À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, lundi 19 janvier [1852].

Ceci n’est qu’un mot, et qui te parviendra par la poste. La page ci-jointe t’explique pourquoi je t’écris par Mme Bellet sans attendre d’occasion. Tu me répondras expressément au sujet de cette page une page où tu me diras ce que tu auras fait, et que je brûlerai comme tu brûleras celle-ci.

Dis bien à Auguste que la prochaine occasion lui portera une lettre. J’écrirai aussi à chacun de mes trois chers enfants séparément. Je dois bien cela à toutes leurs charmantes lettres.

Le pauvre Charles sera triste de vous quitter. Cette liberté ici ne vaut pas sa prison, mais j’aurai bien de la joie à le voir. Que ceci le console. Quant à mon Victor, je l’embrasse sur les deux joues — et toi aussi, chère petite fille bien-aimée, ne sois pas jalouse. — Mais c’est que Victor est bien vaillant et bien courageux. Il m’écrit les lettres les plus calmes, les plus fermes et les plus sereines du monde, avec ses sept mois de prison devant lui ! C’est bien, cher enfant. Tu vois que j’allais au devant de ta pensée en signant ma dernière lettre le proscrit satisfait.

On me prodigue ici toutes sortes de respects. Il n’y a pas encore de peuple en Belgique, il n’y a qu’une bourgeoisie. Elle nous haïssait, nous démocrates, avant de nous connaître. Les journaux jésuites, abondants ici, avaient fait de nous des croquemitaines. Maintenant ces bons bourgeois nous vénèrent. Ils sont furieux de mon bannissement qui me fait sourire. L’autre jour un échevin me lisait le journal dans l’estaminet. Tout à coup il s’écrie : Expulsion ! et donne sur la table un coup de poing qui casse son cruchon de bière. — Tout à l’heure je déjeunais d’une tasse de chocolat, comme tous les jours, au café des Mille Colonnes. Un jeune homme s’approche de moi et me dit : — Je suis peintre, monsieur, et je vous demande une grâce. — Laquelle ? — La permission de peindre, de votre chambre même, la vue de la Grande Place de Bruxelles et de vous offrir le tableau. — Et il ajouta : — Il n’y a plus que deux noms dans le monde : Kossuth et Victor Hugo.

Tous les jours ce sont des scènes pareilles. Je vais être obligé, à cause de cela, de changer de café pour déjeuner. J’y fais foule et cela me gêne.

Le bourgmestre vient de temps en temps me voir. L’autre jour, il m’a dit : Je me mets à vos ordres. Que désirez-vous ? — Une chose. — Laquelle ? — Que vous ne blanchissiez pas la façade de votre Hôtel de Ville. — Diable ! mais c’est mieux blanc. — Non, c’est mieux noir. — Allons ! vous êtes une autorité, je vous promets qu’on ne blanchira pas la façade. Mais, pour vous, que voulez-vous ? — Une chose. — Laquelle ? — Que vous fassiez noircir le beffroi. (Ils l’ont refait neuf, pas mal, mais il est blanc.) — Diable ! diable ! noircir le beffroi, mais c’est mieux blanc, — Non, c’est mieux noir. — Allons, j’en parlerai aux échevins et cela se fera. Je dirai que c’est pour vous.

Ce billet n’est encore qu’un mot en attendant. Écris-moi toujours de longues lettres. Fais ma commission. Hélas ! quand serons-nous réunis ? Oh ! si une bonne proscription pouvait vous chasser tous de France !

Embrassé mon Adèle. Serre la main d’Auguste et de Paul Meurice.

Tu as oublié de m’envoyer la lettre (d’une femme anonyme) qui m’était adressée. Tu ne m’as envoyé que celle qui était pour toi. Répare l’oubli.

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