

Quand nous serons réunis, je ferai des vers, je publierai un gros volume de poésie, je m’y dilaterai le cœur, et il me semble que nous aurons des heures charmantes. Que ne suis-je à ce temps-là !

Louer l’appartement irait tout seul et serait une bonne chose, si en louant l’appartement, on mettait à l’abri le mobilier. Mais tout loué qu’il serait, L. B. ferait saisir mes meubles pour payer les amendes auxquelles les juges me condamneront. Bon tas d’honnêtes gens !

Quels sont ces incidents et ces complications dont tu me parles, qui te tourmentent et qui pourtant n’ont rien de grave, me dis-tu. En somme, c’est assez aussi pour m’inquiéter de mon côté, écris-moi tout de suite et par la poste ce que c’est.

Dis à mon Adèle et à mon Victor que je vais leur écrire bientôt. Victor dans sa dernière lettre m’a parlé d’une conversation avec son oncle V. F. me prédisant un procès, il m’a dit que tu m’écrirais les détails. Je les attends. Je m’aperçois que je n’ai plus de place que pour un million de baisers pour vous tous. Écris-moi vite.

Mme Guyon m’a apporté une très noble lettre de Janin. Remercie-le si tu le rencontres. Dis aussi à notre cher Théophile combien je suis touché de lire mon nom dans ses beaux articles.

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